Le 25 avril 1974, la chute de la dictature

par Francisco Louçã

L’actuel maréchal Antonio Spinola, porté à cette dignité voici peu de temps, a été nommé président de la Commission chargée d’organiser la commémoration officielle du dixième anniversaire du coup d’État du 25 avril 1974, qui a mis fin à la dictature de Marcelo Caetano. Ancien combattant aux côtés des troupes nazies pendant la dernière guerre mondiale, brillant officier des guerres coloniales portugaises et gouverneur de la Guinée-Bissau en 1968, responsable de l’assassinat, en janvier 1973, du dirigeant nationaliste guinéen Amilcar Cabral, premier président de la République portugaise pendant quelques mois (après la chute de la dictature) et responsable des putschs ratés du 28 septembre 1974 et du 11 mars 1975, Spinola a ensuite organisé en exil une force terroriste. Le journaliste Gunter Walraff, qui était parvenu à pénétrer au sein de l’entourage de ce vieux général, a publiquement révélé ses plans de lutte armée pour le renversement du régime issu du 25 avril.

De retour au Portugal, voici pourtant Spinola organisant la commémoration d’une révolution à laquelle non seulement il n’a pas participé, mais à laquelle il s’est opposé et qu’il a tenté de détruire par la force des armes. Durant ces dix dernières années, les paradoxes de ce genre n’ont pas manqué. Un Premier ministre socialiste, Mario Soares, annonce que son gouvernement va mettre le socialisme dans un tiroir… Un ministre de l’Éducation, franc-maçon, qui concède à l’Église catholique des facilités dans l’enseignement officiel que le dictateur Salazar n’avait jamais acceptées… Le registre des anecdotes au sujet de la révolution est rempli de signes qui illustrent que la classe politique au pouvoir, constituée à la va-vite, ne pouvait avoir les bonnes manières et la dignité apparente des « démocraties occidentales ».

Comment s’est déroulée la révolution portugaise et quel héritage a-t-elle légué ? Voici des éléments qui ne sont pas faciles à expliquer. Les particularités de cette crise prérévolutionnaire, l’application concrète de la politique des partis majoritaires de la classe ouvrière, et plus particulièrement le « caractère exceptionnel » du Parti communiste portugais (PCP), quelques questions, enfin, mises à l’ordre du jour de la révolution européenne, tels seront les thèmes traités dans cet article à l’occasion du dixième anniversaire du renversement de la dictature, le 25 avril 1974.

Quand, le 9 septembre 1973, 136 officiers se sont réunis pour discuter de problèmes professionnels, les mesures les plus radicales qui émergèrent pour faire valoir leurs revendications furent la proposition d’une grève et d’une manifestation. Mais c’était déjà, en quelque sorte, l’acte de naissance du Mouvement des forces armées (MFA). Deux mois plus tard, un coup d’État était déjà en marche. Initialement, le prétexte en était plus qu’ambigu : les officiers du cadre de permanent de l’armée de métier voulaient empêcher l’application d’une mesure gouvernementale qui, pour surmonter le manque d’officiers nécessaires à la poursuite de la guerre coloniale, permettait à quiconque ayant une formation universitaire d’acquérir, après six mois d’entraînement, le même statut et le même salaire que les officiers qui avaient lentement grimpé les échelons hiérarchiques. Mais ces réunions, animées par les militaires les plus radicaux, ont été suffisantes pour mettre sur pied une large coalition où confluaient, à côté des revendications corporatistes, la volonté d’en finir avec la guerre sur les trois fronts (Angola, Mozambique, Guinée-Bissau) – qui, proportionnellement à la taille du pays, coûtait, en vies humaines et en argent, le double de ce que représenta la guerre du Vietnam pour les États-Unis – et l’aspiration au rétablissement des libertés démocratiques asphyxiées par la plus vieille dictature d’Europe. Des militaires de droite et d’extrême droite participaient à ces réunions aux côtés de militants du PCP ou de l’extrême gauche.

Voilà les raisons pour lesquelles l’énorme appareil policier du dictateur – la Police interne et de défense de l’État (PIDE) comptait alors environ 22 000 agents et 200 000 informateurs, soit à peu près 1 pour 40 Portugais résidant dans le pays – a été incapable d’enrayer le mouvement dont il connaissait l’existence. Celui-ci était en effet l’expression des sentiments d’une grande partie du corps des officiers, ceux-là mêmes qui commandaient directement les troupes, notamment celles engagées dans les guerres coloniales. Le coup d’État était cependant un secret de Polichinelle. Le Premier ministre, Marcelo Caetano lui-même, tenta d’anticiper ses conséquences en organisant une passation de pouvoir dans le calme aux mains des généraux qui pourraient faire le lien avec les mécontents : Costa Gomes et Spinola, à cette époque respectivement chef et chef d’état-major adjoint des forces armées. Ces tentatives ayant échoué, le régime chercha alors à affirmer une position de force. Spinola et Costa Gomes sont démis de leurs fonctions, le reste des généraux faisant serment de fidélité à Caetano. Nous sommes le 14 mars 1974 dans l’après-midi. Deux plus tard, le régiment de Caldas Da Rainha marche sur Lisbonne, avec des chars blindés et 200 hommes qui n’avaient pas reçu à temps l’ordre de l’annulation de l’action militaire qui était en cours de préparation et qui avait été finalement ajournée.

Mis à part l’échec de ce putsch, au cours duquel pas un seul coup de feu n’a été tiré, le régime a été incapable d’organiser une répression efficace et de démanteler le mouvement des forces armées. Les conspirateurs retournèrent calmement à leur entreprise. Dans la nuit du 23 au 24 avril 1974, Otelo Saraiva de Carvalho, qui dirige l’action des militaires du MFA, installe son poste de commandement au quartier de Pontinha, dans la capitale. La grande majorité des unités militaires obéissent à ses ordres. Les stations de radio, de télévision, l’aéroport et les ministères sont occupés les uns après les autres1 .

La chute de la dictature et la crise prérévolutionnaire

Trois faits doivent être pris en compte dans l’appréciation de ce soulèvement des militaires, auquel beaucoup de ce qui va suivre est lié.

Tout d’abord, le coup d’État militaire s’est fixé comme premier objectif l’occupation des principaux moyens de communication de masse. Le contrôle de ces postes clefs a permis de créer rapidement un relais à l’action des militaires au niveau des forces politiques. La population a été alertée, elle est descendue dans la rue. Les moyens de transport avaient d’énormes difficultés à circuler. Les soldats restés fidèles au régime de Caetano subissaient l’impact psychologique de nouvelles leur parvenant sans démentis et rendant compte, parfois avec exagération, du contrôle de la situation par le MFA. Deux choses ont été particulièrement décisives sur le plan psychologique. En premier lieu, le fait que la radio captait et retransmettait les appels que les chefs militaires de la dictature et les ministres se communiquaient entre eux et qui témoignaient tout particulièrement de leur indécision et de leur confusion. Il n’y avait rien de mieux pour briser le moral de leurs troupes. D’autre part, et ce ne fut pas le moins important, l’appui que les soldats révoltés ont reçu de la part de la population leur a donné confiance, car ils étaient initialement sortis de leurs casernes sous l’ordre de leurs capitaines, mais sans avoir connaissance de leur mission…

Ensuite, les masses populaires ont immédiatement occupé les centres des principales villes, de manière totalement spontanée, au grand avantage des militaires en révolte, qui sont alimentés par la population. Devançant même l’action des militaires, ces masses donnent l’assaut au quartier général de la PIDE, libérant des prisonniers politiques et commençant ainsi à influer sur le cours des événements. Ce mouvement populaire spontané culmine le 1er mai, lors de la plus grande manifestation qu’ait connue le pays.

Enfin, le régime lui-même essaie d’éviter un affrontement. Son incapacité opérationnelle est surprenante : Marcelo Caetano, Premier ministre et homme fort du régime, ne suit pas le plan d’urgence prévu en cas de soulèvement et ne se réfugie pas à la caserne de Monsanto, pourtant très bien équipée pour résister. Il court se réfugier à la caserne de Carmo, demeurant isolé au centre de Lisbonne. Il se trouve immédiatement encerclé par les soldats du MFA et par des civils. Il ne donne alors aucun ordre à ses ministres, qui s’enfuient de tous côtés. Le Président de la République, Americo Tomas, reste toute la journée chez lui. Personne ne s’est souvenu de son existence. L’unique initiative prise par Marcelo Caetano a pour objectif de préparer sa succession en la personne de Spinola. Il fait venir le général, qui lui garantit n’être pour rien dans le coup d’État – ce qui est en partie vrai – et lui demande de recevoir le pouvoir avant qu’il ne « tombe aux mains de la rue »). Spinola demande au MFA le mandat pour l’opération de passation du pouvoir et le reçoit : la révolution respectait encore les règles.

Ainsi se terminent les 48 années d’existence de la dictature.

 

L’échec du spinolisme et la crise prérévolutionnaire

Le dernier acte de la dictature a été de transmettre le pouvoir à Spinola, qui forme rapidement, dès le 26 avril, une junte de salut national pour formaliser sa nomination comme président de l’État. Le mouvement des capitaines était ainsi contourné. Nul ne doutait du fait que les officiers présents au sein de la junte ne représentaient pas le MFA. Mais le compromis est accepté, Spinola nommé président de la République le 15 mai 1974. Il nomme alors un gouvernement provisoire, avec Carlos Palma comme Premier ministre et un de ses fidèles, Firmino Miguel, comme ministre de la Défense, et crée un Conseil d’État auquel sont associées des personnalités civiles (16 militaires et 5 civils).

C’est dans ce contexte que se prépare la première confrontation qui va déterminer le cours de la révolution. Le général Spinola représente de fait l’unique possibilité pour la bourgeoisie de contrôler la crise ouverte par le coup du 25 avril effectué par les militaires et de rétablir rapidement un centre de pouvoir en sa faveur. Ses liens étroits avec le capital financier lui assurent l’appui de la bourgeoisie. Les sommets de la hiérarchie militaire, du moins ceux qui ont su choisir le parti vainqueur pendant le putsch et qui conservent ainsi leur poste, sont avec lui. Il joue sa dernière carte et cherche à renforcer son pouvoir en ajournant les élections pour l’Assemblée constituante et en faisant entériner son rôle de président, marginalisant de la sorte les officiers du MFA, structure qu’il prétend d’ailleurs dissoudre.

Ce pouvoir fort est la condition pour atteindre deux objectifs ; d’une part, contrôler le mouvement des masses populaires et, de l’autre, empêcher la décolonisation des colonies portugaises, en imposant une solution néocoloniale en liaison avec les impérialismes les plus forts. À travers ces deux objectifs, se résume la limite des concessions que la bourgeoisie pensait pouvoir accorder. Le nouveau régime devait laisser le changement démocratique à la porte des usines, et surtout ne pas le laisser sortir de la métropole et atteindre les possessions coloniales portugaises. Telles étaient les conditions fondamentales avec lesquelles la bourgeoisie identifiait la défense de son ordre.

Lorsqu’il fut consulté pour la rédaction du programme du MFA, en mars 1974, Spinola s’était prononcé pour la restriction des libertés et, particulièrement, pour une libération sélective des prisonniers politiques, pour la limitation du droit d’association politique et, surtout, pour le refus du « droit à l’autodétermination » des peuples colonisés2 . Lors de son premier discours au nom de la junte, il déclare textuellement que « sa première tâche était de garantir la survivance de la nation souveraine dans son entièreté pluri-continentale ».

Le premier objectif est immédiatement réglé par les événements : les prisonniers politiques refusent une libération sélective et revendiquent « tous ou personne ! » Ce sera donc tout le monde. Dans les semaines qui suivent le 25 avril, les partis politiques apparaissent au grand jour, les locaux des syndicats nationaux commencent à être occupés par les travailleurs, tout comme les municipalités ; les structures répressives, telles que l’organisation paramilitaire de la Légion portugaise ou les services de la censure, sont saccagées par les masses. Le 11 mai commence l’occupation des maisons vides par les familles pauvres. Le gouvernement a été obligé de reconnaître ces situations de fait.

Il faut souligner aussi que les partis de droite ont tardé à se former : le Parti populaire démocratique (PPD) d’abord, puis le Centre démocratique et social (CDS) ensuite, ont le soutien et la garantie financière des spinolistes3 . Spinola, qui essaie de créer une structure qui soutienne sa lutte pour le pouvoir, échouera dans ses objectifs. C’est d’abord la chute du premier gouvernement provisoire mis en place le 16 mai et qui avait tenté de donner les pleins pouvoirs au général Spinola. Le MFA impose, en juillet 1974, un second gouvernement, avec Vasco Gonçalves comme Premier ministre. C’est ensuite l’échec du coup de force spinoliste du 28 septembre 1974 et la démission du président. C’est enfin le putsch du 11 mars 1975, dont la défaite oblige Spinola à s’enfuir en Espagne.

L’échec du spinolisme est donc la première grande étape de la révolution portugaise. Bien plus encore que les luttes postérieures pour le pouvoir – excepté celle du 25 novembre 1975 –, la déroute de Spinola met un terme à ce chapitre. Avec cet épisode s’effondre la stratégie de la bourgeoisie portugaise des premiers mois de la révolution, qui avait essayé d’appliquer le précepte suivant : « Si tu ne peux les briser, rejoins-les ! »

De fait, l’espérance bourgeoise d’une continuité organique du régime, à l’aide d’une légère opération de chirurgie esthétique, était liée à la possibilité de maintenir intactes les conditions fondamentales de l’exploitation des travailleurs portugais et des colonies. L’indépendance des colonies, imposée sur le terrain par la fraternisation entre les deux camps – mise à part la hiérarchie militaire portugaise, qui rêvait de reconstruire une communauté lusophone intercontinentale – ajoutée à l’énorme mobilisation des travailleurs en métropole, ont détruit les projets de la grande bourgeoisie. C’est alors que les riches familles capitalistes, comme celles de Galvao de Melo et Antonio Champalimaud, reconvertis, mais sans succès, en hommes de main des bandes spinolistes, se retrouvent sans perspectives, s’enfuyant dans les deux hélicoptères de leur général. Leurs biens seront nationalisés après le 11 mars 1975. Marcelo Caetano a perdu là son dernier pari.

 

La crise de l’État et les particularités de la montée révolutionnaire

Cet échec de la bourgeoisie à contenir le processus révolutionnaire à cette étape doit être évalué dans toute sa dimension. Il laisse sans alternative immédiate, en termes de pouvoir, cette bourgeoisie portugaise dont le dictateur Caetano disait, avec un certain cynisme et beaucoup de vérité, qu’« habituée à goûter un climat de paix durant presque un demi-siècle, sous la protection de quelques institutions policières qui lui servaient de bouclier, elle n’avait pas l’esprit combatif et ne savait comment agir pour défendre les principes qu’elle prétendait avoir. »4 .

C’est là une situation d’impuissance politique qui a beaucoup à voir avec les caractéristiques propres de cette longue dictature. À l’opposé des régimes fascistes européens construits sur la base de partis fascistes de masse, la dictature portugaise s’est implantée en créant d’abord son appareil d’État, puis, ensuite seulement, un parti politique, l’Union nationale. À aucun moment, si l’on excepte les années cruciales de 1930-1933, avant l’établissement de « l’État nouveau » et du régime corporatiste proprement dit, la petite bourgeoisie ne s’est massivement mobilisée dans des structures politiques qui auraient pu s’assimiler aux mouvements nazis. Ce fascisme « catholique » et provincial a eu l’habileté d’arriver à équilibrer politiquement les intérêts de nombreuses fractions de la bourgeoisie. Aucune d’entre elles n’a donné naissance à une alternative, et les mécontents ont toujours fini en exil, en prison ou dans la tombe. L’unique courant bourgeois d’opposition qui s’est distingué dans les dernières années est celui du Parti social-démocrate (PSD). Mais il s’est tout de suite compromis avec Spinola et la stratégie de réforme du régime dictatorial. Ses principaux dirigeants, et notamment Sa Carneiro, avaient été députés de l’Union nationale de Salazar.

Dans ce contexte, la crise de la domination politique de la bourgeoisie prenait une dimension extraordinaire. Son moteur principal se trouvait au sein des forces armées, garde prétorienne du pouvoir pendant plusieurs années, et la crise se propageait à tout l’appareil d’État – corps répressifs, tribunaux, écoles, information, médias – sans qu’aucune force bourgeoise n’ait la consistance politique suffisante pour redresser la barre. Cette particularité induit en erreur de nombreux observateurs, les faisant sous-estimer l’ampleur de la crise de l’appareil d’État5 . Ainsi est méconnue l’existence d’une crise de l’État et l’évolution dialectique à laquelle elle donnait lieu : le mouvement des masses pénétrait les brèches créées par la paralysie de l’appareil de répression, étendait ses initiatives, gagnait en force par ses occupations de logements, de terres et d’usines, généralisait la démocratie directe, accélérait la décomposition de l’armée et accentuait la fragilité des gouvernements. La radicalisation politique à laquelle on assistait était le produit de cette dialectique, la crise de l’appareil d’État facilitant l’offensive du mouvement de masse, qui, à son tour, influençait les rapports de forces au sein du MFA.

Car cette contradiction porte un nom : le MFA, la pointe de l’iceberg du pouvoir. Après la déroute des généraux, c’est la structure d’organisation des capitaines que l’on retrouve au centre du pouvoir. Au tout début de l’offensive qui devait préparer le coup d’État de novembre 1975, le courant du MFA connu sous le nom de Groupe des Neuf (Melo Antunes, Vasco Lourenço, etc.) l’a clairement affirmé : « Sans clarifier la question du pouvoir dans le MFA, il est impossible de maîtriser à fond le problème de l’organisation de l’État, évitant sa complète destruction. […] Il est nécessaire de rejeter catégoriquement l’anarchisme et le populisme, qui conduisent inévitablement à la dissolution catastrophique de l’État, lors d’une phase de développement de la société, dans laquelle, sans l’État, aucun projet n’est viable. »6  Et les auteurs de ces propos connaissent, pour le moins, le thème de la pièce qu’ils sont alors en train d’interpréter.

Traversé par une multiplicité de pressions, le MFA se cartellise durant l’été 1975, d’une part sous l’effet conjugué de l’offensive de son aile droitière et des centristes, qui préparaient le putsch en utilisant les structures traditionnelles de la hiérarchie militaire, et, d’autre part, sous l’effet de l’offensive ouvrière, concrétisée par une généralisation de l’auto-organisation globale et le développement des initiatives autonomes. Leur expression la plus avancée, c’est le mouvement des soldats, qui crée un large mouvement démocratique et revendicatif appelé le SUV (Soldats unis vaincront). Les manifestations organisées par le SUV en septembre 1975 à Porto et à Lisbonne sont les premiers signes d’une possibilité de débordement de la situation politique et de la création d’une dualité de pouvoir. Ces mobilisations entraînent avec elles d’importants secteurs socialistes, échappent au contrôle du PCP, sont reconnus par les commissions de travailleurs comme une avant-garde de lutte. En isolant les généraux, les capitaines ont participé à l’ouverture de la crise prérévolutionnaire, mais lorsque les soldats remettent en cause le pouvoir des capitaines, c’est la révolution qui se met en marche.

L’énorme autorité politique que le MFA a conquise auprès du peuple en 1974 et qu’il a maintenue durant une grande partie de l’année 1975 lui a rapporté une large capacité d’intégration des tensions sociales. Mais les observateurs politiques qui voient dans ce processus uniquement un ensemble de manœuvres populistes du bras armé du capital se trompent. Le MFA se divise justement parce qu’il n’est pas cet instrument, parce que la pression de la lutte des masses le traverse de part en part, dans un contexte où il n’existe pas d’alternatives bourgeoises solides et où le rapport des forces évolue en faveur de la classe ouvrière. La particularité du MFA reste cependant inscrite dans ce cheminement et dans cette crise de direction bourgeoise de la société.

Durant l’année 1975, le MFA a essayé de maintenir l’équilibre en son sein entre les diverses tendances, tout en progressant dans le sens d’un renforcement de son aile gauche. Les forces proches du PCP étaient prédominantes à l’Assemblée du MFA durant les premiers mois de 1975, mais ce sont les forces liées à Otelo de Carvalho et aux groupes d’extrême-gauche qui contrôlaient les principaux commandos opérationnels des troupes stationnées à Lisbonne. Reflet de l’institution militaire, le MFA – dont la structure initiale (mouvement de capitaines, délibérations secrètes dans les assemblées, présentation des décisions à l’unanimité) se calque sur la hiérarchie militaire et la perpétue – a toujours cherché à garantir son rôle comme centre de pouvoir politique. Sur cela, toutes ces tendances étaient d’accord. Se définissant comme « mouvement de libération nationale », il assurait que « c’est au MFA, par l’intermédiaire de ses organes révolutionnaires, la Commission coordinatrice du programme, le Conseil supérieur et l’Assemblée du MFA que revient la direction de l’actuel processus révolutionnaire ».7  Plus tard, le « document-guide de l’alliance peuple-MFA » se proposait la création d’un « appareil d’État à base populaire […] dynamisant les potentialités des initiatives des organes populaires locaux et garantissant le Conseil de la révolution comme le plus haut organe de souveraineté populaire ».

Sur le plan politique, ces glissements correspondent à de nombreuses tentatives de refonte de la direction du MFA et du gouvernement : le 16 juillet 1975 est établi un triumvirat, le Directoire, entre Otelo de Carvalho, Costa Gomes (président de la République) et Vasco Gonçalves (Premier ministre). L’échec du Directoire conduit à de nouvelles évolutions. Le groupe des Neuf négocie avec Otelo de Carvalho la substitution de Vasco Gonçalves à la fonction de Premier ministre. À ce moment, le PCP est déjà minoritaire à l’Assemblée du MFA. C’est la véritable raison qui amène la direction du PCP à participer au Front uni révolutionnaire (FUR), constitué en août 1975 avec des organisations d’extrême gauche. Il cherchait ainsi à s’allier à l’extrême gauche pour neutraliser son influence, notamment au sein du MFA, et ouvrir ainsi la voie à une alliance avec le centre. Manœuvre malheureuse qui finit seulement par se concrétiser dans le déroulement des actions militaires du 25 novembre 1975, lorsque le PCP assure la démobilisation des unités qui cherchaient à résister au putsch8 .

La bipolarisation de classe dans l’ensemble de la société finit par désarticuler ce pouvoir politique chaque fois plus fragile. L’épisode du gouvernement de l’amiral Pinhero de Azevedo – qui bénéficiait de la confiance du Parti socialiste portugais (PS) et du Groupe des Neuf – se mettant en grève de peur d’être une fois de plus séquestré par les manifestations ouvrières, restera dans l’histoire comme une bonne illustration des rapports de forces. Le message était clair, et seul un coup de force pouvait renverser le rapport des forces. Le putsch du 25 novembre 1975 était dès lors en préparation.

En dispersant les nuages de fumée qui ont été lancés autour de ce putsch, une évidence s’impose : il est vrai que certains partis d’extrême gauche, en particulier des secteurs de la force qui dominait alors, le Mouvement de la gauche socialiste (MES), croyaient en la possibilité et en l’efficacité d’une révolution de Palais pour renforcer l’emprise de la gauche du MFA sur le pouvoir. En réalité, cela devait être pour eux une simple démonstration de force permettant une recomposition à chaud des rapports de force au sein du MFA. La stratégie du MES est tout à fait cohérente avec cette perspective. Pour cette organisation, le pouvoir ne se prend pas, on l’occupe. Pour cela, il suffisait d’une alliance entre la gauche du MFA et le PCP, exprimée par la formule « Unité peuple-MFA »9 . Le rapport des forces militaires était effectivement écrasant en faveur du MFA. À Lisbonne, principal centre du pays – cela ne se passait toutefois pas de la même manière dans les autres régions –, le Commandement opérationnel du continent (COPCON, appareil politico-militaire propre au MFA regroupant les unités opérationnelles de métropole indépendamment de la hiérarchie militaire, dirigé par Otelo de Carvalho) regroupait 11.400 soldats, dont 7.000 disposaient d’un entraînement et d’un équipement de commandos (fusiliers marins, parachutistes, etc.). La droite ne pouvait compter qu’avec seulement 800 commandos, sans que tous n’acceptent les ordres de leur chef, Jaime Neves.

Mais l’aspect fondamental de la situation résidait dans le fait que ni la gauche du MFA ni le PCP ne voulaient prendre une telle initiative. Les chefs du COPCON se rendront même, à l’aube du 25 novembre 1975, au palais présidentiel. Il aura suffi d’un coup de téléphone pour les faire venir, car ils n’étaient pas disposés à rompre avec la hiérarchie et l’institution militaire. Ils ont donc continué à obéir aux ordres hiérarchiques jusqu’à ce que leurs supérieurs les expulsent de l’armée, car les uns et les autres s’opposaient aux SUV et au mouvement d’organisation des soldats, qui modifiaient profondément les conditions de la lutte politique au Portugal. C’est la raison de leur reddition à la hiérarchie militaire.

Malgré la supériorité militaire de la gauche du MFA, la force politique et l’initiative étaient cependant du côté de la droite du MFA. En réalité, les promoteurs du putsch du 25 novembre 1975 représentaient une coalition entre une extrême droite composée par les officiers parachutistes et les commandos des forces aériennes, une droite liée au général Antonio Eanes, chef militaire de cette opération et futur chef d’état-major général des forces armées et président de la République en 1976, et un centre avec Melo Antunes et le groupe des Neuf qui, peu de jours après le putsch, invoquèrent Gramsci à la télévision pour justifier ce bloc historique. Avec eux, les partis bourgeois, le PSP et toute l’extrême droite civile créèrent ainsi les conditions du putsch. Les actions militaires des Putschistes sont très révélatrices de la situation. Toute l’initiative du coup de force est assumée par 100 commandos et des soldats engagés avec 25 chars blindés, soit sensiblement moins que la colonne militaire qui avait organisé le coup d’État raté du 16 mars 1974. Ils occupent divers points stratégiques, notamment certaines bases et casernes, et attaquent la police militaire où se trouvent 2.000 soldats. Militairement, c’est un échec. Les commandos tirent, mais la riposte les oblige à reculer avec 7 morts. Pourtant, les soldats de la police militaire se rendent, parce que leurs chefs sont allés de suite se rendre au président Costa Gomes qui, lui, soutient le putsch.

La proclamation de l’État de siège et l’interdiction de la publication de la presse à Lisbonne, la confusion et la passivité du mouvement ouvrier, la désarticulation de la gauche militaire étouffent la crise prérévolutionnaire. L’ordre règne enfin à Lisbonne.

Les partis réformistes durant la crise

Durant la crise prérévolutionnaire, son accroissement numérique et sa consolidation postérieure ont abusé de nombreux militants et commentateurs. Aujourd’hui, le PCP représente une exception en Europe capitaliste. C’est le seul parti communiste occidental resté entièrement fidèle à Moscou10  qui dispose d’une importante base de masse avec ses 200.000 adhérents, d’une influence électorale représentant environ 20 % du corps électoral et d’un appui syndical à travers la Confédération générale des travailleurs portugais (CGTP), la plus grande centrale syndicale du pays, qu’il dirige.

Ce succès demeure une référence, en Catalogne par exemple, pour les dissidents du Parti socialiste unifié de Catalogne (PSUC) qui ont constitué le Parti des communistes catalans (PCC). Les interrogations au sujet de la politique du PCP sont diverses. Dans les rangs des dirigeants communistes occidentaux, on se demande comment se peut-il qu’une orientation politique apparemment combative bénéficie d’un succès électoral plus important que l’orientation modérée des partis eurocommunistes. De nombreux militants de l’extrême gauche portugaise se sont interrogés pour savoir si un parti aussi stalinien et orthodoxe pouvait être « révolutionnaire » et ceux qui ont répondu par l’affirmative à cette question n’ont pas été rares.

Les particularités historiques du PCP sont liées à la trajectoire même du mouvement ouvrier portugais qui, sous la longue dictature, n’a pas connu d’autre parti pouvant assurer une continuité historique11 . Le PCP dispose en outre d’un rapport de forces notable face à la faiblesse des oppositions libérales bourgeoises. L’orientation politique du PCP a accompagné tous les revirements de la IIIe Internationale stalinisée : ce parti a défendu des positions ultragauchistes, il a été favorable à la politique d’alliance des fronts populaires, il a soutenu le pacte germano-soviétique en 1939, il a été tout ce qu’on a voulu qu’il soit. Dans la tradition de la gauche portugaise, marquée par la présence idéologique des courants républicains radicaux des années 1920, le PCP a aussi été un parti profondément néo-colonialiste. Il a toujours développé une stratégie d’une « révolution démocratique nationale », comprise comme un soulèvement national qui mettrait fin au féodalisme survivant entre les mains des grands monopoles et des propriétaires agricoles.

Cette politique réformiste s’est finalement appliquée avec les deux particularités constituées par l’absence d’autres forces ouvrières significatives concurrentes 12  et par la faiblesse de l’opposition libérale bourgeoise. Aussi, les fronts électoraux organisés par le PCP pour participer aux pseudo-élections législatives que Salazar organisait pour contenter le « monde occidental », étaient toujours rigoureusement contrôlés sur le plan organisationnel. Ses cadres ont été formés dans cette tradition : une politique réformiste où l’on cherche à assurer le meilleur rapport de forces possible pour le PCP, ce qui n’est nullement contradictoire avec la soumission à la politique soviétique. Comme le disait Nikita Khrouchtchev : « Pour manger avec le diable, il faut avoir une cuillère plus grosse que la sienne. » Et la politique internationale du Kremlin ne perd aucune occasion de s’assurer un meilleur rapport des forces, l’Afghanistan en est un bon exemple.

Le 25 avril 1974 était aussi une occasion magnifique pour le PCP. En contrôlant le mouvement syndical et en étant majoritaire dans les entreprises, avec une forte influence dans le MFA, le PCP a assisté à la réalisation de chaque objectif de sa « révolution démocratique nationale » dans un contexte qui, de plus, surpassait celui de la simple structuration d’un régime de démocratie bourgeoise normale, car la participation des masses dans la vie politique allait en augmentant et était toujours plus active. Mais cette politique a eu deux phases d’application, et on l’oublie trop souvent.

Dans un premier temps, le PCP a parié sur la carte Spinola. Ministres loyaux du gouvernement, les dirigeants du PCP se sont opposés aux grèves et aux occupations : la manifestation de l’intersyndicale et du PCP contre « la grève pour la grève », le 1er juin 1974, est un fait marquant de son histoire. « Consolider l’État » était alors le mot d’ordre du PCP. Mais les événements se précipitaient, Spinola devait tomber. La crise de « ceux d’en haut » et la lutte de « ceux d’en bas » se sont conjuguées dans la crise prérévolutionnaire. Le PCP change alors son orientation et cherche à obtenir des positions de force dans l’appareil d’État. Ses actions de soutien à cet appareil d’État sont largement prouvées, tant par la pratique des gouvernements Vasco Gonçalves que par son attitude concrète pendant les journées des 25 et 26 novembre 1975. Pour le PCP, tous ces mois présentent aussi un grand danger, avec la possible création d’une situation de dualité de pouvoir généralisée, la radicalisation de ses militants et la perte de contrôle de la direction du parti sur la base, son incapacité à contrôler le mouvement à travers une habile gymnastique dans le MFA, les syndicats et les commissions de travailleurs. La division du MFA et le début de la perte de son autorité sur le mouvement des masses dirigé maintenant par un mouvement de soldats et par les nouvelles avancées des commissions de travailleurs étaient aussi, tant pour le PCP que pour la droite, un signe évident de la nécessité de stopper le mouvement.

L’offensive de la droite de novembre 1975, dans laquelle le PCP n’a cependant aucune responsabilité directe, étant au contraire l’une des principales victimes de la répression dans les forces armées, permet au parti de maintenir un courant agressif s’identifiant aux « conquêtes d’Avril ». Le Parti se renforce avec le processus d’organisation syndicale du mouvement ouvrier et le recul des commissions de travailleurs dans les entreprises. C’est là que se trouvent les raisons de l’ascension du Parti communiste portugais.

Les contradictions de cette progression sont pourtant évidentes. L’identification avec les conquêtes d’avril laisse en suspens un problème fondamental dans l’orientation du PCP, que l’on peut résumer par la question suivante : la situation actuelle est-elle le résultat de la « révolution démocratique nationale » ? Pour échapper à ce problème, le PCP garantit que « la révolution continue », et ce point est resté au centre de tous les congrès qui se sont déroulés depuis le 25 novembre 1975. Ce triomphalisme cache deux réalités : d’une part, le fait que la « révolution démocratique » donne le pouvoir à la bourgeoisie, et c’est bien ce qui est arrivé ; ensuite, le fait que le PCP ne peut plus aspirer à influencer des secteurs de l’appareil d’État, comme il l’a fait pendant les 14 mois de la crise prérévolutionnaire. Sa dernière tentative en ce sens s’est effectuée en relation avec le courant politique qui se reconnaît dans l’actuel président de la République, Antonio Eanes, qui n’est rien d’autre que le chef opérationnel du coup d’État du 25 novembre 1975 ! Le PCP cherche aujourd’hui à convaincre Eanes de former un parti politique, dans l’espoir de parvenir de cette façon à une restructuration profonde du système des partis, à un affaiblissement du PS et, plus généralement, à une récupération de ses positions.

Un seul facteur retarde l’explosion de ces contradictions : le PS. La structure et la politique du Parti socialiste sont encore le meilleur allié d’Alvaro Cunhal dans la défense de son orientation, parce que si nous avons un « élément exceptionnel » sur la scène politique portugaise, c’est bien le Parti socialiste. Militant pendant quelque temps au Parti communiste, Mario Soares participe, dans les années 1950 et 1960, aux réunions de salon des républicains, et c’est dans cette tradition que se situe son action. Déjà dans la phase de crise ouverte de la dictature, Soares accepte prudemment la possibilité de s’associer au « Printemps marceliste ». « Je pense, écrit-il à l’époque, que la grande majorité du pays est disposée à exhorter le gouvernement (de Marcelo Caetano) dans ses efforts de libéralisation, dans la juste mesure où nous sommes convaincus qu’ils sont sincères et qu’ils conduisent à la démocratisation effective de la vie nationale. »13

Imaginons Felipe González, dirigeant du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) déclarer quelque chose de semblable à propos de l’amiral Luis Carrero Blanco, ancien Premier ministre espagnol tué par l’ETA en 1973, ou d’Arias Navarro ! La comparaison n’est pas osée. Dans l’ouvrage déjà cité, Soares présente comme modèle de liberté de la presse la loi présentée par le dirigeant réactionnaire espagnol Fraga Iribarne au début des années 1960. Le second penchant des positions politiques de Mario Soares est représenté par son option néo-colonialiste : « Ainsi, écrit-il dans le même ouvrage, l’autodétermination ne signifie en aucune manière l’abandon (des colonies), mais, avant tout, la solution d’un problème en termes d’une perspective essentiellement tournée vers le futur. »14

C’est cette tradition qui forme la direction du PS, parti sans aucune influence sociale significative avant la chute de la dictature, mais qui, valorisé par ses relations internationales et par sa présence au sein de l’île internationale, identifié à la lutte pour la démocratie, canalisera la participation politique d’une grande partie des travailleurs dans l’après-25 avril. Tout comme le PCP, le PS, dans un premier temps, s’adapte aussi au pouvoir spinoliste. Mais il ne se place pas à l’avant-garde des critiques au mouvement gréviste. Il ne dispose d’ailleurs alors pas des moyens, en termes d’implantation populaire, pour le faire efficacement. Il se limite à soutenir cette dénonciation des luttes. L’un des ministres socialistes, celui des relations sociales, Raul Rego, accepte même de condamner à une amende son propre journal (Republica) pour ses articles concernant le refus par deux officiers de réprimer une grève des travailleurs postaux. Mais c’est le PCP qui, durant toute cette période, se montre le plus utile pour le maintien d’un gouvernement qui n’était même pas contesté par les États-Unis.

Dans un second temps, devant la crise croissante du MFA et face à la montée de la mobilisation des masses, le PS se retrouve dans le camp de la défense de l’État contre l’« anarcho-populisme » et s’allie avec toutes les forces de la droite. L’affirmation de la souveraineté de la Constituante est l’un des aspects de sa politique, mais non l’unique. Le PS accepte aussi un pacte avec le MFA en 1975 et un deuxième ensuite, en février 1976, afin d’organiser le pouvoir politique, définissant ce que les élus doivent approuver concernant l’organisation du gouvernement et de la présidence de la République. Puis, le PS attribue le poste de président de la République au vainqueur du 25 novembre 1975, le général Eanes, qui parvient à obtenir un rôle politique assez important, indépendamment du PS. C’est avec le MFA que le PS comptait pouvoir marginaliser le PCP et reconstruire l’État. De fait, il n’y parviendra pas sans l’appui de la hiérarchie militaire. Ce sont donc les blindés de Jaime Neves qui, en novembre 1975, finissent par résoudre le problème de l’État, comme l’a dit, par euphémisme, Melo Antunes.

Dès lors débute l’activité la plus importante du PS, celle de la « remise en ordre ». Mais c’est là une autre histoire. Il suffit, pour la caractériser rapidement, de noter ce qu’un des actuels ministres socialistes, Eduardo Pereira, affirmait récemment avec orgueil et non sans raison : « Le PS arrive à faire ce que la droite a été incapable de réaliser. » 15

La Révolution portugaise en Europe occidentale

Le mirage d’un Mai 68, voilà comment a été comprise la révolution portugaise par de nombreux observateurs. Spinola vaincu, les soldats qui avaient décoré d’œillets rouges les canons de leurs fusils, évoquaient pour eux la révolution russe triomphante. Toutes les thèses des possibilités d’évolution gradualiste furent alimentées par les succès de 1974 et 1975. Il semblait possible d’occuper le pouvoir sans le conquérir. Un MFA, étrange et progressiste, amenait certains à confondre le Portugal et l’expérience des velasquistes au Pérou. De fait, les analogies historiques ne connurent aucune limite, avec l’armée péruvienne, les dangers du Chili, le mouvement ouvrier espagnol, la bourgeoisie des pays dépendants. Tout y passa.

La révolution portugaise doit être comprise à travers les conditions particulières de la crise simultanée d’une dictature et d’un empire colonial, alimentée par un capitalisme industrialisé mais subalterne. Point de rencontre entre un Mai 68 et la révolution africaine, elle dépend un peu de ces deux éléments, mais elle possède avant tout un caractère spécifique. Il ne fait pas de doute qu’on ne réduit pas une réalité nationale à l’unique combinaison des facteurs qui agissent dans le camp international.

Tout d’abord, la Révolution portugaise se trouve confrontée à une inconnue, la Révolution européenne. Durant des décennies et des décennies, le centre de gravité du prolétariat international, l’Europe, a été une énigme pour la Révolution. Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’instauration d’un État ouvrier, la Yougoslavie, et la formation des États bureaucratiquement déformés de l’Est, il n’y a aucune expérience politique concrète qui se rapproche des problèmes auxquels la prise révolutionnaire du pouvoir se trouve confrontée.

Deux crises prérévolutionnaires, en France en 1968 et au Portugal en 1974, dans lesquelles apparaît à des niveaux différents une pression vers l’organisation d’un double pouvoir, mais non sa réalisation, et de nombreuses crises politiques aiguës qui n’ont pas donné lieu à une lutte ouverte pour le pouvoir, représentent dans l’ensemble des expériences significatives des insuffisances et des aspects négatifs plutôt que des avancées positives concernant la question de la prise du pouvoir. La crise portugaise n’aide pas à répondre à ces questions, et cela, avant tout, pour une simple raison : c’est une explosion qui naît du gouffre de la crise de la dictature, et non des contradictions de l’État de la démocratie bourgeoise qui constitue le mécanisme fondamental dans l’anéantissement des avancées révolutionnaires antérieures.

Mais il est certain que ces dernières années ont posé deux questions fondamentales.

Tout d’abord, la révolution portugaise confirme une fois de plus que la forme naturelle d’organisation spontanée du prolétariat et de ses alliés, dans un contexte de crise sociale globale, sont les organes de la démocratie directe, qui garantissent la participation concrète dans les prises de position, qui permettent d’affronter avec efficacité la classe dominante. Au Portugal, ils se sont appelés commissions de travailleurs. À l’automne 1975, leur dynamique tendait à s’élargir aux coordinations locales, avec les syndicats et les commissions de locataires. Cette tendance était évidente dès les premiers jours, dès la grande manifestation du 1er mai 1974, mais elle a tardé de longs mois à s’affirmer et à faire germer une structure coordonnée au niveau national. Simultanément, un développement très irrégulier de la conscience de classe s’est fait jour pendant cette période. Ainsi, des médiations ont joué un rôle dans ce processus irrégulier de prise de conscience. Et notamment les illusions dans le MFA, qui ont été rendues apparemment encore plus crédibles aux yeux des masses populaires par l’avancée du mouvement de lutte sans affrontements majeurs durant un certain temps. C’est pour préparer le dépassement de ces illusions par les masses prolétariennes que l’expérience antérieure (d’une « répétition générale ») est décisive pour permettre de former une avant-garde ayant une continuité organique et une tradition lorsqu’éclate la crise révolutionnaire.

L’existence d’un système de dualité de pouvoir au niveau national est la condition décisive pour combiner ces développements irréguliers de la conscience de classe et pour remettre en cause la domination réformiste sur le mouvement ouvrier. C’est à ce palier qu’est parvenue la crise portugaise. Cependant, on peut dire que s’il est vrai, comparativement à la situation des pays dominés peu industrialisés par exemple, que le pouvoir est plus difficile à conquérir, mais peut-être plus facile à conserver par le prolétariat occidental, il est aussi vrai que l’émergence de ce système de double pouvoir est plus difficile à l’heure actuelle. La facilité relative avec laquelle s’est produite cette avancée au Portugal donne un caractère à la fois particulier et exceptionnel à la crise prérévolutionnaire de ce pays, dont l’élément le plus accentué fut justement la crise de l’appareil de domination de la bourgeoisie. Vaincre ces barrières face à un appareil répressif politique et idéologique ayant un important degré de cohésion, voilà un défi que la Révolution n’a pas encore relevé en Europe.

La seconde interrogation mise en évidence par la Révolution portugaise se rapporte aux conditions de constitution d’une avant-garde révolutionnaire. Il est clair que, même si le socialisme avait été à l’ordre du jour au Portugal, il n’y avait pas, en cet été 1975, les forces pour se lancer à la conquête du pouvoir du moment. La tâche immédiate était encore de créer les embryons d’un pouvoir ouvrier dans le cadre de la société bourgeoise. Il manquait, pour cette conquête, une force cohérente d’avant-garde, qui n’était représentée ni par l’extrême-gauche d’alors ni par la gauche du MFA, et encore moins par le PCP. L’existence d’une telle force, bien avant le moment de l’explosion sociale, était cependant une condition pour qu’elle puisse se développer ensuite. Et, bien évidemment, il n’aurait pas dû s’agir d’une petite organisation, mais bien d’un parti déjà constitué, avec un rapport de forces déjà établi au sein du mouvement ouvrier. C’est seulement dans ce cas qu’il aurait pu être possible d’affronter une situation dans laquelle les conditions pour la construction d’un parti révolutionnaire connaissent de rapides transformations, rendant possibles des sauts qualitatifs qui, nécessairement, modifient la forme, la structure et les perspectives du noyau de départ. Il est peu crédible que puisse se constituer, sans ce type de processus, un parti révolutionnaire dirigeant capable d’intégrer ou de s’intégrer au sein de formes de radicalisation diversifiées qui apparaissent au plan social ou politique, dans les courants du mouvement syndical, dans les partis réformistes et dans les mouvements sociaux. Cela implique également la capacité du noyau révolutionnaire à comprendre et à s’acquitter de cette tâche. Tous ceux qui ont vécu la crise portugaise des années 1974 et 1975 comprennent aisément les énormes possibilités qui se faisaient jour alors pour une avancée vers cette perspective.

Le 30 avril 1984

  • 1Le 24 avril à 0 h 25, la chanson des putschistes, Grandola, Vila Morena, est émise par la station d’opposition Radio Renaissance. Le coup d’État était en marche. À 3 h, le centre de Lisbonne, la radio et la télévision sont occupés. Une heure plus tard, c’est le tour de l’aéroport. Le premier communiqué du MF A est retransmis à la radio à 4 h 20. À 6 h commence l’occupation des ministères. En fin d’après-midi, Caetano se rend et remet le pouvoir entre les mains du général Spinola.
  • 2Les documents concernant cette question ont été publiés par Otelo de Carvalho dans L’Aube d’avril, Lisbonne, 1977, pages 339 et 478.
  • 3Medeiros Feireira, Essai historique
  • 4Marcelo Caetano, Déposition, Éditions Revard, Rio de Janeiro, 1974.
  • 5 l’armée, l’appareil répressif par excellence, ne pouvait prétendre et atteindre, selon lui, une réelle libéralisation de la dictature qu’en effectuant des manœuvres politiques limitées.
  • 6Jornal Novo, 7 août 1975
  • 7Bulletin du MFA numéro 8, 14 janvier 1975.
  • 8Costa Gomes, Sobre Portugal, Lisbonne, 1977, p. 89.
  • 9 instrument de démocratisation au sein des forces armées et garant des conquêtes progressistes obtenues par les forces populaires ».
  • 10Le secrétaire général du PCC, Alvaro Cunhal, n’a-t-il pas été le premier dirigeant à rendre visite à la Pologne normalisée du général Jaruzelski ?
  • 11Le Parti socialiste portugais (PS) de Mario Soares n’a été fondé qu’en 1973 et dans l’émigration, en République fédérale d’Allemagne.
  • 12Le PCP connaissait bien le danger que représentait une telle situation pour sa domination hégémonique sur le mouvement ouvrier. De là, d’ailleurs, la violente réaction de sa direction stalinienne contre la scission des membres pro-chinois de son Comité central en 1963, allant jusqu’à les dénoncer à la police politique de Salazar.
  • 13Mario Soares, Écrits politiques, 3e édition, Lisbonne 1969, p. 117.
  • 14Ibid., p. 163. On peut rappeler aussi, par ailleurs, que Mario Soares, alors ministre des Affaires étrangères, appuya la participation des organisations angolaises réactionnaires du Front national de libération de l’Angola (FNLA) de Roberto Holden et de l’UNITA (Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola) de Jonas Sawirnbi, aux côtés de l’organisation nationaliste du Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) à la table des négociations pour une indépendance né Ces accords instituaient un gouvernement tripartite dont la politique fut remise en cause par la mobilisation des masses populaires angolaises. L’échec de cette tentative néo-coloniale ouvrit la voie à l’intervention de l’Afrique du Sud, en 1976, en soutien aux forces du FNLA et de l’UNITA appuyées par la CIA, contre le gouvernement de Luanda aux mains du MPLA.
  • 15Expresso, 1er novembre 1983.