Iran : La renaissance d’un peuple laïc

par Houshang Sépéhr
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Le 16 septembre 2022, une jeune femme kurde nommée Jina Mahsa Amini est décédée lors de sa garde à vue par la police de mœurs. Sa mort a déclenché des protestations à l’échelle nationale : des jeunes filles et des femmes sont descendues dans la rue, brûlant leurs voiles, se coupant les cheveux et hurlant pour exiger la fin de ce régime sanguinaire. 

 

Une volonté de changement radical

L’explosion d’une colère féminine longuement accumulée. 

 

Cette contestation est l’aboutissement de décennies de colère contre l’apartheid sexiste : banalisation des discriminations juridiques, violences étatiques, humiliations quotidiennes. Depuis plus de 40 ans, les femmes et les filles vivent sous l’oppression et la terreur imposées par le gouvernement iranien, subissant des restrictions humiliantes concernant leurs tenues, leurs comportements et les aspects les plus intimes et privés de leur vie.

Pendant trop longtemps, le corps et la sexualité des femmes ont été un outil politique pour préserver le système patriarcal, en Iran comme ailleurs. Pendant des années, chaque femme a accumulé en elle une colère contre cette oppression personnelle et institutionnelle. Et c’est la convergence de ces colères individuelles qui s’exprime collectivement aujourd’hui et alimente ce soulèvement féministe.

Dirigé par des femmes, ce mouvement a uni la grande majorité de la population (quels que soient le sexe, l’âge, l’orientation sexuelle, l’identité de genre, l’appartenance ethnique et le statut socio-économique) dans le rejet des lois arbitraires concernant le port obligatoire du voile, les restrictions à l’autonomie et à l’intégrité physique des femmes, les atteintes à la vie privée.  

Ce soulèvement s’oppose à toute tentative de remettre en cause la liberté d’expression des femmes. Il vise à mettre fin à l’oppression de leur sexualité, et à la violation de leurs droits sexuels et reproductifs. Il procure un espace à l’expression de leur colère dans une vie imprégnée de persécutions politiques, de corruption économique et de destruction environnementale.

Cette courageuse nouvelle vague de résistance féministe a ébranlé les fondements de la théocratie patriarcale et archaïque. Le gouvernement iranien réagit par la force brutale, les détentions arbitraires et les exécutions publiques. À la fin janvier, plus de 500 personnes avaient été tuées par les forces de sécurité iraniennes, dont 70 enfants (beaucoup pensent que ces chiffres sont largement sous-estimés). Viennent s’y ajouter les suicides de personnes relâchées, et maintenant le début des exécutions capitales.

 

La plus grave crise politique de l’histoire de la République islamique.

 

Les racines de cette crise datent de l’émergence du régime théocratique en 1979. De par sa durée, son extension à toutes les régions du pays, ses particularités et ses conséquences, cette crise diffère largement de celles qui l’ont précédée. 

 

• En 2009, la réélection fraudeuse de Mahmoud Ahmadinejad pour un deuxième mandat présidentiel, avait fait descendre dans les rues des grandes villes de très nombreux Iranien∙nes qui scandaient « Où est passé mon vote ? » (1). 

 

• Fin 2017 et début 2018 (2), l’annonce par le gouvernement de nouvelles mesures d’austérité économique a provoqué une vague de manifestations secouant tout le pays, rapidement et violemment réprimées par les forces de l’ordre (3). 

 

• En novembre 2019, une mobilisation massive contre l’augmentation du prix des carburants a eu lieu sur l’ensemble du territoire. Elle a été réprimée dans un bain de sang sans précédent.

 

On est ainsi passé de la contestation électorale de 2009, aux contestations de type économiques et sociales de 2017 et 2019. Ces dernières reflétaient la dégradation du niveau de vie de la population, l’appauvrissement de la classe moyenne, l’augmentation du chômage, et l’amplification de l’inflation. 

Durant les années qui suivirent, la détérioration de la situation socio-économique a continué, et l’inflation a atteint 40 %. 

C’est dans ce contexte qu’en juin 2021 a été « élu » à la présidence de la République l’ultra conservateur Ebrahim Raïssi. Celui-ci est surnommé « le boucher » en raison de son rôle dans l’assassinat de milliers de prisonniers politiques en 1988.

La gestion d’un pays en crise économique, engagé dans d’interminables négociations internationales pour faire revivre un accord nucléaire moribond, est passée entre les mains d’un religieux au passé sanguinaire, élu avec le taux de participation le plus faible de l’histoire de la République islamique. Après que la fraction ultra-conservatrice du régime se fut emparée du contrôle des trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire), elle décida de réactiver la brigade des mœurs. C’est dans ce contexte que la crise actuelle s’est déclenchée.

L’assassinat de la jeune kurde Jina Mahsa Amini le 16 septembre, par la police des mœurs pour un voile mal ajusté, a immédiatement déclenché un tollé d’ampleur sans précédent dans tout le pays, et plus particulièrement chez les jeunes femmes. Celles-ci ont rapidement lancé un mouvement de protestation qui s’est étendu en quelques jours à tout le pays. 

Aux jeunes femmes se sont joints les jeunes hommes. De la rue, la contestation a gagné les universités, et bientôt les collèges, les lycées et même les écoles primaires. En quelques semaines, ce mouvement s’est transformé en un soulèvement regroupant de nombreuses composantes de la société iranienne qui désormais rejettent massivement un régime considéré comme incompétent, corrompu et terriblement répressif. La grande majorité de la population ne s’identifie pas à un tel régime. Outre le clergé chiite, les seules personnes lui étant restées fidèles sont les Gardiens de la révolution (ainsi que leurs affidés) qui sont impliqués dans de nombreux secteurs de l’économie, ainsi que d’autres groupes liés aux « institutions révolutionnaires » comme les fondations, toutes dirigées par le bureau du Guide.

 

Jin, Jiyan, Azadi (Femme, Vie, Liberté). 

 

Depuis l’arrivée au pouvoir du régime actuel, de nombreux soulèvements et mobilisations ont eu lieu. Les femmes y étaient présentes à chaque fois, et elles ont marqué ces rébellions par leurs revendications de liberté. Mais la révolte actuelle est de nature différente, car elle a été directement lancée et contrôlée par des femmes. 

Le soulèvement a commencé le jour des funérailles de Jina dans sa ville natale située au Kurdistan iranien. Il s’est rapidement étendu dans cette région marquée par l’oppression nationale et sexuelle pratiquée par le régime théocratique depuis le premier jour de son arrivée au pouvoir. Les rues y sont devenues effervescentes. « Jin, Jiyan, Azadi » fut le principal slogan scandé et celui de « Zan, Zéndégui, Azadi » (sa traduction en persan) lui a fait écho dans d’autres villes d’Iran. Il s’est également répandu dans toutes les langues pour exprimer la solidarité internationale des peuples du monde avec les femmes iraniennes.

L’assassinat d’une jeune femme ordinaire est en Iran un événement malheureusement fréquent, socialement considéré comme banal. Pour le régime théocratique, de tels meurtres ont peu d’importance. Celui de Jina est néanmoins devenu très rapidement une affaire nationale pouvant ébranler les fondations du régime, et a également pris une dimension internationale. 

Si des femmes ont très courageusement été à l’origine du déclenchement de la crise actuelle, c’est parce qu’elles sont les premières victimes de la contre-révolution islamique et qu’elles subissent depuis 44 ans un système oppressif les réduisant en citoyennes de second rang. Un bref résumé de l’histoire de la société iranienne et du statut des femmes sous la République islamique est indispensable pour comprendre ce qui se passe actuellement dans le pays.

 

Retour sur le renversement du régime monarchique

 

En 1977-1979, la révolution contre la dictature du Chah et pour l’obtention de la liberté politique a été l’une des révolutions les plus importantes du XXe siècle. Elle a connu un degré incroyable de participation des masses et a duré deux ans. 

Pendant les quatre derniers mois menant à l’insurrection du 13 février 1979, une grève générale a eu lieu impliquant plus de 4 millions de salarié∙es. On a assisté dans les entreprises à une explosion de comités de grève, de syndicats et de conseils ouvriers (chora en persan). Ces derniers entendaient exercer un contrôle sur la production ou encore enquêter sur les contrats conclus avec des sociétés étrangères. 

Simultanément, la plupart des secteurs urbains étaient sous le contrôle de comités de quartier. 

Alors que Khomeiny cherchait à négocier une transition en douceur, une insurrection populaire a eu lieu à Téhéran du 9 au 13 février 1979. Elle a débouché sur l’abolition de la monarchie. 

La nuit de l’insurrection de Téhéran, on a estimé que plus de 300 000 revolvers et mitrailleuses avaient été dévalisés dans diverses casernes militaires et distribués à la population. Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant que Khomeiny ait dû organiser l’une des contre-révolutions les plus rusées et les plus sanglantes de l’histoire récente.

Le nouveau gouvernement a décrété la nationalisation totale de l’industrie pétrolière (26 février 1979), puis la nationalisation de l’industrie (16 juin).

 

La mise en place d’une théocratie islamique fascisante de type mussolinien

 

Aussitôt commencée, la révolution a été déclarée terminée par ceux qu’elle avait portés au pouvoir. Khomeiny ordonna d’empêcher que « les armes tombent aux mains des ennemis de l’Islam » et a déclaré : « Je n’admettrai pas l’anarchie ».

Dès les jours suivants, les religieux ont mis en place des comités dans les quartiers et les lieux de travail. Ces Comités Imam Khomeiny s’employèrent à poursuivre la récupération systématique des armes et à établir l’ordre capitaliste-islamique. Les miliciens islamistes eurent le droit de tirer sur les personnes armées circulant sans autorisation. De même la Savak, la sinistre police politique du Chah, fut remplacée par la Savama. Mais si le sigle changeait, beaucoup de ses membres restaient les mêmes et son fonctionnement ne changeait pas.

Parallèlement, l’autre mesure d’urgence du nouveau régime fut d’appeler « les chers ouvriers », comme disaient les religieux, à reprendre le travail, et en particulier à augmenter la production pétrolière.

Bien sûr, les Mollahs durent faire tomber des têtes et exécuter quelques fournées d’officiers, dont des responsables de la police et de la Savak, trop haïs et trop compromis avec le régime du Chah. Mais des « cerveaux » de l’ancien régime restèrent en place, notamment pour mettre en place la Savama, la nouvelle police politique.

L’armée avait certes été ébranlée par l’insurrection de Téhéran. Mais l’état-major, en se ralliant relativement vite, en avait préservé l’essentiel. La haute administration et une bonne partie de la Savak sortirent de cette épuration globalement intactes. Dès le 18 avril, Khomeiny proclama une Journée de l’armée avec un défilé à Téhéran. En juin, il annonça une amnistie en faveur des militaires et des policiers. Et, à partir de juillet, il devenait interdit de porter plainte contre eux.

La hiérarchie militaire avait été l’enfant chérie du Chah. Ses membres avaient été formés aux États-Unis et Khomeiny pouvait à juste titre craindre des complots de sa part. Ainsi, après le raid américain contre l’Iran en avril 1980, on apprit que plus de deux cents militaires iraniens avaient participé à une conjuration.

Le problème posé par l’armée fut sans doute l’une des raisons qui poussèrent le nouveau régime à promouvoir et organiser des corps de répression armés plus directement loyaux envers lui et à son idéologie : le Corps des Gardiens de la révolution (Pasdaran) ainsi que diverses autres milices paramilitaires islamiques, recrutées en grande partie dans la jeunesse miséreuse, les voyous, les criminels de droit commun et le lumpen-prolétariat. Ces forces furent encadrées par des milliers de mollahs ou d’apprentis-mollahs. Elles avaient de plus la capacité d’encadrer et contrôler la population, ce qui était hors de portée de l’armée classique.

Durant des semaines, et même des mois, après le renversement de la monarchie, les villes, puis plus sporadiquement les campagnes, connurent un bouillonnement politique et social. De nouveaux comités généralement impulsés ou en tout cas pris en mains par des militants islamiques, apparurent dans les quartiers et lieux de travail. 

Mais simultanément ces comités traduisaient, y compris de façon déformée, l’aspiration générale de la population à exercer un certain pouvoir. Ceux-ci furent ensuite structurés au niveau des villes sous la direction de religieux.

Dans les usines, l’effervescence et l’enthousiasme régnèrent pendant quelque temps. Des sortes de conseils de travailleurs (les Choras), apparurent dans un certain nombre d’entre elles. Les ouvriers cherchaient à détecter les agents de la Savak, revendiquaient pour les salaires, mais aussi pour pouvoir nommer les dirigeants de leur entreprise lorsque, comme c’était souvent le cas, les anciens avaient mis la clé sous la porte.

La plupart des Choras n’étaient pas consciemment des structures de contestation, même s’il leur arrivait de gêner la production.

Et même si la classe ouvrière put, durant cette époque, faire quelques pas dans l’apprentissage de la discussion libre et de l’organisation élémentaire, les militants islamiques conservèrent en fin de compte le contrôle des comités de travailleurs, qui furent transformés en simples instruments de contrôle et d’espionnage du régime et finirent par tenir lieu de police khomeyniste.

Les divers comités auraient-ils pu devenir l’embryon d’organes indépendants de la classe ouvrière ? Peut-être. Mais il aurait fallu que les principales organisations de gauche ayant des militant∙es dans ces structures, proposent une autre politique que celle de soutenir le nouveau régime. 

Malheureusement, presque toutes avaient de profondes racines staliniennes et vouaient la révolution à en rester à un stade anti-impérialiste. L’heure n’était pas pour elles à lutter simultanément pour la démocratie et encore moins le socialisme qu’elles renvoyaient à un avenir lointain. Voyant dans Khomeiny le champion de la lutte contre « le grand Satan impérialiste », les principales organisations se réclamant de la gauche firent bloc avec lui contre la bourgeoisie libérale. Elles accusèrent les courants de gauche voulant lutter simultanément contre l’impérialisme, pour la démocratie et pour le socialisme d’être la cinquième colonne de la contre-révolution (4). 

La première opposition ouverte rencontrée par le nouveau régime fut celle des populations des différentes minorités opprimées dans le Baloutchistan, le Turkménistan, le Khuzestân pétrolier (où la population est en partie arabe et non persane), et surtout le Kurdistan avec ses traditions de lutte pour l’autonomie culturelle et où les organisations nationalistes réclamaient une forme d’autonomie.

Pour ces minorités, l’empire des Pahlavis avait été une « prison des peuples non perses ».

 

 

* Houshang Sépéhr, militant marxiste-révolutionnaire iranien exilé, animateur de Solidarité avec les travailleurs en Iran (STI), est membre de la IVe Internationale.

 

1. H. Sépéhr, « Où va la république islamique », Inprecor n° 553/554 de septembre-octobre 2009 : www.inprecor.fr/article-Iran-ù va la République Islamique ?id=772 

2. H. Sépéhr, « Iran – Un tournant politique radical », À l’encontre, 2 mars 2018 : http://alencontre.org/moyenorient/iran/iran-un-tournant-politique-radical.html

3. H. Sépéhr, « Iran : après le tremblement de terre, le tremblement social », Inprecor n° 647, janvier 2018 : http://www.inprecor.fr/article-Après-le-tremblement-de-terre,-le-tremblement-social?id=2095

4. H. Sépéhr, « Sur la nature du régime iranien », Europe solidaire sans frontières, 15 septembre 2007 : https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article43198