Le dernier ouvrage de Franck Gaudichaud, qui traite d’une période largement abordé par de nombreux ouvrages, est original tant par sa construction que par ses analyses. Chaque chapitre est introduit de manière très pédagogique par un texte marquant de l’époque (programme de l’Unité Populaire, discours d’Allende, presse du Parti communiste chilien, du Mouvement de la gauche révolutionnaire, de la Gauche Chrétienne, déclaration des Cordons Industriels, du démocrate-chrétien Patricio Aylwin, mais aussi compte-rendu de réunion organisée par le gouvernement US).
Franck Gaudichaud traite des grands problèmes politiques de l’époque en partant des aspirations sociales populaires qui s’expriment tout en les replaçant dans le contexte global de la période : le rôle de l’impérialisme américain alors largement dominant, l’existence d’un fort courant chrétien de gauche, la force du PC et l’attraction de la révolution cubaine auprès de la jeunesse notamment, etc.
Dans ce livre il n’est donc pas question de dresser un catalogue des mesures prises par le gouvernement de l’Unité Populaire, mais plutôt d’expliquer comment s’est petit à petit exacerbé l’affrontement de classe entre d’un côté la bourgeoisie chilienne associée aux multinationales et aux USA, et de l’autre les classes populaires urbaines et rurales. Comme conséquence de ce choix, Franck Gaudichaud examine avec précision le cheminement des débats stratégiques à droite et à gauche comme celui de la radicalisation populaire.
L’ouvrage distingue deux grandes périodes dans l’Unité Populaire. La première va de l’élection d’Allende en 1970 au milieu de l’année 1972 : la droite est encore divisée, avec une partie qui espère réussir à faire chavirer le gouvernement en utilisant la presse et le blocage institutionnel.
La deuxième période de 1972 au coup d’État est celle du basculement : la droite s’unit et adopte unanimement une stratégie visant au renversement d’Allende. Elle a compris qu’elle ne conservera pas ses privilèges par la simple lutte institutionnelle et se lance dans un sabotage en règle de l’économie du pays : fuite des capitaux, spéculation, sabotages, grèves comme celle des camionneurs d’octobre 1972.
Franck Gaudichaud montre que si la droite possède cette capacité de dépasser et violer l’ordre constitutionnel qu’elle a créé, à gauche les débats font rage entre ceux qui veulent « consolider pour avancer » et ceux qui clament qu’il faut « avancer sans transiger ». Les premiers s’appuient sur une confiance aveugle dans les institutions, notamment sur l’armée, tandis que les seconds revendiquent une autodéfense populaire face au risque de coup d’État militaire. Ces débats ont eu lieu à tous les niveaux de la société. C’est aussi pour cela que Franck Gaudichaud insiste sur la montée en puissance des formes d’auto-organisation dans les entreprises, les quartiers ou à la campagne, avec les JAP (comités pour l’approvisionnement et le contrôle des prix) créés en 1972 pour organiser l’approvisionnement des quartiers populaires face aux pénuries organisées par la droite et le patronat. Mais surtout avec les cordons industriels, véritables embryons de pouvoir populaire à l’échelle d’un quartier que Franck Gaudichaud a déjà examinés dans une étude majeure. Si la société est en ébullition, l’ouvrage montre qu’il ne s’agit pas de situation de double pouvoir, la majorité de ces organisations de base réitérant leur confiance dans « leur président ».
C’est dans cette situation critique où se multiplient les attentats d’extrême droite, perquisitions militaires dans les usines et mobilisation de la droite, que ce débat entre « réforme ou révolution » prend dès lors tout son sens.
Le livre montre bien qu’il y a deux logiques à gauche. D’un côté nous avons le gouvernement, suivi par le PC, le Parti radical et le courant socialiste autour d’Allende qui, pour prouver sa bonne volonté à la droite, met en œuvre le plan Prats-Millas (Prats est général et Millas, ministre du PC) qui consiste à revenir sur des mesures sociales comme la remise au patronat de la moitié des entreprises de l’APS (Aire de propriété sociale). Franck Gaudichaud montre que ce raisonnement s’appuie une confiance aveugle dans une tradition de stabilité institutionnelle dont les forces armées seraient les garantes. Qui plus est, cette stratégie reprend une vision stratégique théorisée par le Parti communiste selon laquelle, dans un pays du tiers-monde il doit y avoir, avant d’arriver au socialisme, une étape d’alliance avec la bourgeoisie nationale. C’est le soutien de cette bourgeoisie que le gouvernement cherche à obtenir, sans succès.
À gauche de ce courant, de plus en plus de militant·es ont compris que la bourgeoisie et les forces armées se préparent au coup d’État (celui raté de juin 1973 ne représentant pour eux qu’une « répétition générale ») et que la bourgeoisie en demandera toujours plus pour récupérer le peu qu’elle a perdu. Ces courants, parmi lesquels le MIR, le PS ou le MAPU, demandent l’accélération des réformes, tentent d’organiser leur autodéfense (ce qui est d’ailleurs une des fonctions des Cordons industriels) et réclament au gouvernement des mesures rapides en ce sens.
Des leçons pour l’avenir
Ainsi, pour Franck Gaudichaud, ce livre ne vise pas seulement à faire « découvrir la révolution chilienne » à l’occasion du cinquantième anniversaire du coup d’État du 11 septembre 1973, mais aussi d’en tirer les enseignements pour la période actuelle. Nous en repérerons au moins quatre.
1. Le premier enseignement consiste à montrer que, même dans un pays qui était censé représenter un ilot démocratique dans le continent, la bourgeoisie est prête à tout, y compris à violer ses propres règles de gestion du pouvoir, pour conserver ses privilèges. Dès lors tout projet politique de transformation sociale se doit d’intégrer cette dimension d’affrontement inévitable avec la bourgeoisie et son État.
2. Le deuxième enseignement soulève la difficulté du mouvement ouvrier et du mouvement social en général à développer une politique qui puisse lui permettre de gagner sur ses propres revendications face à la droite tout en maintenant au mieux l’unité de sa classe.
3. Le troisième pose la question de la représentation de « ceux d’en bas ». Comment articuler la démocratie représentative avec le pouvoir toujours plus puissant des organisations unitaires de lutte, comme les CI ?
4. Le quatrième rappelle utilement que pendant les périodes de radicalisation politique extrême, se développe en parallèle une révolution culturelle. Au Chili, c’est la percée de la nouvelle chanson chilienne, l’explosion des peintures murales, des politiques d’édition massive de livres en direction des couches populaires, etc. C’est ce point souvent oublié que montre bien Franck Gaudichaud dans son chapitre sur la bataille culturelle.
Pour l’auteur, raviver la mémoire des années de l’Unité Populaire n’est donc pas un simple exercice historique. Car les problèmes auxquels s’est heurté le peuple chilien pendant l’Unité Populaire, et bien sûr pendant les années de la dictature qui s’en est suivi, perdurent dans le Chili actuel.
Ces derniers temps, la droite chilienne cherche à revenir sur le bilan de la dictature. En menant une campagne pour réhabiliter Pinochet qui aurait évité la « catastrophe de l’Unité populaire » et en expliquant, notamment aux jeunes générations, que c’est Allende qui a semé le chaos, la droite chilienne envoie un message à l’actuel président Boric et à toute la gauche : comme on l’a fait en 1973, on gardera nos privilèges ! Pour l’instant les moyens utilisés sont la désinformation organisée avec les médias. Mais demain ?
Dès lors, avec son livre, Franck Gaudichaud fait œuvre d’utilité publique en rétablissant une vérité dérangeante pour la droite. D’autant plus que les politiques néolibérales mises en œuvre sous Pinochet ont continué sous les gouvernements de la Concertation et qu’il n’y a eu que des poursuites limitées contre quelques responsables des crimes de la dictature. Cette politique de l’oubli et de la continuité facilite l’actuelle poussée de l’extrême droite au Chili. Dès lors, interroger le passé enfoui de l’Unité Populaire est d’une criante nécessité.