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Grèce : la tragédie de Tèmbi cristallise l’exaspération populaire

par Andreas Sartzekis
Grève nationale du 8 mai 2023 à Athènes. NikosLikomitros-CCO

Le 28 février 2023, près de la ville thessalienne de Larissa, un train de marchandises entrait en collision avec un train de voyageur·ses allant en sens inverse mais sur la même voie, le choc terrible étant suivi d’un intense incendie. La catastrophe, d’abord attribuée par le Premier ministre Kyriakos Mitsotakis à la seule responsabilité d’un chef de gare, a aussitôt suscité une immense vague de colère qui, contrairement à ce que croyait et espérait la droite ultra-libérale au gouvernement, reste aujourd’hui au moins aussi forte qu’il y a deux ans, quand on a appris la mort de 57 personnes, dont les cheminot·es et de nombreux jeunes 1.

Ces derniers jours, la Grèce a connu les manifestations les plus massives jamais enregistrées depuis des dizaines d’années, pour réclamer justice sous le mot d’ordre « Nos morts, leurs profits ».

Une catastrophe annoncée

La raison factuelle de l’accident était incroyable : alors qu’une semaine avant le drame, le ministre des Transports Karamanlis se vantait de l’excellente sécurité des trains dans le pays, on apprenait après coup que le système de commandes à distance et de signalisation lumineuse n’avait jamais été mis en fonctionnement. On apprenait surtout que les syndicats de cheminot·es exigeaient en vain l’application de mesures de sécurité, et qu’à la suite de nombreux incidents, ils avaient annoncé l’arrivée de catastrophes si des mesures immédiates n’étaient pas prises.

L’immense émotion qui a gagné le pays après cette tragédie s’est très vite transformée en colère massive en découvrant l’ampleur de l’abandon du réseau ferroviaire. Comme l’a rappelé Panos Kosmas dans Ef Syn le 27 février, le train a été la grande victime des choix politiques en matière de transport dès les années 70, pour le plus grand profit des sociétés d’autoroute, de cars privés (KTEL), des camions et des bagnoles. À partir de fin 90, la société nationale des chemins de fer OSE a été morcelée en plusieurs entités, pour en arriver dans les années 2010 à une privatisation – qui n’était même pas exigée par la troïka – avec d’un côté OSE pour l’entretien, réduite à 750 travailleur·ses, de l’autre Hellenic Train, société privée émanation des chemins de fer italiens, qui gère les trains. On sait maintenant que les soi-disant trains modernes de la ligne Athènes-Salonique sont des trains dont les Chemins de fer suisses se sont débarrassés (théoriquement pour aller à la casse), car trop problématiques. Face à tout cela, l’insistance de Mitsotakis sur la seule responsabilité d’un chef de gare (avec comme variante « nous sommes tous responsables »…) apparaissait déjà pour ce qu’elle était : un mensonge d’État et un mépris pour les victimes.

Ajoutons que les élections législatives du printemps 2023, largement gagnées par la droite (41 %, chiffre que la Nouvelle démocratie de Mitsotakis opposera pendant deux ans à toute critique et à toute revendication), feront croire à celui-ci que les formidables mobilisations de colère de mars 2023 font désormais partie du passé. Le fait que 46 % des électeur·es se soient abstenu·es – chiffre important pour la Grèce – ne semble pas l’avoir interrogé sur sa capacité à imposer son ordre : la loi et l’ordre, tel était et reste le slogan du gouvernement d’une droite ultra-libérale et dangereusement répressive, ouverte à l’extrême droite et à son électorat (presque 14 % pour les différents groupes d’extrêmedroite en juin 2023…).

Toutes les raisons pour accroître la colère populaire

Car depuis le printemps 2023, les mobilisations contre la politique ultra-libérale de la droite – et le mépris du gouvernement face à elles – n’ont pas cessé, en particulier dans la jeunesse, comme on l’a vu l’an passé avec le mouvement – majoritaire chez les étudiant·es – contre la création d’universités privées, imposée malgré l’article de la Constitution qui l’interdit.

Mais la colère est aussi très forte dans une assez large partie de la population, en contradiction avec les articles de la presse internationale qui nous gavent du « miracle économique » qu’aurait réussi le fils de l’ancien ministre conservateur Konstantinos Mitsotakis. En fait, la réalité économique, c’est la vie chère et les expulsions de petits propriétaires endettés. C’est la casse systématique de services publics essentiels : les hôpitaux, en état de détresse, avec comme ministre un provocateur d’extrême droite, Adonis Georgiadis, ancien bonimenteur de ventes télévisées, insultant le personnel et favorisant évidemment la privatisation de la santé. L’école est dans le même état, avec récemment l’hallucinant projet ministériel d’écoles lancé et encadré par la fondation de l’armateur Onassis, et en prime désormais une chasse aux syndicalistes, qui exigerait le soutien urgent du syndicalisme international. On assiste aussi à une recrudescence des accidents du travail, signe de la surexploitation menée par un patronat dont toutes les exigences se transforment en mesures gouvernementales, servilement exécutées par le ministre des basses œuvres, Kostis Hadjizakis, sinistre exécuteur de la suppression des droits des travailleur·ses. Par ailleurs, Mitsotakis est lié à des scandales d’État, le plus connu étant celui des écoutes : par le biais du logiciel Predator, diverses personnalités ont été écoutées par Mitsotakis et/ou sa garde rapprochée : le chef du Pasok, des journalistes, jusqu’à des responsables de la droite et de la police, au total des centaines de victimes ! Malgré les efforts de Mitsotakis pour étouffer une affaire qui aurait dû le pousser à la démission (il se contentera de démissionner son neveu…), un long procès est en cours, mais ce scandale alerte surtout sur la dangerosité de ce Premier ministre et de son entourage – en particulier des militants d’extrêmedroite promus à des responsabilités comme le « super-ministre » Makis Voridis, ancien responsable jeunesse de la junte des colonels et connu (avant Milei et sa tronçonneuse…) comme le fasciste à la hache, qui poursuivait ainsi les étudiant·es de gauche à Athènes dans les années 70…

C’est dans ce cadre que l’an passé diverses mobilisations ont rappelé que la colère pour exiger justice pour les victimes de Tèmbi restait aussi vive, avec en particulier un concert de solidarité en octobre dans le vieux stade olympique d’Athènes, rempli par des dizaines de milliers de personnes solidaires2.

Pendant tout ce temps, devant l’absence d’enquête digne de ce nom sur les circonstances et les causes précises de l’accident, ce sont les familles des victimes qui ont pris en main ce que Mitsotakis se refusait à faire, malgré des engagements auxquels pas grand monde ne croyait – il avait affirmé le même engagement à propos du scandale des écoutes ! Ce que les familles ont permis de mettre en lumière est accablant : 4 jours après l’accident, tout ce qui aurait permis de recueillir des indices sur le terrain a été dégagé, sur consigne d’un déblaiement express. Elles ont tenté aussi de comprendre comment l’incendie avait pu se déclencher. En même temps, elles dénonçaient la volonté du gouvernement d’étouffer l’affaire, pendant que l’Union européenne elle-même condamnait le gouvernement grec pour obstacles à la nécessaire enquête.

Janvier - février 2025 : de gigantesques « Ça suffit » !

Grâce au travail des expert·es mandaté·es par les familles, un élément terrible et décisif s’est ajouté début janvier 2025 : on a retrouvé des messages de victimes sur le numéro téléphonique de détresse 112. On y entend une jeune fille alerter juste après l’accident sur le fait qu’elle ne peut plus respirer. On comprend alors que ce qui était suspecté est réel : un produit – peut-être de l’essence – s’est répandu et a asphyxié plusieurs voyageur·ses avant d’exploser et de déclencher l’incendie. Le gouvernement a prétendu qu’il s’agissait de l’huile de service présente dans les locomotives. Mais ce produit n’a rien à voir, selon les expert·es. Et non seulement il a provoqué de nombreuses morts, indépendamment du choc, mais il est à peu près sûr désormais qu’il était transporté de manière illégale, sans qu’on sache exactement comment, en quelle quantité, et au profit de qui. À partir de ce moment, dans toute la Grèce, le cri « Je n’ai plus d’oxygène » a été en ce début d’année fédérateur des nouvelles mobilisations. Et la première d’entre elles a été appelée par le comité des familles, qui par ailleurs a vivement protesté contre la nomination, par la majorité de droite, comme nouveau président de la République, de Konstantinos Tassoulas, jusqu’alors président de l’Assemblée, à l’évidence complice de Mitsotakis pour avoir caché des dossiers qui auraient été utiles à l’enquête.

C’est le dimanche 26 janvier qu’a eu lieu cette mobilisation nationale, appelée par le seul comité des familles, et relayée par tout le tissu syndical, politique de gauche et associatif. On avait beau s’en douter un peu, à la faveur des discussions et rencontres préalables de toute sorte, les rassemblements ont été énormes, dépassant de très loin le seul cadre organisé, et mettant dans la rue – dans plus de 100 villes et même à l’étranger – des centaines de milliers de manifestant·es. À Athènes, il était très rapidement impossible d’approcher de la place Syntagma, lieu du rassemblement. À ce succès, auquel ont participé quelques dizaines d’étudiant·es serbes mobilisé·es pour les mêmes causes, et ponctué par des discours très offensifs et des slogans dénonçant le gouvernement des « menteurs » et « assassins », la première réponse a été la répression violente de la fin du rassemblement, signe de la rage du pouvoir devant la réussite phénoménale de l’initiative.

Dans les jours qui ont suivi, et après le succès de manifestations de la jeunesse scolarisée le 7 février, on a vu, pour la première fois depuis 6 ans, le pouvoir totalement bousculé et indécis, hésitant entre compassion de façade (show télévisé de Mitsotakis) et insultes des ministres d’extrême droite contre les familles, tentant de sauver son récit du drame en faisant retrouver comme par hasard une vidéo, prétendument tournée le 28 février 2023, montrant le train de marchandises – peu de gens ont cru à son authenticité. Signe des temps, une partie de la droite commence à mettre en doute l’attitude de Mitsotakis et, sur le fond, la forme de politique « orbanesque » du Premier ministre 3. De plus en plus fébriles, et devant un nouvel appel à mobilisation, les propagandistes de la droite ont mis en garde contre la participation à la nouvelle journée d’action fixée pour le 28 février : celle-ci a été appelée par GSEE, la confédération unique du privé, qui jusqu’ici n’avait appelé à aucune des initiatives, et par ADEDY, la fédération du secteur public. En fait, c’est tout le mouvement syndical qui a appelé à faire grève et à se rassembler, et même les associations de commerçant·es. Le pouvoir a alors eu recours à deux arguments poussiéreux : cette initiative serait une manipulation politique de la gauche, et même plus précisément de la nationaliste (de gauche) Zoé Konstantopoúlou. Cela n’a fait que renforcer dans leurs convictions les 80 % de la population qui pensent que Mitsotakis veut étouffer les enquêtes ! Et second poncif : cette journée risque d’être dangereuse, avec peut-être des morts, ce qui sur le fond, on ne le dit pas assez, était un aveu du fait que c’est bien le pouvoir qui provoque des incidents pour déployer ses prétoriens ! Aux manettes de cette propagande, les deux ministres d’extrême droite, Voridis et Georgiadis…

La réponse au gouvernement a été sans appel : le 28 février 2025, non seulement le pays entier était à l’arrêt, avec quasiment tous les commerces fermés, mais les rassemblements ont constitué un de ces moments où « le peuple a écrit l’histoire », comme l’a titré le journal Prin 4, 5. Partout dans le pays, les rassemblements ont été gigantesques, avec au moins 400 000 à Athènes, 200 000 à Thessalonique, des dizaines de milliers dans pas mal de villes – et même à l’étranger –, au total, certainement bien plus d’un million de manifestant·es (5) dénonçant l’étouffement des enquêtes sur la catastrophe avec, en plus des mots d’ordre antérieurs, une insistance sur celui de « Démission ! », qui se justifie d’autant plus qu’une nouvelle fois, ce pouvoir aux abois n’a eu comme réponse que de nouvelles charges très violentes de ses robocops. Mais la détermination des manifestant·es a été sans limite : à plusieurs reprises, malgré les charges, malgré l’emploi des canons à eau, des milliers de manifestant·es athénien·nes sont revenu·es devant le Parlement ! Et même des journaux de droite ont souligné que les « incidents » n’arriveraient pas à diminuer l’événement que constitue la participation d’au moins un habitant·e de Grèce sur 10 aux manifestations ce fameux vendredi !

On n’a plus d’oxygène : dehors ce gouvernement qui nous asphyxie !

La journée historique du 28 février aurait pu constituer un pic décourageant de nouvelles initiatives, forcément moins massives. C’est tout le contraire qui se produit : les initiatives de masse se multiplient dans la rue. Ainsi, dès le soir du mercredi 5 mars, des dizaines de milliers de manifestant·es rendaient hommage aux victimes devant le Parlement, avec un émouvant lancer de 57 lanternes vers le ciel, et des dizaines de milliers d’autres faisaient de même dans le pays. Vendredi 7, c’est la jeunesse scolarisée et les personnels éducatifs, avec entre autres OLME, le syndicat enseignant du second degré, qui occupent la rue le midi, une autre manifestation ayant lieu le soir. Les stades de foot ou de basket ont été des lieux où, faits inattendus, non seulement d’immenses banderoles sont déployées réclamant justice pour Tèmbi, mais des matchs ont été stoppés à la 57e minute, pendant 57 secondes, dans des silences impressionnants… Tout cela illustre la force et la détermination généralisées qui se traduisent dans le mot d’ordre : « on ira jusqu’au bout… Plus jamais de Tèmbi ».

Cette exigence repose sur une conscience de masse clairement résumée par l’une des figures du comité des familles de victimes, Maria Karystianou : pour elle, sa fille a été sacrifiée sur l’autel du dieu argent. Et c’est bien sûr la bataille de fond : en Grèce comme ailleurs, nos vies valent plus que leurs profits ! De ce point de vue, Mitsotakis est un symbole quasi caricatural, et l’exigence de sa démission est un mot d’ordre central aujourd’hui.

Ce point indispensable ne peut faire oublier deux problèmes. Le premier est la conséquence réjouissante des mobilisations jamais découragées depuis 2019 : Mitsotakis et son équipe, avec toute la propagande autour de « l’État parfait et infaillible », apparaissent désormais usés y compris pour une partie de la droite6, et celle-ci prépare d’éventuelles solutions de remplacement et de replâtrage, que ce soit par l’actuel ministre de la Défense Dendias ou par le nationaliste Samaras. Il reste cependant tout à fait possible que, en jetant quelques fusibles, comme l’ex-secrétaire d’État démissionnaire Christos Triantopoulos, présenté comme l’un des responsables du déblaiement express de mars 2023, et en faisant taire pendant quelque temps les Voridis et Georgiadis (mais sûrement sans les exclure, il a trop besoin d’eux), Mitsotakis réussisse à rester chef de la droite, prétextant par exemple que « ses » 157 député·es ont rejeté le 7 mars une motion de censure votée par 136 député·es d’opposition.

Des suites politiques incertaines

Mais le vrai problème est le second : c’est celui d’une gauche éclatée et toujours non crédible. Depuis plusieurs mois, suite à la crise interne de Syriza, le principal parti d’opposition est (re)devenu le Pasok, laminé pendant la période des mémorandums… Son chef actuel, Androulakis, ferait passer le fondateur du parti Andreas Papandreou pour un révolutionnaire. Dans la crise actuelle, en plus du fait qu’il est l’une des victimes du scandale des écoutes de Mitsotakis, sa ligne a été d’aller aux rassemblements non pas comme Pasok, mais comme « père et citoyen », notant que le rassemblement du 28 février a lancé « un message de désaccord entre la société et le gouvernement ». Au Parlement, alors que Syriza et la gauche affirment que Mitsotakis doit partir, il dépose une motion de censure en insistant bien sur le fait qu’il veut avant tout la vérité sur Tèmbi, et pas la démission de Mitsotakis. La motion a quand même été cosignée par Syriza et deux autres partis de la gauche parlementaire, mais pas par le KKE…

Quant à la gauche radicale et révolutionnaire, elle condamne à juste titre la volonté de rester sur le terrain parlementaire, mais reste elle-même profondément divisée. On le constate : alors que la mobilisation sociale et le désaveu du gouvernement ultra-libéral sont exceptionnels, il ne se dégage pour l’instant pas la moindre trace de politique alternative un tant soit peu crédible à gauche 7, et cela pèse évidemment pour la suite, alors que, dès mars 2023, un mot d’ordre très partagé était « Prenez ce gouvernement et foutez le camp ! ».

On peut évoquer une ou deux pistes possibles pour les suites immédiates : la première reste évidemment la nécessaire mobilisation dans la rue, prévue dans les jours à venir, avec d’un côté l’exigence de la vérité sur Tèmbi, ce qui signifie une justice indépendante (depuis deux ans, on a de nombreux exemples de hauts magistrats alignés sur les versions du gouvernement) et des experts sans lien avec Mitsotakis (ce qui n’est pas le cas du porte-parole du comité ayant rendu le dernier rapport). De l’autre côté, c’est dans la rue qu’il faut apppliquer la « motion de censure », avec une dénonciation croissante du gouvernement qui nous prive d’oxygène. Mais on peut penser que, parallèlement, l’exigence de renationalisation et d’unification des chemins de fer, avec les moyens humains et matériels donnés pour des trains sûrs et sous contrôle ouvrier, pourrait contribuer à un combat commun : diverses structures le réclament, cela pourrait être une exigence unifiante, en l’étendant d’ailleurs à celle de service public des transports en commun, vu l’état des métros à Athènes – révélé par des accidents évités de justesse – ou à Salonique (le métro, une vitrine de la droite, y est très souvent en panne). Et cela permettrait aussi de remettre en question sur les plans économique et écologique la priorité absolue donnée à la voiture, aux camions et aux autocars privés… Et plus généralement, cela aiderait à la remise en cause de toute la politique de démantèlement et de privatisation des services publics.

Il s’agit aussi d’exiger la vérité sur d’autres drames. Dans les rassemblements athéniens, quelques cortèges faisaient d’ailleurs le lien avec l’horreur du naufrage de Pylos, avec au moins 600 migrant·es noyé·es dans des conditions suspectes, et celle des corps déchiquetés de 8 réfugiés tombés de leur canot après des manœuvres de la police maritime à Rhodes. En ces jours de mobilisation exceptionnels, justice et solidarité sont et doivent être les ferments d’une véritable alternative politique de fond !

Athènes, le 8 mars 2025