Nous poursuivons avec cet article l’analyse de la situation sociale et politique en Grèce depuis 2019. Dans un précédent article (Inprecor n° 711/712), nous observions les points forts d’une droite virant de plus en plus à l’extrême sur fond d’ultralibéralisme, mais également ses faiblesses et notamment celle de sa base sociale très réduite.
Le 13 décembre 2023
En effet, malgré ses cris de victoire totale depuis les législatives du printemps, n’arrêtant pas de rappeler ses 41 % face aux 18 % de Syriza, elle n’entraîne pas de véritable adhésion : elle a été élue par environ un électeur/trice sur cinq. Depuis, les élections municipales et régionales du mois d’octobre ont confirmé cette faiblesse : si le premier tour a vu la victoire de nombreux candidats de la Nouvelle Démocratie (ND), c’est, comme en juin, sur un fond de très forte abstention (47,5 % au premier tour, 59,3 % au second, avec des records dans les grandes villes comme Athènes – 67,7 % puis 73,3 % ! – ou Thessalonique).
Et, surtout, le second tour a vu la défaite de plusieurs candidats importants de ND comme à Athènes, où le maire sortant, neveu du Premier ministre Mitsotákis, a perdu face à un candidat soutenu par le Pasok. C’est le cas aussi à Thessalonique et dans plusieurs villes ou régions où les candidats de ND ont été battus, le plus souvent par des candidats de droite « indépendante » ou du Pasok, celui-ci ayant un peu gauchi son discours ces dernières années après sa collaboration étroite avec la droite au plus fort de la crise des mémorandums. C’est le cas notamment en Thessalie, grande région agricole victime de terribles inondations face auxquelles le pouvoir n’a apporté aucune aide. De son côté, la gauche a connu peu de succès lors de ces élections.
La relative fragilité de ND est ainsi confirmée, et l’on voit d’ailleurs des contestations internes, d’un côté pour critiquer le pouvoir laissé à un ministre d’extrême droite comme Makis Voridis, numéro 2 du gouvernement, mais de l’autre pour critiquer la « mollesse » de Mitsotákis, avec le retour de la ligne ultra-nationaliste et ouvertement d’extrême droite de l’ancien Premier ministre Antonis Samaras.
Raison de plus pour renforcer les luttes contre un gouvernement prêt à casser tout ce qui est public et à s’en prendre aux plus précieux acquis ouvriers (avec notamment l’adoption d’une loi permettant des journées de travail de treize heures…), sur fond de répression intense, en particulier contre les jeunes et les migrant·es. Mais le renforcement des luttes est d’autant plus stimulé que s’offrent des perspectives d’alternative de gauche. Or, les quatre années écoulées se sont achevées, non seulement par une grande victoire de la droite – pourtant donnée battue après les grandes mobilisations de fin 2020 début 2021 –, par la terrible défaite de la gauche. Et cette période pourrait recommencer en pire : on a d’un côté des luttes constantes de 2019 à 2023, mais de l’autre une gauche divisée, incapable d’offrir une perspective politique à l’exigence émanant de leurs nombreux fronts. Celle-ci est pourtant claire : chasser une droite également incapable de faire face aux catastrophes qu’elle considère comme « naturelles » : les terribles incendies ou inondations ou, peu de temps avant les élections du printemps, le tragique accident de trains de Tèmbi en février 2023, après lequel des centaines de milliers de personnes ont longtemps manifesté pour exiger justice et moyens pour le service public ferroviaire. Si chacun des groupes de gauche a alors souligné l’importance de cette mobilisation exceptionnelle, ils n’ont rien fait pour se mettre à la hauteur de celle-ci : chacun a cultivé son propre jardin électoral, beaucoup tournant leurs attaques davantage contre Syriza que contre la ND aux affaires, et avec l’espoir de se développer au détriment du parti qui a gouverné entre 2015 et 2019.
Un rapide retour sur quatre ans de luttes
Or, cette mobilisation après Tèmbi n’était pas née de rien : elle a éclaté dans le prolongement de toutes les luttes qui se sont déroulées pendant les quatre années de gouvernement ND. Les désillusions liées au gouvernement Tsipras (2015 - 2019) n’ont pas fait oublier la priorité de se défendre face à une droite qui ne cachait pas qu’elle tenait à accomplir tout ce qu’elle avait annoncé.
Les luttes se sont déroulées sur tous les terrains : dès l’été 2019, de grosses et courageuses mobilisations étudiantes, qui ont été incessantes contre la politique de sélection sociale et de privatisations de l’université, ont obtenu une grande victoire contre le plan de « policiers universitaires ». De manière générale, la jeunesse a résisté à cette droite réactionnaire, comme pendant le Covid contre les nombreuses interdictions, avec une manifestation de 10 000 personnes en banlieue athénienne contre les violences policières, ou après les meurtres de jeunes Rroms par des policiers ou des tabassages ciblés contre des jeunes. Elle résiste toujours, comme on l’a vu ce 6 décembre avec, dans toute la Grèce, des manifestations en hommage à Alexis Grigoropoulos, ce jeune tué par un policier en 2008, meurtre qui avait provoqué une révolte généralisée de la jeunesse. À Athènes ont défilé au moins 10 000 manifestant·es, face à de nombreuses violences policières.
Les mobilisations antifascistes continuent, car le danger continue même si les chefs nazis sont en prison : non seulement trois groupes fascisants ont obtenu 13 % aux élections législatives mais, aux municipales d’octobre, le chef nazi Kassidiaris, assassin emprisonné, a eu le droit de se présenter aux élections à Athènes, grâce à une disposition électorale du ministre Voridis, et a obtenu 8,33 % des voix, bien qu’il soit inéligible… Alors, face à une peste brune toujours fort menaçante, chaque année les manifestations en hommage au rappeur Pavlos Fyssas et aux autres victimes des assassins de Chryssi Avgi (Aube dorée) rassemblent des milliers de jeunes et moins jeunes.
Par contre, le soutien aux réfugié·es, en hausse cette année, n’a pas été à la hauteur nécessaire, alors que la pratique, pourtant interdite, du refoulement contre « l’invasion » (terme employé officiellement) est constante. Les conditions de (sur)vie des réfugié·es sont dramatiques, et le discours et les mesures racistes du gouvernement contribuent fortement à ce climat, comme on l’a vu cet été avec des déclarations odieuses de responsables ND contre les migrant·es qui auraient allumé des incendies, donnant le feu vert pour que des fascistes se livrent à des tentatives de lynchage.
Du côté des luttes ouvrières, diverses luttes locales ont eu lieu, en particulier contre les accidents du travail qui se multiplient en raison de la déréglementation. Mais l’usine autogérée Viome a été investie par la police après dix ans d’occupation popularisée au-delà des frontières. Sur le plan national, si la grève nationale et les manifestations du 21 septembre ont été assez suivies, il faut noter que la GSEE (Confédération syndicale du secteur privé), à direction PASOK, n’avait pas appelé, alors qu’il s’agissait de refuser dans la rue la loi franchissant une étape dans la casse des droits des travailleurs/euses, vers un retour au 19e siècle.
L’état désastreux du mouvement syndical
Cette absence renvoie à un problème central pour le mouvement ouvrier : la dégénérescence constante de la direction et le blocage total de la confédération historique et unique du secteur privé. La Fédération du public, ADEDY, n’est pas dirigée par des révolutionnaires mais, dans le cas de GSEE, la trahison de tous les intérêts de classe est flagrante… même si, ces dernières années, le fait que GSEE appelle à des grèves nationales (de 24 heures) a toujours aidé à la mobilisation. En est-on encore là aujourd’hui, les appels de GSEE peuvent-ils encore désormais aider aux mobilisations ? C’est difficile à dire, mais ce qui est clair, c’est la paralysie du mouvement syndical grec, qui ne peut qu’arranger les plans de Mitsotákis…
En gros, on pourrait distinguer quatre secteurs syndicaux, qui ont tendance à ne pas se mélanger y compris dans les manifestations, ce qui ne rend que plus urgent une campagne prolongée pour l’unité ouvrière : à côté de la direction de GSEE et souvent contre elle, on peut voir s’activer diverses unions locales (EK), comme celle d’Athènes, classiquement réformiste et mobilisant souvent en même temps qu’ADEDY. Un autre courant est celui de PAME, à la tête lui aussi de plusieurs EK ou de gros syndicats, comme celui du bâtiment : c’est la fraction syndicale du KKE (PC grec), qui a choisi depuis longtemps de cultiver la division et tente de faire de ce courant une confédération à part entière, en affichant avant tout ses différences avec tous les autres, sur la ligne du KKE. Il lui arrive de plus en plus souvent d’appeler seul à des mobilisations, avec un certain succès numérique mais évidemment avec de sérieuses limites liées à sa ligne politique sectaire.
Enfin, un autre courant, assez fort dans certains secteurs, est celui qu’on peut qualifier en gros de « syndicats de base », sur une ligne politique les liant à la gauche radicale et révolutionnaire. Si le projet est moins explicite que du côté de PAME, le positionnement est le même : condamnation du syndicalisme de GSEE mais aussi d’ADEDY, considéré comme patronal-gouvernemental, et aucune tentative de relancer une bataille pour la réunification syndicale sur des critères minimum de démocratie ouvrière et de défense des intérêts de classe.
Des mobilisations importantes
Malgré cette situation pesant sur la confiance en l’action syndicale, la combativité est restée forte dans divers secteurs, en particulier dans la santé, où l’hôpital public est victime d’une mise à mort pour le plus grand profit des cliniques privées. De très nombreuses mobilisations ont eu lieu, et une grève nationale de 48 heures pour les salaires et les créations de postes a été très suivie fin novembre.
On doit aussi prendre en compte les luttes pour l’environnement, avec de très nombreuses mobilisations locales – certaines victorieuses – contre l’installation de parcs d’éoliennes par des sociétés souvent amies de ND, sans avis des populations locales ; dans les grandes villes fort bétonnées, des batailles contre l’abattage des arbres se multiplient, dont celle qui se déroule dans le quartier athénien emblématique de la révolte des jeunes, Exarcheia, sous prétexte d’imposer une station de métro qui pourrait être utile quelques centaines de mètres plus loin, mais sûrement pas sur cette place symbolique…
Comme dans de nombreuses villes de la planète, les protestations contre la gentrification et la « touristification » augmentent, mais pour l’instant sans réponse organisée et massive, alors que ce sont là des questions vitales pour le pouvoir d’achat et la vie quotidienne, et également cruciales pour le type de développement économique du pays. Loin d’être ce que la presse et les économistes bourgeois considèrent comme un « miracle grec », ces phénomènes reposent avant tout sur la précarisation de l’emploi et les très bas salaires. Pourtant, au moins une mobilisation a eu lieu cet été dans ce cadre : celui que la presse a nommé avec mépris « le mouvement des serviettes » a vu des centaines de personnes protester, par l’occupation, contre l’accaparement des plus belles plages du pays par des propriétaires de lits et parasols privatisant l’espace public. Comme le déclaraient divers participant·es à ces mobilisations, qui ont été très populaires, celles-ci s’inscrivaient dans le cadre de la défense des biens publics contre la politique de privatisation (ports, aéroports…) systématisée par Mitsotákis.
D’autres mobilisations sont remarquables : face au « fatalisme des catastrophes naturelles » de Mitsotákis, au manque criant de moyens (nombre de pompiers, matériel…) et à l’absence d’une politique de prévention, on a vu assez souvent les habitant·es de lieux menacés par le feu refuser d’abandonner leur village et organiser par eux-mêmes l’extinction. Cet automne, dans des villages inondés de Thessalie, laissés à leur triste sort par l’administration, des chaines de solidarité basées sur l’auto-organisation ont pu jouer un rôle très important et prometteur.
Des mobilisations qui se poursuivent
Ainsi, on voit que pendant les quatre années du premier gouvernement ND, les luttes se sont tenues à un niveau assez soutenu, malgré les divers obstacles, dont la paralysie syndicale. On peut penser qu’un critère important, donnant confiance aux centaines de milliers de travailleurs/ses et de jeunes mobilisé·es dans cette période, est le fait que même si Syriza avait été battu en 2019 par une droite revancharde, sa défaite, loin d’être un naufrage, traduisait le maintien d’un espoir de changement politique, soit par une réorientation de Syriza soit par des recompositions à gauche.
Or ce n’est pas du tout ce qui s’est passé, et une grande question en cette fin 2023 est désormais de savoir si les luttes vont continuer à leur niveau antérieur, ou si la défaite à gauche va peser dans le sens d’un découragement, d’un effet dissuasif sur la possibilité de gagner et donc sur la volonté de résister par l’action de masse à ce gouvernement parfois plus proche des populistes type Trump ou Milei que de la droite libérale européenne. Encore une fois, il est important de rappeler ces faits face à celles et ceux qui proclament que la Grèce aurait, en acceptant les memorandums et la politique à la chilienne de Mitsotákis, retrouvé une bonne santé économique. Il suffit d’indiquer qu’« un quart des travailleurs/ses sont employé·es à temps partiel, avec comme rémunération les deux tiers du salaire minimum », que « le salaire moyen en Grèce demeure plus bas de 8,2 % que celui d’il y a 12 ans », que « en réalité, les salaires ont baissé de 0,2 % en 2023 » pendant que « les profits réels des entreprises augmentaient de 5,9 % » (1).
Dans ce contexte de misère croissante, la réponse sur l’avenir des mobilisations est en bonne partie liée à ce que sera l’attitude de la gauche. Pour l’heure, signalons deux mobilisations ouvrières. La première provient des « classes moyennes », à qui la droite avait promis monts et merveilles pour les détacher de Syriza : un projet d’augmentation draconienne de leurs impôts et de flicage de leurs revenus a mis les professions libérales dans la rue, et la colère est forte contre « le gouvernement des 41 % », qui désormais n’hésite plus à se moquer ouvertement de leur avenir, indiquant aux avocats qu’ils pourraient demain se retrouver livreurs Uber et dans d’autres activités précarisées… La seconde est celle des archéologues, en pointe dans la lutte contre la misérable politique culturelle de ND et de sa sinistre ministre Lina Mendoni. Leur syndicat, SEA, a très clairement dénoncé les mesures visant à transformer le très riche héritage antique en « Disneyland », avec le bétonnage de l’Acropole, la privatisation de fait des cinq plus grands musées, l’absence de recrutements, sans oublier sa solidarité active avec les luttes des étudiant·es en arts au printemps.
Le retour de baton de cette combativité remarquable, comprise largement comme une bataille centrale contre la politique libérale, ce sont des dénonciations haineuses de SEA par Mendoni, privant le syndicat – malgré des rassemblements de milliers de personnes solidaires – de leur local devenu un centre, très vivant, d’échanges culturels et de soutien aux luttes en tout genre… Mais malgré les manœuvres, les archéologues ont réélu cet automne une direction lutte de classe et favorable à la défense des biens publics contre la privatisation et l’appauvrissement culturel ! Comment, face à une telle combativité, la droite a-t-elle pu et peut-elle continuer à agir impunément ? Si sa ligne répressive et extrémiste (2) et son contrôle anti-démocratique des médias ont joué un rôle, la raison la plus importante réside à l’évidence dans l’incapacité décourageante de la gauche à offrir un débouché même électoral aux innombrables mobilisations des quatre années passées, avec au centre la responsabilité écrasante de Syriza.
Nous y reviendrons dans notre prochain numéro.
Andreas Sartzekis est militant de la Tendance Programmatique Internationale, un des deux groupes de la section grecque de la IVe Internationale.
1) Informations tirées du journal PRIN du 2 décembre 2023.
2) Avec notamment ses écoutes clandestines, voir l’article d’Inprecor n°711-712).
Contexte : La Grèce depuis 2020