Il est difficile de se rendre compte aujourd’hui, 50 ans plus tard, de l’espoir qu’a représenté sur tout le continent sud-américain l’expérience de l’unité populaire chilienne. L’arrivée du gouvernement Allende en 1970 a ouvert une nouvelle page, un élan d’optimisme et de perspective de transformation sociale du continent, en particulier pour des militant·es brésiliens réfugiés au Chili pour fuir la dictature militaire brésilienne.
C’est avec cet optimisme que Túlio Roberto Quintiliano arrive au Chili en 1970 muni d’un sauf-conduit des autorités brésiliennes en tant qu’exilé politique. Il avait 26 ans.
Après 1968, le gouvernement militaire au Brésil s’était durci et avait instauré le régime le plus sanguinaire et répressif de la dictature. Pour faire face, de nombreuses organisations politiques de gauche avaient radicalisé leurs formes d’action, prônant la lutte armée en constituant des branches armées en leur sein et une orientation de lutte politico-militaire.
Le gouvernement Médici modifie la Constitution pour établir « l’ordre » à tous les niveaux de la société. Il crée des instruments de censure et de répression et fonde des organismes de renseignement liés aux forces armées et à l’État. Le droit syndical est suspendu, les incursions militaires dans les sièges des syndicats se multiplient, les manifestations sont interdites. La censure des médias et de toute expression culturelle contestataire se généralise. Les investigations et les persécutions des personnes opposées à la dictature s’intensifient. La répression s’abat et la violence d’État est à son comble (viols, tortures, disparitions, assassinats).
En 1968, Túlio Roberto est étudiant à l’école d’ingénieurs à Rio de Janeiro, il participe intensément au mouvement contestataire de la jeunesse à l’université et s’intéresse à la politique, probablement influencé par les idéaux de son père, Aylton Quintiliano, ex-militant du Parti communiste brésilien (PCB), journaliste et écrivain1 reconnu pour ses idées résolument à gauche.
Túlio Roberto choisit de s’engager au Parti communiste révolutionnaire brésilien (PCBR). Il devient proche d’Apolônio de Carvalho, combattant de la guerre civile espagnole, résistant en France, qui avait été membre du comité central du PCB et fondateur du PCBR. Túlio participe aux manifestations et aux activités politiques de l’université ainsi qu’aux initiatives clandestines du parti.
En 1969, la police entre chez lui en plein dîner de famille et l’emmène menotté sous le regard médusé de sa mère. Son calvaire entre les mains des militaires commence. Il est d’abord détenu à la prison du centre de Rio où il est torturé à l’électricité pendant plusieurs jours. Il est ensuite conduit à une prison de Belo Horizonte, où il est là aussi torturé. Pendant quatre mois, il va passer par neuf prisons de l’armée de terre, de l’air, de la marine et de la police fédérale. Il en gardera des séquelles physiques et psychologiques. Les tortionnaires veulent lui arracher les noms de militants de l’université et de son mouvement politique. Ils n’obtiendront rien. Il est libéré.
De retour chez lui, Túlio Roberto s’engage professionnellement dans la construction d’une route continentale entre Belém et Brasilia. Il ignore que son dossier n’est pas abandonné par les autorités et qu’un procès est en cours. Il est jugé et condamné sans sa présence et sans défense à de la prison ferme. N’acceptant pas de revivre le calvaire d’une incarcération, il décide de demander l’asile politique à l’ambassade chilienne de Rio de Janeiro.
Il y rencontre un autre exilé, Mario Pedrosa, l’un des plus importants critiques d’art moderne des années 1940 au Brésil, fondateur de la Ligue communiste, organisation membre de l’Opposition internationale de gauche (OIG), dirigée par Trotsky dans les années 1930. Au Congrès de fondation de la IVe Internationale, Mario avait été élu au comité exécutif international (CEI).
Pendant les semaines d’attente avant leur départ pour le Chili, ces deux demandeurs d’asile auront une série de discussions politiques pleines d’humour faites de critiques adressées aux chaînes TV très orientées. Elles seront censurées par la dictature. Ces moments approfondiront une amitié qui se traduira par la décision d’habiter ensemble en arrivant au Chili.
Son expérience en prison a consolidé sa détermination. Túlio Roberto répétera incessamment à sa femme, quelques années plus tard au Chili, que « c’est le mouvement et l’engagement des masses qui m’ont donné confiance dans mes convictions, qui m’ont permis de ne dénoncer personne, de ne rien révéler, de ne jamais trahir nos objectifs ». Cette confiance ne l’a jamais quitté. Sa conception de la lutte de classes était basée sur l’importance du mouvement des masses en lutte pour ses idéaux.
Les résistances au Brésil
La gauche brésilienne des années 1970 a été marquée par la lutte de libération algérienne face à l’impérialisme français. Elle a été impactée par l’éclosion du Mouvement du 26 juillet, la guérilla qui a renversé le dictateur Fulgencio Batista en 1959, avec à sa tête Fidel Castro et Che Guevara. La révolution cubaine a très largement influencé l’histoire du socialisme au Brésil mais aussi tout le continent sud-américain. Le texte de Régis Debray, Révolution dans la révolution, lutte armée et lutte politique en Amérique latine, écrit en 1967, a lui aussi influencé toute une génération d’activistes politiques, rêvant de révolution et de renversement de la dictature au Brésil. Ce contexte a stimulé les débats et les ruptures avec les conceptions étapistes ou légalistes des partis de la gauche traditionnelle. Les scissions de ces partis se sont succédé.
Le Parti Communiste Brésilien (PCB), le Parti Communiste du Brésil (PcdoB, parti marxiste-léniniste), mais aussi l’Organisation révolutionnaire politique ouvrière (POLOP, organisation trotskiste) ont connu des divisions qui ont abouti à la formation de mouvements et organisations nouvelles. La plupart de leurs animateurs ont abandonné le travail de construction d’organisations dans la jeunesse et parmi les travailleurs pour se consacrer à leur outil politique et mettre en œuvre la lutte armée. Ils se sont détachés des luttes de la classe ouvrière comme celle d’Osasco dans l’État de Sao Paulo ou celle de Contagem dans l’État de Minas Gerais2. Pendant toutes ces années, tous les partis et organisations se trouvent en totale clandestinité pour toute forme d’action et d’activité.
Les nouvelles organisations – Mouvement révolutionnaire du 8 octobre (MR8), l’Alliance libertaire nationale (ALN) et l’Avant-garde populaire révolutionnaire (VPR) organisent quatre séquestrations d’ambassadeurs – des États-Unis, du Japon, d’Allemagne, de Suisse – entre les années 1969 et 19703. Leurs déclarations justifient ces actions dans l’objectif de libérer les camarades en prison en échange des ambassadeurs, pour forcer l’arrêt des tortures… Carlos Marighela, fondateur de l’ALN, définit la guérilla comme la seule lutte possible contre la dictature et comme facteur déclencheur de la conscience révolutionnaire au Brésil. Il est inspiré par les théoriciens du « foquisme » : « il ne faut pas toujours s’attendre à ce que toutes les conditions soient réunies pour la révolution », comme le disait le Che Guevara dans « la Guerre de guérilla ».
Depuis son entrée au PCBR, Túlio Roberto est convaincu de l’importance du mouvement des masses dans lequel il s’investit pleinement. Il s’oppose avec détermination à la politique avant-gardiste de ces nouvelles organisations.
Fondé en 1968, le PCBR théorise l’articulation entre la guérilla rurale et le travail de masse dans les villes pour arriver à constituer le Gouvernement populaire révolutionnaire, dont les tâches anti-impérialistes et démocratiques devraient favoriser la voie vers la révolution socialiste. Influencé par la voie de la lutte armée, sans défendre les théories « foquistes », le PCBR structure son appareil en branche armée (séquestrations, braquages de banques…) et branche politique (organiser la résistance dans les universités, dans les usines…). Mais les difficultés de l’intervention clandestine dans ces secteurs conduisent aussi ce parti vers une dérive « avant-gardiste » qui sous-estime l’importance de maintenir ces activités.
Les actions armées des cadres militants ne produisent aucun effet dans l’évolution de la conscience du prolétariat, encore moins l’entraînement de la classe ouvrière dans l’action de résistance à la dictature brésilienne.
C’est précisément cette réalité qui a convaincu Túlio Roberto que ces actions étaient un faux chemin pour le renversement de la dictature au Brésil. Cette conviction va l’accompagner à son arrivée au Chili.
Chili, laboratoire de la gauche latino-américaine
Arrivé à Santiago en octobre 1970, Túlio Roberto est invité à travailler pour le gouvernement d’Allende auprès de l’organisme de la Réforme agraire. En même temps, il cherche à prendre contact avec les nombreux Brésilien·es également réfugiés de la dictature brésilienne, mais surtout avec ses camarades du PCBR, critiques vis-à-vis des méthodes militaristes et avant-gardistes des organisations politiques brésiliennes. Il leur propose alors de débattre, afin de produire des textes destinés à la gauche exilée. Mais c’est surtout la série d’enlèvements de diplomates au Brésil par les nouvelles organisations qui va déclencher chez Túlio et ses camarades, la volonté de structurer un groupe de militant·es venus du Brésil avec le but de peser sur les débats au sein de la communauté brésilienne présente à Santiago. Le groupe s’appellera Ponto de Partida, le « Point de départ ».
Déjà très ouvert aux idées critiques vis-à-vis du stalinisme grâce aux discussions avec Pedrosa, Túlio commence à s’imprégner de la littérature trotskiste. Une camarade réfugiée brésilienne, qui deviendra son épouse, invitée à participer à ce groupe, propose de prendre contact avec une organisation « pas très connue, mais très intéressante » : la section chilienne de la IVe Internationale.
Réussissant à échapper à son arrestation en 1969 au Brésil, arrive à Santiago le sociologue Fábio Munhoz, militant critique du Parti ouvrier révolutionnaire trotskiste (POR-T), parti lié à la IVe Internationale. Il souhaite rencontrer les Brésilien·es du groupe Ponto de Partida.
Túlio et Fábio écrivent un texte de débat destiné à la gauche brésilienne exilée. Le document « À propos d’un enlèvement au Brésil » provoque un choc dans cette communauté installée au Chili.
Ce texte est à contre-courant des idées et des pratiques de la communauté de militant·es de la nouvelle génération et a un impact important. Mais étant très malade, Fábio préfère rentrer au Brésil où il décédera très peu de temps après son retour.
La réalité politique au Chili surgit comme l’antithèse des idées avant-gardistes des défenseurs de la lutte armée comme seul moyen de renverser le capitalisme. Le processus chilien semble suivre une dynamique similaire à l’expérience des bolcheviques qui pourrait aboutir à une insurrection, malgré la proclamation d’une « voie chilienne vers le socialisme » d’Allende et de l’Unité populaire passant par le respect des institutions en place.
Mario Pedrosa avait l’habitude de parler du Chili comme « un vrai laboratoire de la lutte de classes en Amérique latine ».
Entre les réfugiés brésiliens marqués par les théories cubaines de la lutte armée, les staliniens convaincus que le processus de changement par les élections était plus que viable, et les centristes qui vacillaient entre l’une ou l’autre des conceptions, les débats prolifèrent au sein de la gauche latino-américaine présente au Chili. En effet, tous observent avec une profonde attention la dynamique de plus en plus radicalisée de ce pays, dans lequel ils militent.
Les Brésilien·es rencontrent des camarades de la section de la IVe Internationale, représentés par la péruvienne Virginia Vargas, aujourd’hui une militante importante du mouvement féministe, et Jean, son compagnon.
La IVe Internationale vient de tenir son 9e Congrès mondial en 1969. Les débats au sein des sections se développent. La majorité issue du congrès mondial est influencée par les orientations avant-gardistes de Debray et des organisations dites guévaristes majoritaires dont le parti PRT, section argentine de la IVe Internationale. Le Socialist Worker Party (SWP), section étatsunienne de la IVe Internationale, se trouve en minorité mais maintient des contacts constants avec les organisations d’Amérique latine, ainsi qu’avec les européens – en particulier les sections française et italienne. Les deux tendances se disputent la sympathie des militant·es du Ponto de Partida, en raison de l’importance que représente pour la IVe Internationale la construction d’une future section au Brésil.
Un nouveau processus de discussion commence et d’innombrables réunions se tiennent avec plusieurs dirigeants européens, étatsuniens ou latino-américains : avec le chilien Raul Santander, intellectuel marxiste et historien, avec le Bolivien Hugo Gonzales Moscoso, dirigeant historique du Parti ouvrier révolutionnaire (POR), avec Livio Maitan et Jean-Pierre Beauvais (tous deux appartenant à la majorité du Secrétariat unifié de la IVe Internationale), avec Peter Camejo, dirigeant du SWP, défenseur passionné des positions de la minorité.
Peter Camejo, enthousiasmé par les positions de Ponto de Partida, critique de la nouvelle avant-garde brésilienne, publie ses déclarations dans Intercontinental Press4, revue de la IVe Internationale. Il les commente dans The Militant5, journal de son parti, et les utilise largement pour combattre les positions avant-gardistes de la majorité. À l’inverse, la majorité (européenne) de la IVe Internationale n’a jamais informé, ni publié aucun article sur les débats entre les dirigeants de la IVe Internationale et le groupe brésilien.
Parallèlement à ces débats, Túlio produit différents textes de discussion destinés aux exilé·es arrivant au Chili. Il promeut des réunions avec les camarades en profond désaccord avec les méthodes de la lutte armée au détriment du mouvement de masse et commence à s’intéresser au processus de lutte de classes chilienne.
Un engagement déterminé
Avec la diffusion en 1971 du document programmatique du groupe Ponto de Partida (PdP), celui-ci se retrouve au centre des débats entre les deux blocs issus du 9e Congrès de la IVe Internationale – la bataille entre les européens, influencée par la révolution cubaine et par des guérilleros latino-américains (la majorité), et les étatsuniens (la minorité) défenseurs de la lutte révolutionnaire à partir des luttes de masse.
Dans cette période intense, Túlio Roberto lit Marx, Lénine, Trotsky et discute avec de nombreux intellectuels résidant au Chili. Il a une longue discussion avec Francisco Weffort, brésilien et ancien professeur de Fábio Munhoz, à propos de la nature de l’URSS. Il adhère à la thèse considérant l’URSS comme un État ouvrier bureaucratisé et non pas comme un capitalisme d’État socialiste, comme l’affirmait Weffort.
Le groupe Ponto de Partida devient un lieu d’échanges importants notamment avec la nouvelle vague de Brésilien·es arrivés au Chili. Il entretient des relations avec les représentants des deux tendances de la IVe Internationale qui passaient par Santiago, sur la situation au Chili, sur les prises de position des organisations brésiliennes, sur les événements politiques internationaux. La majorité comme la minorité de la IVe internationale souhaitaient construire une section au Brésil à partir du groupe PdP.
Le Chili devient le centre d’intérêt de la gauche latino-américaine et internationale. Des réfugiés politiques de différents continents sont de plus en plus nombreux et s’intègrent au processus chilien de changement. Les organisations et partis politiques se partagent entre celleux qui croient que la « voie pacifique vers le socialisme » aboutirait au changement de la société, et celleux qui n’arrivent pas à généraliser les luttes sectorielles à toute la société. Ni les uns ni les autres ne présentent une proposition programmatique ou transitoire pour la transformation du système.
Durant cette période, Túlio Roberto s’intéresse intensément aux luttes ouvrières des nouvelles structures de double pouvoir : les cordones industriales. Il est enthousiasmé par cette expérience
Au Chili, la polarisation de classes s’approfondit, le processus se radicalise avec l’offensive patronale de paralysie des transports en camions (dite « grève des camionneurs ») puis par l’organisation d’une pénurie (« boycott ») des denrées alimentaires et des produits de première nécessité. Face à cela, émerge une réponse inédite et spectaculaire pour ces jeunes brésiliens du PdP qui n’avaient entendu parler de « double pouvoir » que dans les réunions et dans les lectures : l’apparition des cordones industriales, l’auto-organisation d’ouvrier·es implantés dans les usines de différents secteurs de Santiago, mais aussi dans plus d’une dizaine de provinces importantes du pays. Des militants du Parti socialiste, du Parti communiste, du MIR, se détachent des ordres et de la « discipline de parti », car le contrôle ouvrier des usines devient leur priorité. Réquisition des industries abandonnées, reprise des livres de comptes, organisation de la production sont décidées en assemblée. Les « ordres » des partis sont hors sujet, la priorité est aux décisions collectives.
Tout le pouvoir se concentre entre les mains de ces ouvrier·es qui structurent et élargissent leur mouvement des usines aux quartiers, dans les « poblaciones ». Cette authentique auto-organisation se construit et renforce la perspective de nouvelles relations de production.
La bourgeoisie abandonne alors son offensive de « grève » et de « boycott » pour se concentrer sur la préparation d’un coup d’État. En juin 1973, les militaires du régiment « Tacna » se soulèvent, mais le « Tanquetazo » avorte.
L’Unité populaire ne croit pas en la détermination de la bourgeoisie à stopper cette dynamique. Le gouvernement ne prépare pas la population et encore moins les mouvements à la moindre attaque militaire. Des concessions sont faites à la bourgeoisie sur le programme initial relatif aux mesures sociales, ainsi que des vœux de confiance aux forces armées.
Au cours de l’année 1972, le groupe PdP défend les théories trotskistes de la nécessité d’un outil international, un parti politique pour agir pour la transformation de la société. Influencé·es par les discussions avec Peter Camejo, ardent défenseur des positions de la minorité de la IV, et par les interventions éminemment politiques de Raul Santander, ses militant·es décident de se rapprocher de la IVe Internationale. Ils initient alors un processus de discussions sur la priorité du moment : participer et amplifier le processus révolutionnaire au Chili ou préparer le retour au Brésil des réfugié·e·s pour construire un nouveau parti.
La lutte de classe au Chili éveille le désir de plus en plus fort de Túlio Roberto de s’engager dans ce processus. Un débat a lieu au sein du groupe qui aboutit à une scission. Une partie décide de se concentrer sur la construction d’une organisation tournée vers le Brésil. Túlio défend une autre orientation de construction d’un nouveau et minuscule parti de la IVe Internationale, le Parti socialiste révolutionnaire (PSR), décidé à clore le chapitre de l’entrisme au sein du PS, et qui défend l’intégration pleine et entière dans les luttes de masse avec l’espoir de peser dans le processus chilien.
Les militant·es du PSR intègrent les cordones industriales et contribuent auprès des ouvriers à consolider leurs structures. Les révolutionnaires latino-américains de la IV installé·es au Chili décident alors aussi de rejoindre le PSR et interviennent dans le but de participer à la résistance des masses.
Militant de la IVe Internationale, Túlio Roberto se donne à fond dans le richissime processus chilien au côté d’Hugo Blanco (péruvien, leader de la IVe Internationale), avec l’espoir d’une riposte ouvrière face aux attaques et à la deuxième6 tentative de coup d’État.
À ce moment-là, Le PSR n’a aucune illusion sur les intentions de la bourgeoisie qui veut renverser l’UP. Le 1er septembre 1973, il publie une déclaration7 à propos de l’affrontement de classe au Chili. La déclaration commence par le constat que la situation politique nationale est à un tournant crucial vers une solution définitive de la question du pouvoir. Elle constate l’incapacité de l’UP à répondre aux besoins du prolétariat. Analysant les attaques de la bourgeoisie et les intentions de l’impérialisme étatsunien, la déclaration conclut que « les facteurs sociaux et politiques font que la solution de la question du pouvoir, de l’extension du processus révolutionnaire et du triomphe de ce processus n’est possible que sur le terrain de la lutte armée. »
Le 11 septembre, Túlio Roberto se rend à son travail pendant que les sons des klaxons inondent les rues des commerces de luxe de Santiago, une bombe explose sur la Moneda, le palais présidentiel, tout près du lieu de travail de Túlio. Il sait ce qui se passe et se dirige vers son domicile pour retrouver sa compagne et réfléchir sur ce qu’il faut faire. Impossible d’échapper au contrôle de voisins complices du coup d’État, qui dès son arrivée chez lui, le menacent de mort s’il ne vient pas au déjeuner pour fêter le coup d’État.
Le lendemain, une patrouille de militaires sonne à la porte de sa maison. En se rendant compte qu’ils sont une cible des militaires, Túlio prend sa compagne dans les bras et lui annonce : « Je ne sais pas que ce qu’ils vont faire, mais cette fois-ci, je ne nierai ni mes convictions, ni qui je suis ». Les militaires envahissent la maison, la fouillent entièrement, puis emmènent le couple à l’École militaire. Sa compagne est libérée et Túlio est conduit au Tacna, où se trouvent les putschistes, avec deux uruguayens tupamaros et des membres du GAP – Groupe des amis du président, la garde rapprochée d’Allende. Túlio n’est jamais revenu, son corps n’a jamais été retrouvé8.
Depuis, sa compagne, ses proches, ses amis, n’ont cessé de chercher un indice, une trace de lui. Porté disparu, on l’a oublié…
Cette année 2023, marquée par le cinquantenaire de la fin de l’Unité populaire, un groupe de Brésilien·es rendent hommage à Túlio et aux autres disparu·es et assassiné·es, victimes de la dictature militaire de Pinochet. Une plaque commémorative va être posée à Santiago. Pour ne pas oublier9.
Une étonnante particularité de la trajectoire de ce révolutionnaire, c’est que son organisation, le PSR, n’est jamais citée dans les innombrables analyses, descriptions, critiques des sections européennes de la IVe Internationale, et encore moins l’information sur la mort de l’un de ses militants… Seule la déclaration du PSR alertant sur l’urgence de la préparation armée de la résistance, a été publiée par l’ancienne minorité, le SWP, l’ex-section de la IVe Internationale aux États-Unis.
À la suite de la scission du PdP, certains membres du groupe qui a choisi de construire un nouveau parti au Brésil, se sont réfugiés en Argentine et ont rencontré Nahuel Moreno. Ces membres ont fondé bien des années plus tard le Parti socialiste des travailleurs unifié – le PSTU. Certains de ces militant·es, camarades de route du groupe PdP, ont rendu hommage à Túlio mais en réécrivant son histoire. Selon eux, il aurait été l’un des fondateurs du PSTU puisque fondateur du PdP.
Un goût amer persiste à l’évocation de ce révolutionnaire hors pair !
Le PSR, outil politique réunissant les exilé·es de la IVe Internationale au Chili, participant pleinement au processus de résistance, membre de la IVe Internationale, n’est pas reconnu. La répression féroce qu’ont subie ses militants non plus…
Discrets et déterminés, la IVe Internationale a aussi ses héros
Túlio Roberto, présente !
Résolution du Comité central du PSR du 1er septembre 1973101. La situation politique nationale est à un moment décisif par rapport à la solution définitive du problème du pouvoir. La nécessité de mettre un terme à la période d’instabilité provoque des changements importants sur le plan politique, qui modifient le rapport de forces entre les classes antagonistes et entraînent des modifications à l’intérieur même de ces classes. Ceci doit provoquer un affrontement à brève échéance. 2. Le gouvernement de l’Unité Populaire – tel qu’il est né en septembre-novembre 70 – a utilisé tous ses atouts. À l’heure actuelle, il ne contente ni le prolétariat, ni la bourgeoisie. Malgré son évolution à droite et les concessions accordées, il n’est pas arrivé à satisfaire les exigences de l’impérialisme et de la bourgeoisie nationale qui profite de ses concessions pour l’amener à capituler complètement d’abord, tandis qu’elle s’organise dans le but de le renverser par la force. 3. Dans ce but, les exploiteurs utilisent tous les moyens légaux et illégaux. Ils ont réparti leurs forces dans divers secteurs : au terrorisme caché s’ajoute la pression politique avec mobilisations massives, grèves de secteurs professionnels, tentatives de briser le mouvement ouvrier lui même, dans le but de renforcer leur base sociale. En même temps, ils accélèrent leur travail à 1’intérieur des forces armées pour les pousser au coup d’État. 4. La classe bourgeoise est pour le moment à l’offensive politique et exerce son agressivité en dehors de ses propres partis. Cela reflète une crise de la direction bourgeoise. La bourgeoisie se voit confrontée à la nécessité absolue de combattre et d’écraser le mouvement ouvrier d’une part, et à l’inadaptation de ses structures traditionnelles d’autre part. Cette contradiction accélère sa restructuration sur de nouvelles bases, aggrave l’instabilité politique, économique et sociale, créant les bases pour la suprématie des forces armées qui se révèlent comme la seule solution à cette crise de direction. 5. Emprisonné dans cette offensive, de concession en concession, le gouvernement a changé de caractère : il perd ses possibilités d’action progressistes, il se sépare des masses qui le soutiennent, se tournant vers la droite. Ses caractères de bonapartisme sui generis évoluent, lui donnant la physionomie d’un gouvernement bureaucratique-militaire. Son isolement de l’ensemble des forces ouvrières el paysannes s’accentue. 6. Le mouvement ouvrier et paysan passe par une étape de développement extraordinaire, qui montre son influence à la base. Les secteurs importants de l’industrie nationale, les plus décisifs, sont sous son contrôle. De diverses façons, il procède à l’expropriation de la propriété privée, exerçant des formes combinées de contrôle ouvrier et d’administration directe sur des industries manufacturières et des exploitations agricoles, bien décidé à ne pas les rendre à leurs anciens propriétaires. 7. Ces faits montrent la vigueur de l’offensive ouvrière, marquant l’époque de son sceau. Si, jusque là, une mobilisation politique générale n’a pas eu lieu, il est clair qu’elle se prépare sur les bases déjà acquises. Il se constitue une étape de concentration des forces à l’intérieur du mouvement de classe et l’une de ses caractéristiques est la préparation militaire à la base, au sein de la classe, des usines, des assemblées de paysans et des « cordones industriales ». La volonté d’aller vers la révolution socialiste élève le degré de conscience des travailleurs qui se préparent à résister à la contre-offensive les armes à la main. 8. La radicalisation en cours, le mûrissement de la conscience politique, résultat direct de l’action des masses, ouvrent un fossé qui s’agrandit chaque jour entre les masses en lutte et les directions réformistes. De larges avant-gardes liées à l’ensemble des travailleurs, comprennent très rapidement la nécessité de détruire l’impérialisme et la bourgeoisie nationale de même que la nécessité de construire d’urgence une authentique direction révolutionnaire. Les directions réformistes s’emploient à paralyser cette évolution positive, retenant provisoirement le déchainement d’une offensive anti-bourgeoise claire qui, par son dynamisme, devrait également en finir avec les illusions que peut encore donner le gouvernement actuel. 9. Les possibilités d’un contrôle politique des masses par les directions réformistes s’affaiblissent visiblement. Les bases des partis ouvriers sont fortement ébranlées. Une partie intégrante et décisive du mouvement ouvrier ne peut plus concilier sa conduite avec celle de ses propres directions et se prépare à combattre dans ses propres partis. Des courants révolutionnaires sains cherchent une organisation, ouvrant la voie à des déplacements politiques qui créeraient les conditions préalables à la formation d’un parti révolutionnaire. 10. C’est l’ensemble de ces phénomènes, leur interaction, qui conduit inévitablement à un affrontement entre les classes dans un délai de plus en plus court. C’est une question de vie ou de mort pour l’impérialisme et la bourgeoisie nationale de contenir d’abord et d’écraser ensuite ce mouvement ouvrier qui est en train de l’exproprier. La bourgeoisie comprend clairement que même la capitulation du gouvernement – qui ne signifie pas engagement d’une offensive contre le mouvement ouvrier – ne suffit pas. C’est cette appréciation qui détermine quel laps de temps la bourgeoise laisse à l’actuel gouvernement, avant d’employer toutes ses forces à le renverser. 11. Ce sont les facteurs sociaux el politiques qui font que la solution de la question du pouvoir, de l’extension du processus révolutionnaire et du triomphe de ce processus n’est possible que sur le terrain de la lutte armée. Les larges masses, les ouvriers et les paysans, se préparent maintenant à la lutte avec ces perspectives fondamentales. La lutte de classes se propage à l’intérieur des forces années là aussi, une brèche s’ouvre entre la base et la direction. La troupe se reconnaît dans les idées générales des travailleurs, sensible à ses origines de classe et s’aperçoit des contradictions au sein des corps répressifs de l’État bourgeois. 12. Le Parti Socialiste Révolutionnaire place an centre de son activité l’intégration de la lutte armée dans ce processus il le fait de façon claire et résolument. La possibilité pour lui d’être un pôle de formation du parti de la révolution socialiste et de travailler au triomphe de la révolution est inconcevable s’il ne s’engage pas dans la préparation et le développement de la lutte armée. Il ne s’agit pas pour nous de nous substituer à la classe, mais de participer sans réserve, avec l’intention de diriger, unis avec les masses, l’affrontement armé inévitable dans lequel les secteurs les plus actifs sont déjà engagés, répondant à l’initiative de la classe ouvrière. 13. Nous réaffirmons les tâches de la résolution du Bureau Politique du 10 août: a) écraser la contre-révolution bourgeoise, en particulier dans son foyer le plus actif, la grève des transporteurs. Appui à l’initiative des « cordones industriales » et des « commandos communales » de réquisitionner les véhicules des grévistes b) rejeter toute transaction, tout dialogue avec les ennemis des travailleurs c) renforcer le pouvoir ouvrier et populaire sur ses véritables bases : les « cordones industriales » et les « commandos communales » pour écraser la bourgeoisie et déborder le réformisme. Aucune restitution d’usine. Continuer l’expropriation de la bourgeoisie nationale d) construire l’Unité Révolutionnaire comme instrument de la progression du processus révolutionnaire. Concrétiser cette unité à tous les niveaux avec le MIR, le MAPU(G) et les secteurs avancés du PS. |
- 1Aylton Quintiliano a écrit plusieurs ouvrages, entre autres A Guerra dos Tamoios (La guerre des Tamoios), éditions Reper, 1965. Dans ce roman, il décrit le premier mouvement de résistance indigène, ses us et coutumes, et démystifie l’anthropophagie et l’hostilité de ces peuples. Il est aussi l’auteur de Chemins d’espérance, 1959, Liveiro do Solar Renegades – Une vraie romance La grande Muraille Grão Pará : revue historique Droit de vivre (poésie) et Estrada do Sol.
- 2En 1968, a lieu une grève ouvrière combative à Contagem, Minas Gerais, remettant en question les bases de la politique de l’époque : le mouvement a lieu sans la présence du syndicat « jaune », dans les lieux de travail, ce qui provoque la peur de l’État et dans la bourgeoisie. Il s’agit d’un mouvement dirigé par des organisations dissidentes du PCB, il a montré que la résistance syndicale est possible en pleine dictature. Contagem a eu un impact sur les ouvriers d’Osasco en 1968. Ces derniers décident de faire grève. L’auto-organisation d’Osasco devient un exemple pour le mouvement syndical brésilien. Elle démontre que sans coordination de chaque section, de chaque usine et des quartiers, la grève ne peut être soutenue, et encore moins devenir un soulèvement ouvrier général. Cette expérience a montré qu’une occupation d’usine peut remettre en cause les responsables des usines, que pour occuper il faut préparer un « environnement de grève » et un réseau de solidarité en faveur de l’occupation.
- 3Carla Luciana SILVA, « Sequestros e terrorismo de Estado no Brasil: casos de resistência revolucionária », Izquierdas n° 49, octobre 2020, https://www.scielo.cl/pdf/izquierdas/v49/0718-5049-izquierdas-49-84.pdf
- 4Ponto de Partida, « Concerning a Kidnapping in Brazil », Intercontinental Press, March 29, 1971.
- 5Peter Camejo, « Brazilian Marxist View of Kidnapping », The Militant, April 30, 1971, Volume 35, Number 16.
- 6La première le 27 juin 1973, un régiment blindé avec l’aide du groupe néofasciste Patrie et liberté prennent d’assaut le centre de la capitale. Le jour même, les généraux Carlos Prats et Augusto Pinochet neutralisent les putschistes.
- 7Déclaration du 11 septembre 1973 sur l’affrontement, (voir en p. 35).
- 8https://memoriaviva.com/nuevaweb/desaparecidos/desaparecidos-q/quintiliano-cardoso-tulio-roberto/eb/detenidos-
- 9https://memoriasdaditadura.org.br/memorial/tulio-roberto-cardoso-quintiliano/
- 10Cette résolution a été adoptée le 1er septembre 1973 par le Comité Central du Parti socialiste révolutionnaire (PSR, section chilienne de la IVe Internationale). Nous reprenons la traduction française publiée par la revue Quatrième Internationale n°9/10 (nouvelle série) de septembre-octobre 1973.