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Le drame du Karabagh

par Vicken Cheterian

Le conflit de l’enclave arminienne du Nagorny-Karabagh, en Azerbaïdjan1, est entré dans une nouvelle phase de confrontation après la dislocation de l’Union soviétique : il oscille entre des tentatives de solution politique et une escalade militaire sur le terrain.

Le 22 septembre 1991, après des médiations d’Eltsine et du président du Kazakhstan, Nazarbaïev, les républiques d’Azerbaïdjan et d’Arménie ont décidé de commencer des négociations pour trouver une solution pacifique pour le Nagorny- Karabagh. Deux jours après, des batailles importantes reprenaient dans l’enclave, et, pour la première fois, l’artillerie azérie pilonnait Stepanakert, la capitale de la “République autonome” ; alors que des forces arméniennes bombardaient la ville de Chouchi, et attaquaient Kokjan, le faubourg azéri de Stepanakert. Les combats continuent depuis.

La tension a atteint son apogée après le 20 novembre 1991, lorsqu’un hélicoptère transportant des médiateurs et des hommes d’Etat russes, kazakhs et azéris a été abattu. L’Azerbaïdjan a accusé les “terroristes” arméniens d’en être responsables, alors que la République arménienne présentait ses condoléances et demandait l’ouverture d’une enquête. La réaction immédiate du Parlement azéri a été d’abolir le statut de “République autonome” du Nagorny- Karabagh et d’accentuer le blocus de l’Arménie2.

Le conflit du Karabagh est devenu la principale pomme de discorde entre les deux républiques du Caucase, qui sont dans un état de guerre non-déclarée. Il est cependant vrai que les dirigeants politiques de Bakou et d’Erevan, qui auraient intérêt à trouver un accord, ne contrôlent pas entièrement la situation ; après chaque signe d’entente diplomatique entre les deux capitales, la situation s’aggrave sur le terrain.

Le président de l’Azerbaïdjan, Moutalibov, voudrait que des compagnies occidentales, telles Texaco, BP et Chevron3, investissent dans l’industrie pétrolière obsolète de sa république. Mais cela ne se fera pas lieu tant que la guerre se prolonge. Par ailleurs, la situation de l’économie arménienne, à l’exception de l’agriculture, est bien plus mauvaise. Cette république subit un blocus sévère de la part de l’Azerbaïdjan, d’où elle importait la plupart de son pétrole et de son gaz ; 85 % de ses industries sont paralysées à cause du blocus, alors que la reconstruction des villes détruites par le tremblement de terre de 1988 est arrêtée.

 

Plus d’Armée rouge

Les combats ont également redémarré à cause du vide de pouvoir créé par le retrait des contingents de l’Armée rouge. Alors qu’il y a quelques mois, les “troupes-tampons” soviétiques comptaient 11 000 hommes armés, il en reste à peine 2 000, en attente d’un ordre de départ. Sous Gorbatchev, le conflit du Karabagh était manipulé selon les besoins du centre.

Ainsi, au printemps 1991, des troupes du ministère de l’Intérieur soviétique avaient coopéré avec des unités de la police azérie pour attaquer les Arméniens de Getashen et de Martounashen, au nord de l’enclave, et les obliger à partir4. Cela s’est fait après que les dirigeants azéris ont exprimé leur intention de voter pour le traité d’Union préparé par Gorbatchev, et alors que le référendum qui avait eu lieu quelques mois plus tôt en Arménie semblait aller en sens opposé. Aujourd’hui, alors que les troupes soviétiques se retirent, les deux parties essayent de se positionner à leur place.

Sur le terrain, la guerre a depuis longtemps sa dynamique propre. Bien que certains combattants soient des villageois qui essayent de défendre leur territoire contre l’“ennemi”, la plupart d’entre eux sont des volontaires venus d’Erevan ou de Bakou, ou des réfugiés azéris venant des villages de l’Est de l’Arménie5 — environ 500 000 réfugiés des deux bords ont déjà été victimes du conflit. Ces réfugiés attribuent leur destin tragique au groupe ethnique d’en face. Il n’y a pratiquement plus d’Azéris en Arménie, alors que des Arméniens vivent toujours dans des enclaves du Karabagh et autour.

Au début du siècle, ces pays n’étaient pas homogènes ethniquement. La bourgeoisie arménienne était basée à Tbilissi et Bakou, alors qu’Erevan n’était qu’une petite ville de province. Avec la soviétisation du Caucase, ces pays ont eu des gouvernements locaux. Le système bureaucratique a créé des élites nationales locales, qui ont géré les affaires internes de leurs républiques, “planifiant” la redistribution des investissements, la localisation des projets industriels et la politique culturelle locale. La politique répressive envers les minorités des élites nationales locales a provoqué une émigration lente, qui visait à transformer chaque république en Etat-nation. Cette tendance est accentuée par la guerre actuelle.

Surenchères nationalistes

Dans les deux pays, l’opposition essaye de profiter de la situation pour attaquer son gouvernement sur une ligne ultra-nationaliste. Ces trois derniers mois, le Front populaire azéri a organisé plusieurs manifestations à Bakou, rassemblant environ 100 000 personnes, pour demander la démission de Moutalibov, incapable de mettre fin à « l’intervention arménienne dans les affaires internes de l’Azerbaïdjan ». Du côté arménien, le dirigeant nationaliste Parouyr Airikian, candidat malheureux à la présidence contre Levon Ter-Petrossian, a demandé au gouvernement d’arrêter toute négociation avec les Azéris, qui « ont violé les accords précédents » ; il défend une “internationalisation” maximale du conflit.

La république arménienne semble prête à un compromis et à arrêter son soutien à la population arménienne du Karabagh, si le gouvernement azéri cesse le “génocide” des Arméniens. Ce recul arménien a aussi été reflété dans le vote qui a décidé du statut de l’enclave — « Êtes-vous pour que la République autonome du Nagorny- Karabagh devienne une république indépendante ? » — où aucune mention n’est faite d’un éventuel lien avec l’Arménie. Par ailleurs, le 4 février 1992, Moutalibov a déclaré qu’il accepterait le déploiement d’observateurs des Nations-Unies dans la région.

Pour l’instant, il est difficile d’imaginer que les Arméniens du Karabagh acceptent de vivre sous la direction politique de Bakou. Mais, si la pression interne de l’Azerbaïdjan — la lutte pour le pouvoir entre les héritiers du Parti communiste en place et le Front populaire — conduit à une mobilisation totale de ce pays de 7 millions d’habitants, le destin des 160 000 Arméniens peut devenir aussi tragique que celui des Arméniens de Bakou.

  • 1Voir Inprecor n° 302 du 9 février 1992.
  • 2Armenpress, 28 novembre 1991.
  • 3Les Nouvelles de Moscou, 3 décembre 1991.
  • 4International Herald Tribune, 2 mai 1991.
  • 5Comme dans d’autres guerres, telles celles du Liban et de Yougoslavie, alors que les combattants locaux sont plus modérés envers leurs voisins, les réfugiés investis dans les combats se caractérisent par leur extrémisme.

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