Un an et demi après l’élection de Jean-Victor Castor, membre fondateur et ancien secrétaire général du MDES, à la députation française, nous proposons un point d’étape sur le processus décolonial en cours en Guyane. L’élection d’un député indépendantiste guyanais est une première et cela ouvre de nouvelles possibilités.
Le 16 décembre 2023
Le processus s’appuie sur deux éléments complémentaires, l’évolution institutionnelle du territoire guyanais, d’une part, et la reconnaissance internationale de la Guyane comme une colonie, d’autre part. Le processus d’évolution institutionnelle a été réinscrit à l’agenda politique avec les accords de Guyane de 2017, et le processus de réinscription de la Guyane sur la liste des pays à décoloniser de l’ONU a pris une certaine dynamique ces derniers mois. Comme nous le verrons, les militant·es de la Quatrième Internationale, de par leurs positions politiques stratégiques au sein du voisin brésilien, pourraient avoir un rôle important à jouer dans ce processus.
Évolution statutaire,
La départementalisation
En 1946, au sortir de la guerre, le gouvernement français, dans lequel siègent les communistes, transforme les « vieilles colonies » de Guyane, Martinique, Guadeloupe et Réunion en départements français. Au prétexte d’un assimilationnisme devant permettre une égalité de traitement entre les Français·es de « métropole » et les habitant·es des colonies, peu de voix s’élèvent alors pour condamner ce renforcement colonial qui empêchera pourtant ces territoires de bénéficier de la vague de décolonisation des années 50 et 60.
L’émergence des mouvements autonomistes et indépendantistes
Il n’aura pas fallu 15 ans pour que l’illusion de l’assimilation se dissipe. En 1962, alors que la France perd sa principale colonie de peuplement en Algérie, le député autonomiste guyanais Justin Catayée va réclamer un « statut spécial » pour la Guyane. Au travers d’un front politique et syndical, un mouvement populaire va faire défiler plus de 2.000 personnes dans les rues de Cayenne, ce qui est un nombre conséquent pour une population inférieure à 50.000 habitant·es. Après le décès brutal de Catayée dans le crash de l’avion qui le ramenait à Cayenne, le mouvement va retomber. Cependant, la revendication indépendantiste et autonomiste va s’enraciner durablement dans la vie politique et syndicale de la Guyane. La CGT va se dissoudre pour se transformer en UTG en 1967, et le mot d’ordre d’indépendance de la Guyane sera adopté lors de son congrès de 1971. Parallèlement, divers groupes politiques indépendantistes vont voir le jour. Certains vont vouloir s’orienter vers la lutte armée sans toutefois réussir à dépasser un caractère marginal. Après diverses vagues d’arrestations de militant·es indépendantistes, le mouvement s’essouffle dans les années quatre-vingt.
La création du MDES
À partir de 1991, des militant·es issus de l’UTG décident de fonder le journal Rot Kozé, autour duquel va bientôt se structurer le MDES. Après des mouvements sociaux d’ampleur en 1992 et 1996, la question de l’autonomie du territoire guyanais va revenir sur le devant de la scène. L’élection de plusieurs dirigeant·es du MDES au Conseil général et au Conseil régional va permettre la proclamation de cette revendication. Notons au passage que, stratégiquement, le MDES ne réclame pas l’indépendance immédiate de la Guyane, mais sa plus large autonomie afin de disposer d’un embryon de structure étatique avant de conquérir l’indépendance. Cette position « étapiste », bien que critiquable, est celle qui a semblé la plus réaliste pour les militants du MDES au vu de ce qui a pu se passer dans d’autres colonies françaises comme la Kanaky ou chez le proche voisin, le Suriname.
Le référendum de 2010
L’État français va alors trouver des parades, en imposant tout d’abord l’émergence d’un consensus des élu·es guyanais pour réclamer une évolution statutaire, ce qui sera bloqué par la droite chiraquienne qui a pour relais le maire de Saint-Laurent-du-Maroni, Léon Bertrand ; puis en imposant l’organisation d’un référendum qui se tiendra près de 10 ans plus tard ! En 2010, après une campagne basée sur la manipulation (1) par le nouveau président de région Rodolphe Alexandre, qui a fait allégeance à Sarkozy, le statut d’autonomie de la Guyane est rejeté lors d’un référendum où seulement 48 % des électeurs se sont déplacés.
Les accords de Guyane
À l’issue de ce référendum, la question du changement de statut de la Guyane semble enterrée pour longtemps. Cependant, l’embrasement généralisé de 2017 a remis à l’ordre du jour ce processus décolonial. En effet, en publiant au Journal officiel les accords de Guyane qui stipulent explicitement qu’une évolution statutaire de la Guyane sera soumise à un référendum, le mouvement social a rouvert le dossier de la modification institutionnelle. Dès lors, l’État et ses relais politiques locaux vont se mobiliser pour éviter que cet accord soit respecté. Rodolphe Alexandre, qui avait fait échouer le référendum de 2010 et qui a été reconduit à la tête de la nouvelle collectivité unique, va peser de tout son poids pour ralentir le processus. Pour autant la pression populaire est restée importante. L’appel à la grève générale pour le congrès des élu·es de janvier 2021 va contraindre la classe politique à aboutir à un consensus sur une demande d’évolution statutaire auprès du gouvernement français.
Un renouveau politique décolonial
Quelques mois plus tard, une coalition de gauche va chasser du pouvoir le principal relais du pouvoir colonial, Rodolphe Alexandre. Le nouveau Président de la CTG Gabriel Serville, bien que modéré, va s’emparer de ce dossier d’évolution statutaire. L’élection des deux nouveaux députés guyanais (2) va accélérer le processus et un accord de méthode est trouvé avec le ministre des Outre-mer en septembre 2022, prévoyant un référendum et une inscription dans la Constitution du nouveau statut guyanais pour 2024. Mais quelques mois plus tard le gouvernement fait volte-face en refusant de signer l’accord de méthode et annonce que la révision constitutionnelle de 2024 ne concernera que la Kanaky. Dans le même temps, les présidents des diverses « régions ultramarines » vont rédiger « l’appel de Fort-de-France » afin de demander une évolution institutionnelle dans l’ensemble des territoires concernés. L’État sort alors une nouvelle parade appelée CIOM (Comité interministériel des Outre-mer) qui va proposer un catalogue de mesures censées lutter contre les maux des territoires ultramarins, toutes compatibles avec le statut colonial départemental. Le dernier CIOM qui s’est tenu en novembre 2023 a été l’occasion d’une sortie musclée de la part du député Castor, qui a rappelé que la Guyane n’avait pas besoin de mesurettes mais d’une large et pleine autonomie pour traiter les problèmes que l’État ne voulait pas gérer (3). Dans le même temps, les député·es guyanais maintiennent la pression en organisant le soutien populaire et en préparant de nouvelles offensives sociales. Ainsi, leur dernier meeting commun a rassemblé en septembre 2023 plus de 1.000 personnes. Jean-Victor Castor a défendu la nécessité de créer le rapport de force face à l’État et à ses institutions défaillantes pour permettre un développement économique, quand Davy Rimane a davantage insisté sur l’importance de la « communauté de destin » (4) et de combats à mener pour le développement d’infrastructures sanitaires et éducatives.
Perspectives
À l’heure actuelle, il est difficile de savoir comment va évoluer la situation. Tous les indicateurs sociaux et économiques sont au rouge. L’insécurité sur fond de trafic de cocaïne généralisé est au plus haut. La pauvreté touche plus de la moitié des habitant·es officiellement recensés. Des milliers de migrant·es, parfois présents depuis de nombreuses années sur le territoire, se retrouvent dans des situations économiques insoutenables en raison de défaillances de la Préfecture concernant le renouvellement et l’attribution des titres de séjour. L’enclavement de 30 000 à 50 000 habitant·es à l’intérieur de la Guyane est devenu irrespirable depuis la faillite d’Air Guyane. Le pillage des ressources halieutiques (5) et minières est à son apogée. L’empoisonnement aux métaux lourds est généralisé chez les populations exposées à l’orpaillage illégal. Cette situation explosive laisse présager une prochaine explosion sociale telle que celle de 2017. Il est difficile encore de dire ce qui la cristallisera et quand elle viendra mais la situation est trop dégradée pour rester stable. Dans le même temps, l’ensemble des élu·es guyanaiss sont pour le moment unis sur le dossier de l’évolution statutaire, ne laissant que peu de marge à l’État pour une parade en cas de nouvelle explosion sociale. La période est donc propice à un rapport de force avec l’État sur la question décoloniale.
Réinscription de la Guyane sur la liste des pays à décoloniser de l’ONU
Le statut colonial « domien »
Avec la publication en 1946 du décret transformant les « vieilles colonies » en départements français, la France a obtenu le retrait de ces quatre territoires de la liste des pays à décoloniser établie par l’ONU. Depuis lors, aucune de ces colonies n’a réussi à inverser la tendance et à se faire réinscrire. La Martinique, la Guadeloupe, la Réunion et la Guyane sont toutes restées figées dans l’article 73 de la Constitution française qui est celui laissant le moins d’autonomie aux territoires « ultramarins ». La différence entre la période coloniale et le statut « domien » est tellement fine que, jusqu’en 1969, le préfet de Guyane cumulait son poste avec celui de gouverneur de l’Inini, subdivision qui couvrait alors 80 % du territoire, à l’exception de la bande côtière. L’ensemble des lois et réglementations françaises s’applique dans ces quatre territoires aux réalités pourtant bien différentes de celles de la France.
La Kanaky et la Polynésie inscrites sur la liste des territoires à décoloniser
Pour accéder à l’indépendance, un véritable travail diplomatique doit être réalisé. Cette diplomatie doit permettre dans un premier temps la reconnaissance officielle comme territoire à décoloniser, ce qui permet à l’ONU de superviser le processus de décolonisation. C’est la voie prise par la Kanaky depuis 1988 et par la Polynésie depuis 2013. Cependant, comme nous avons pu le voir avec la Kanaky, le processus de décolonisation peut ne pas aboutir à l’issue des référendums d’autodétermination. La Polynésie a réussi le tour de force d’être réinscrite sur la liste des territoires à décoloniser en usant d’une diplomatie intense avec ses proches voisins qui ont alors défendu sa cause à l’ONU. Un processus de décolonisation doit maintenant s’engager avec l’État français qui jusque très récemment refusait de reconnaître cette réinscription.
Le Groupe d’initiative de Bakou
En juillet 2023, l’Azerbaïdjan a décidé de regrouper des pays non alignés au sein du « Groupe d’initiative de Bakou ». Celui-ci a alors invité des représentants de l’ensemble des territoires sous domination coloniale française pour leur donner une tribune et un soutien à l’ONU. Cette démarche atypique est liée au conflit qui oppose l’Azerbaïdjan au Haut-Karabakh et à l’Arménie voisine soutenue par la diplomatie française. Rappelons rapidement que le Haut-Karabakh, à majorité arménienne, a pris son indépendance lors de la chute de l’URSS, avec le soutien de l’Arménie, créant une humiliation nationale pour l’Azerbaïdjan. Dans une logique nationaliste autoritaire, la république dynastique d’Azerbaïdjan a annexé le Haut-Karabakh en septembre dernier. En donnant cette tribune aux colonies françaises, l’Azerbaïdjan cherche à diplomatiquement contraindre la France à accepter cette annexion. Cette démarche, bien que peu glorieuse, a ouvert une fenêtre diplomatique aux colonies françaises. Ainsi, lors de la dernière assemblée générale de l’ONU, pour la première fois le représentant de la France est resté dans la salle lors de l’intervention du représentant polynésien, signe d’un début de reconnaissance de la Polynésie comme territoire à décoloniser. Dans le même temps une délégation guyanaise a pu échanger avec des représentants onusiens et certains pays non alignés. Enfin, le 14 décembre, le Groupe de Bakou a permis la tenue à Genève d’une conférence des représentants indépendantistes (6) des dernières colonies françaises, qui s’est achevée par une résolution finale dans laquelle ils interpellent l’ONU pour mettre fin à leur statut colonial.
Cependant, bien que le Groupe de Bakou offre une tribune aux représentant·es guyanais·es, nous ne pouvons nous satisfaire de cette situation qui est à la foi conjoncturelle et source de compromission campistes. En effet, la normalisation des relations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan qui a déjà débuté, pourrait entrainer la disparition du Groupe de Bakou. Cela est d’autant plus probable que la république du Haut-Karabakh n’a jamais été reconnue par aucun pays. D’autre part, nous avons eu l’occasion de voir des vidéos de militants nationalistes martiniquais et guadeloupéens glorifier l’armée et le Président héritier azerbaïdjanais pour son annexion du Haut-Karabakh. Comme si l’annexion d’une république de 150 000 habitant·es, qui a pris son indépendance dans une lutte d’autodétermination, par un pays de 10 millions d’habitant·es, avait quelque chose de glorieux ! Enfin, la résolution finale de Genève s’achève par un hommage aux « peuples du Mali, du Burkina Faso et du Niger pour se débarrasser du pillage de leurs ressources et de la domination française et impérialiste » et par un hommage à l’obtention de la COP29 par l’Azerbaïdjan, faisant fit, d’une part, des juntes militaires autoritaires qui ont réalisé des coups d’État antidémocratiques, et de l’impérialisme russe qui prend la place de l’impérialisme français et, d’autre part, évacuant de fait toute critique envers Bakou, premier exportateur de gaz d’Europe dont l’impact prévisible sur la prochaine COP risque d’être catastrophique. Cette position campiste est suceptible de fragiliser le camp indépendantiste. Récemment le journal Marianne titrait « Les voyages tous frais payés de deux députés ultramarins en Azerbaïdjan pour dénoncer le colonialisme français » dans lequel Jean-Victor Castor était le principal visé pour sa participation au Groupe de Bakou en juillet dernier. Il faut s’attendre à des attaques bien plus virulentes dans les prochains mois par les relais du pouvoir colonial faiseur d’opinion, cela sera d’autant plus facile que les compromissions campistes seront importantes.
La mobilisation des réseaux de la Quatrième Internationale ?
Dans le cas de la Guyane, territoire continental d’Amérique du Sud, la question des liens diplomatiques avec ses voisins est primordiale. Nous avons des camarades présent·es dans un nombre conséquent de pays sud-américains et des liens doivent être tissés. Surtout, les camarades du MES et de Semente qui militent au sein du PSOL brésilien ont une position stratégique importante. En effet, le PSOL dirige plusieurs grandes villes comme celle de Belem, voisine de la Guyane. Plusieurs ministres du gouvernement Lula sont affiliés au PSOL. Nous avons donc une porte d’entrée qui pourrait nous permettre d’intervenir auprès du gouvernement brésilien afin que celui-ci soutienne la réinscription de la Guyane sur la liste des territoires à décoloniser de l’ONU. Des premiers contacts ont été réalisés, les camarades du MES ayant pu faire une interview du secrétaire général du MDES lors du dernier Forum social pan-amazonien de Belem. À nous de nous concerter afin que ce projet aboutisse et que la dernière colonie continentale d’Amérique recouvre sa liberté !
Adrien Guilleau est militant du Mouvement de décolonisation et d’émancipation sociale, militant syndical et membre de la IVe Internationale.
1) Les loyalistes du clan Alexandre ont prédit la fin des allocations familiales et sociales dans un pays largement ravagé par la pauvreté. Cette stratégie a favorisé une abstention massive des classes populaires, laissant libre champ à la bourgeoisie pro-française.
2) Outre Jean-Victor Castor du MDES, c’est Davy Rimane, soutenu par LFI, qui a été élu. Davy Rimane était le porte-parole du KPLD et signataire des Accords de Guyane pour représenter la « société civile ». Lors de son élection il était secrétaire général du syndicat UTG éclairage (EDF).
3) De nombreux indicateurs sociaux et économiques sont au rouge en Guyane dont certains relevant des compétences régaliennes de l’État. Ainsi, avec 54 homicides pour 300 000 habitant·es depuis le début de l’année, la Guyane a un taux d’homicides 10 fois supérieur à celui de la France. De même, l’orpaillage illégal concernerait, selon la gendarmerie, 10 000 garimpeiros pour une estimation de 10 tonnes d’or extraites illégalement. De nombreuses conséquences sanitaires telles que l’intoxication aux métaux lourds se répercutent sur la population.
4) Terme donné pour caractériser l’ensemble des habitants de Guyane, toutes « ethnies » et cultures confondues, se destinant à former la future nation guyanaise.
5) Qui concernent la pêche.
6) Pour la Corse : Corsica Libra ; Kanaky : FLNKS, MJKF ; Guadeloupe : ANG, CIPN, CIPPA, FKNG, KSG, MIR, UPLG ; Guyane : MDES ; Martinique : Palima, Modemas ; Polynésie : Tavini Huiraatira.