Yuliya Yurchenko : Je suis allé en Ukraine avec une délégation britannique de journalistes et de syndicalistes qui est restée jusqu'au 22 février, date à laquelle Vladimir Poutine a signé le décret qui supposait la légitimité des " républiques » séparatistes de l'est de l'Ukraine. Il était clair que la guerre était imminente, mais j'ai décidé de rester. Et d'une certaine manière, c'était choquant. Je ne voulais pas croire qu'une invasion était possible, d'autant plus que cette guerre est une folie absolue et que la Russie y perd aussi beaucoup.
Je suis restée en Ukraine non seulement parce que je voulais être avec ma famille, mais aussi parce que je voulais savoir ce qui allait se passer et comment je pouvais aider. Le 24 février, lorsque les bombardements ont commencé, j'ai fui Kiev avec un ami et sa famille. Il est resté dans la région de Kiev et moi je suis allée à Vinnytsia.
João Biscaia : Qu'avez-vous vu pendant ces mois où vous étiez à Vinnytsia ?
Yuliya Yurchenko : Dès le premier jour, j'ai senti que c'était angoissant. La première semaine, tout le monde était sous le choc, essayant de comprendre la situation. Personne ne pouvait dormir. Comme Vinnytsia se trouve dans la partie occidentale du centre de l'Ukraine, près de la Moldavie, et qu'une grande partie du conflit était concentrée dans d'autres régions, tout est devenu plus calme avec le temps, bien que la ville et ses banlieues aient été bombardées à tel ou tel moment.
Les premières semaines, les alertes de frappes aériennes ont été nombreuses. Et comme les intentions de la Russie n'étaient pas claires, c'était très difficile. Le pays tout entier était en sursaut. Il fallait courir et monter les escaliers pour se cacher dans la cave de la maison. Ma mère a des problèmes cardiovasculaires et elle est aussi une personne assez émotive, elle a donc été très perturbée par toute cette situation, les sirènes et le bruit des avions militaires. J'avais peur qu'elle n'ait un autre accident vasculaire cérébral et qu'elle ne puisse pas recevoir les soins de santé appropriés. Il y a eu de nombreux décès de civils dus au manque de soins médicaux : interruption des traitements contre le cancer, manque de médicaments pour les maladies cardiovasculaires. De nombreuses femmes ont eu des enfants mort-nés.
Mon ami - avec qui j'ai fui Kiev - était sous occupation russe avec sa famille. Lorsqu'il a réussi à s'échapper à nouveau et qu'il est arrivé avec sa famille dans l'ouest de l'Ukraine, l'une de ses filles a été diagnostiquée comme souffrant d'une péritonite et a dû être opérée d'urgence. Heureusement, cela ne s'est pas produit lorsqu'ils étaient sous occupation, avec des soldats russes et tchétchènes à leur porte.
João Biscaia : Même dans une ville qui n'a pas été le théâtre d'affrontements, comment la vie quotidienne a-t-elle changé ?
Yuliya Yurchenko : Étant donné que Vinnytsia est une ville plus calme et n'a pratiquement pas connu d'affrontement, il y a une forte présence de personnes déplacées à l'intérieur du pays et de nombreux blessés y sont envoyés. Cela signifie que les hôpitaux sont surchargés, tout comme les hôtels et le marché de la location. Des personnes dorment dans les couloirs des gares en attendant d'être relogées. D'autres ont été installées dans des écoles ou des dortoirs universitaires.
Il y a eu un réarrangement forcé dans l'économie quotidienne de nombreuses villes. Par exemple, Lviv a accueilli de nombreuses personnes déplacées. Selon certaines estimations, la population de Lviv a presque doublé. Cela crée une forte pression sur les infrastructures et les services locaux. Et cela peut également entraîner des tensions sociales. Un chauffeur de taxi, lorsque j'étais sur le point de partir, m'a dit que de nombreux chauffeurs de taxi d'autres villes sont venus à Vinnytsia avec leur voiture, pour continuer à travailler, ce qui a augmenté la concurrence entre les chauffeurs et fait baisser le prix des courses.
Il y a beaucoup de dynamiques intéressantes, et désagréables, en cours. Une de mes collègues, Aliona Liasheva, qui appartient également au Sotsialnyi Rukh (Mouvement social), a étudié le marché immobilier et les conséquences de l'afflux de personnes déplacées sur les prix des logements à Lviv et dans d'autres villes frontalières. Certains propriétaires ont ouvert leurs portes aux réfugiés et aux personnes déplacées, d'autres ont décidé de doubler ou de tripler les loyers. Nous avons vu des situations terribles d'extorsion et de spéculation.
En outre, la vie quotidienne a été complètement bouleversée. Les voies ferroviaires et routières ont été coupées, ce qui perturbe l'approvisionnement de certains biens et services. Les alertes aériennes perturbent le fonctionnement normal de nombreux services. Selon la loi, aucun bureau administratif ne peut être ouvert lorsque la sirène se déclenche. Il y a des points de contrôle partout, dans de nombreuses villes il y a des couvre-feu.
Le système éducatif a aussi été complètement déstabilisé. Même si deux années de pandémie ont préparé les enseignants et les élèves à l'enseignement à distance, la guerre a eu des effets inégaux sur ces derniers dans différentes régions. En Pologne ou en Allemagne, il y a des jeunes qui suivent des cours à distance, mais il y a aussi des jeunes en Ukraine qui n'ont pas eu de cours pendant des mois. Sans parler du stress psychologique lié au fait de vivre dans une zone de guerre, malgré les efforts déployés pour donner aux enfants et aux jeunes un sentiment de normalité.
João Biscaia : Avez-vous vu des signes positifs au milieu de tout cela ?
Yuliya Yurchenko : La situation a été difficile pour tout le monde et nous ne connaîtrons le véritable impact de cette guerre que plus tard. Malgré tout, j'ai aussi vu beaucoup de solidarité. J'ai reçu des nouvelles de tout le pays, de notre réseau militant, montrant un extraordinaire élan de solidarité. Les gens donnent ce qui leur reste d'argent, donnent des vêtements, de la nourriture ou des médicaments, ouvrent leur maison aux personnes déplacées. Des cheminots ont aidé à sortir les gens de certaines localités soumises à de violents bombardements pendant plusieurs jours, beaucoup d'entre eux ont perdu la vie.
Ces derniers mois ont été ardus, mais il y a eu beaucoup de rapprochements. Un sentiment de communauté très fort s'est développé à travers des réseaux et des liens d'aide mutuelle qui existaient depuis 2013 ou 2014, parallèlement à d'autres qui sont en cours de construction. Les Ukrainiens subissent un sacrifice collectif et partagé, même si c'est de diverses façons. Il y a peu de respect pour ceux qui veulent gagner rapidement de l'argent. Un sentiment de responsabilité partagée pour l'avenir du pays s'est développé, et il perdurera.
Plusieurs organisations citoyennes, dont le travail se fait par l'intermédiaire de militants et de bénévoles, montrent que les gens peuvent prendre des responsabilités là où l'État est absent ou ne parvient pas à le faire. Ils mènent une action politique directe et répondent activement aux problèmes sociaux qui se posent. Et cela crée un sentiment de confiance qui contribue à réfuter l'idée que la société ukrainienne est impuissante et doit être sous le pouvoir des bureaucrates et des oligarques. Il ne suffit pas de descendre dans la rue pour protester et chasser du pouvoir un politicien à chaque fois. Vous devez retrousser vos manches et vous mettre au travail. Les gens s'en rendent compte et c'est extraordinaire.
J'espère que cela continuera après la fin de la guerre. Les organisations populaires qui reprennent les fonctions de l'État au niveau local ou régional doivent être soutenues institutionnellement afin qu'elles puissent continuer à le faire, car elles savent ce qu'elles font et le font bien : défricher les forêts, gérer les chenils municipaux, s'occuper des personnes âgées. Nous devons favoriser des systèmes de gouvernance décentralisés qui évitent l'usurpation de pouvoir, au moins au niveau régional. Cela me donne de l'espoir.
João Biscaia : Pensez-vous que la presse " occidentale » a réduit les causes et l'importance de ce conflit ?
Yuliya Yurchenko : Il y a certainement une mauvaise interprétation de ce qu'est l'Ukraine. Même les commentateurs, militants ou politologues les mieux intentionnés ont oublié que la Russie ce n'est pas l'Union soviétique. On considère toujours la Russie comme un contrepoids aux États-Unis. L'Union soviétique était un contrepoids idéologique, mais la Russie ne l'est pas.
La Fédération de Russie - et il est important de dire son nom en entier - est une fédération de multiples régions qui ont des droits délégués, mais qui sont devenues une partie de ce qui est connu internationalement comme la Russie à travers l'impérialisme russe - des tsars à l'URSS - en Eurasie. Je ne fais pas partie de ces intellectuels qui disent que l'URSS était comme la Russie impériale. Ils étaient résolument différents et il est ridicule de faire cette comparaison.
Toutefois, il est important de souligner qu'il y avait une hégémonie russe sur les autres régions et républiques, et que cette hégémonie de la Russie impériale a continué dans l'Union soviétique. La culture russe était dominante, de même que sa langue et sa littérature. Les intellectuels, les artistes et les écrivains devaient produire en russe.
J'ai construit ma vision de cette question à travers un prisme gramscien. Vous devez noter où se situe la culture, quel est le rôle de la langue, des politiques ethniques dans toute structure politique, parce que ce sont des choses importantes. Ceux qui disent que cela n'a pas d'importance ont tendance à être des nations colonisatrices.
João Biscaia : Quel rapport avec l'histoire récente de l'Ukraine ?
Yuliya Yurchenko : En fait, l'Union soviétique n'était pas toujours ce qu'elle était sur le papier. Les républiques soviétiques, y compris l'Ukraine, s'en souviennent encore très bien. L'Ukraine ne s'est pas mal débrouillée sous le pouvoir soviétique. C'était la deuxième plus grande économie, elle avait de bonnes infrastructures et de bons services publics, une population très instruite, une grande production technologique. Elle avait sa place au sein des Nations unies. Par rapport à certaines républiques soviétiques d'Asie centrale, l'Ukraine s'en sortait bien mieux.
Malgré cela, la langue et la culture ukrainiennes étaient considérées comme exotiques, tout comme celles des autres républiques. Il existait une culture russe, prépondérante, qui faisait du russe la lingua franca, et les autres cultures étaient considérées comme quelque chose qui dépérit, appartenant au passé. La culture commune devait être russe. Ce genre de chose vous marque. Au tournant des années 1990, je suis allée dans une école de langue ukrainienne, où j'ai appris et parlé en ukrainien. Je me souviens qu'on se moquait de moi parce que j'allais à l'école des " minables » et que je parlais dans ma langue.
Ne pas comprendre l'histoire de l'impérialisme russe et des inégalités nationales au sein de l'Union soviétique, ne pas vouloir comprendre ce qui s'est passé en Russie depuis l'effondrement de l'Union soviétique (le type de pays qu'elle est devenue et ce qu'elle fait actuellement, non seulement à l'intérieur mais aussi dans l'espace post-soviétique), est quelque chose qui empêche de comprendre ce qu'est l'Ukraine.
De nombreuses personnes parlent encore de la Russie comme s'il s'agissait de l'Union soviétique. Nous entendons des commentateurs de gauche qui, obscurcis par leur anti-américanisme et leur position anti-OTAN, semblent incapables de saisir les ambitions impérialistes de la Russie. Bien sûr que les États-Unis sont un tyran international. Bien sûr, l'OTAN n'est pas un chaton câlin que tout le monde devrait caresser et elle a participé à plus de crimes de guerre que l'on ne peut en énumérer à ce stade. Cela ne justifie pas ce que fait la Russie. Le crime de l'un ne justifie pas celui de l'autre.
João Biscaia : Compte tenu de tout cela, la vigueur du nationalisme ukrainien n'est pas surprenante, que ce soit du point de vue civil et patriotique ou de ses expressions les plus radicales…
Yuliya Yurchenko : À mon avis, il est difficile de comprendre la question du nationalisme ukrainien sans comprendre d'abord l'histoire de l'Ukraine en tant que colonie. Ou le nationalisme ukrainien semble avoir la forme que présente de lui la presse occidentale. Il existe des bataillons méprisables qui se sont peut-être adoucis entre-temps, mais qui n'ont pas de quoi s'enorgueillir. Ils portent des insignes du Troisième Reich, certains de leurs textes fondateurs utilisent un langage raciste et suprématiste. Il faut être honnête : ils existent.
Ils se sont fait remarquer lors des manifestations de l'Euromaïdan en 2013. Ces groupes d'extrême droite étaient les seuls à avoir les moyens et les hommes pour " fortifier » les manifestations tout en les détournant. Ce ne sont pas eux qui ont mobilisé les gens, ils ont simplement pris le contrôle des manifestations. Beaucoup de gens ne savaient même pas qui ils étaient ou ce qu'ils voulaient. C'était un processus confus.
Les opinions sur ces groupes sont généralement divisées entre deux grands camps : ceux qui disent qu'ils n'ont aucune importance et ceux qui affirment que l'Ukraine est devenue un État nazi ou fasciste. Il y a ceux qui sous-évaluent et ceux qui exagèrent. La vérité se situe quelque part entre les deux. Par rapport à d'autres pays, ces groupes ne sont pas aussi influents qu'on veut bien le dire. Leurs idées ne bénéficient pas non plus d'une représentation parlementaire significative. Personne ne regarde le résultat obtenu par Marine Le Pen lors de l'élection présidentielle française en tirant la conclusion que la France est une nation fasciste.
João Biscaia : Y a-t-il une fascisation du discours politique en Ukraine ?
Yuliya Yurchenko : Oui, et c'est inquiétant. Bien sûr, il y a le contexte d'une guerre où on se bat pour le droit à l'existence d'une nation entière. Ce contexte explique la résurgence médiatique des chemises brodées et des chants nationaux, explique l'appel à la " vieille » culture. Ce n'est pas un problème en soi, mais cela s'accompagne d'une méfiance russophobe parfois justifiée qui peut facilement se transformer en une haine générale de tous les Russes. C'est une haine qui définit l'Ukraine comme " tout sauf russe » et qui instaure un rejet fanatique de l'histoire commune des deux pays.
Il y a encore beaucoup d'Ukrainiens qui ont le russe comme langue maternelle. Il existe des liens indéniables de nos cultures, mais à l'heure actuelle, avec l'atrocité de cette guerre, je pense que nous avons franchi le Rubicon. Il semble que tout le monde en Ukraine a carte blanche pour utiliser la rhétorique la plus déshumanisante possible contre les Russes. Nous l'entendons dans les discours des ministres, nous le lisons sur les réseaux Telegram. Les termes désobligeants et insultants, que je ne veux pas citer, et le langage déshumanisant se sont normalisés.
Plus cette guerre sera longue, plus il sera difficile de lutter contre cette pratique. C'est ce qui m'inquiète. Je trouve le nationalisme comme faisant partie d'un processus de décolonisation et de libération parfaitement acceptable, s'il n'incarne pas la xénophobie. Il est important de célébrer l'histoire nationale, la musique nationale, la nourriture nationale, tout ce qu'on veut, mais aussi atroce que soit cette guerre, nous ne pouvons pas condamner un peuple à cause de ses dirigeants. Nous voulons croire que nous avons appris quelque chose de la Seconde Guerre mondiale, mais nous semblons répéter sans cesse les mêmes erreurs.
J'espère sincèrement que ce genre de " poison » ne deviendra pas normal et qu'il disparaîtra lorsque la guerre sera terminée, car il ne peut faire partie d'un projet d'émancipation nationale. Affirmer constamment que l'on n'est pas russe ne peut être la manière d'affirmer la nation ukrainienne. C'est toxique et il faut se sortir cette boule de naphtaline de sa tête.
João Biscaia : Vous faites partie d'un mouvement qui est intervenu un peu partout en Europe et au-delà pour l'annulation de la dette extérieure ukrainienne. En quoi cette annulation consisterait-elle en un " acte de décolonisation », comme vous l'avez appelé ?
Yuliya Yurchenko : La lutte pour l'annulation de la dette ukrainienne est importante également en raison de l'exemple qu'elle peut donner aux autres pays. Nous avons travaillé avec différents politiciens et militants dans différents pays sur le problème de la dette par le biais de Sotsialnyi Rukh et de la campagne de solidarité avec l'Ukraine.
C'est un problème qui est étroitement lié au capitalisme impérialiste, mais aussi au sabotage de la liberté dont les gens ordinaires et leurs gouvernements ont besoin pour améliorer leur vie. C'est dévastateur. Et cette dette est immorale. Il est immoral d'accabler d'une dette supplémentaire un pays en guerre. Il est immoral d'attendre d'un gouvernement qu'il accorde la priorité au remboursement de sa dette extérieure alors qu'il traverse une crise humanitaire dans laquelle des millions de personnes ont été déplacées, des milliers ont perdu la vie et beaucoup d'autres sont blessées et mutilées dans les hôpitaux. Ou lorsque la plupart de ses infrastructures ont été détruites et que son budget a été englouti dans des armes pour lutter contre une invasion.
Cela vaut pour l'Ukraine ou tout autre pays en état de guerre ou soumis à un choc économique important. La survie des personnes - la préservation de la vie - devrait être la chose la plus importante. Les investisseurs privés peuvent attendre quelques années. Depuis l'annexion de la Crimée, la monnaie ukrainienne s'est effondrée trois fois. Les dettes doivent être payées en euros ou en dollars. La valeur des paiements de la dette a donc triplé du jour au lendemain. Peu importe votre capacité à gérer votre dette si vous ne pouvez pas la rembourser à cause de secousses ou de chocs provenant de l'étranger.
João Biscaia : Et ce n'est pas la faute de l'Ukraine si elle a été envahie…
Yuliya Yurchenko : Exactement. Cette crise n'est pas due à une mauvaise gestion. Selon les dernières prévisions, le PIB de l'Ukraine va chuter de moitié. C'est une punition que l'Ukraine ne mérite pas. S'il est dans l'intérêt de l'Ukraine d'honorer ses engagements et de rembourser sa dette, nous devrions d'autant plus avoir la possibilité de sauver notre économie au lieu de condamner ses secteurs les plus importants à l'abandon.
Nous avons donc besoin d'un moratoire sur les paiements de la dette d'ici la fin de l'année, d'une annulation de la dette et d'une restructuration économique sérieuse et approfondie, avec un financement sous forme de réparations de guerre. Certains pays offrent des dons, mais ces dons sont plus nécessaires qu'ils ne le seraient si l'Ukraine ne payait pas sa dette. Pourquoi les autres pays devraient-ils financer le paiement des intérêts de la dette à des investisseurs privés alors que ce qu'ils veulent, c'est aider un pays, sa population et son économie ?
La dette est un instrument de contrôle externe pour tout pays. C'est une expropriation de la richesse nationale. Marx avait déjà noté que la dette est un puissant corrosif de l'autonomie de décision qui est fondamentale pour l'exercice de la souveraineté politique. Une dette plus importante s'accompagne de plus d'exigences, stipulées dans des mémorandums, sur ce que les gouvernements peuvent et ne peuvent pas faire. Il y a les contraintes budgétaires et l'austérité fiscale, des choses que vous ne connaissez que trop bien au Portugal. Nous savons déjà que l'austérité budgétaire ne fonctionne pas et ne crée pas de croissance économique. Le FMI lui-même le reconnaît.
Marx a également reconnu ce qu'on a appelé l'aliénation de l'État : lorsque les États nationaux cessent d'être des agents autonomes de l'autorité et de représenter leur population, parce qu'ils exécutent des conditions qui leur sont imposées de l'extérieur. Il s'agit d'une extension de l'impérialisme économique : les pays ne sont plus responsables de leur propre budget. Certains secteurs de l'économie ne travaillent que pour le remboursement de la dette. C'est grotesque.
J'espère que l'exemple ukrainien pourra inspirer d'autres pays, notamment les anciennes colonies européennes devenues indépendantes mais qui souffrent toujours de l'exploitation néocoloniale sous forme de dette. L'annulation de la dette était autrefois une pratique courante. Il est temps de la rétablir.
João Biscaia : Comment voyez-vous la suspension en Ukraine, sous la loi martiale, de tout parti politique ayant dans son nom les termes " social », " gauche » ou " progrès » ?
Yuliya Yurchenko : Poutine fabrique sa propre historiographie, une salade dans laquelle l'impérialisme russe, le stalinisme et la grandeur de la Russie contemporaine se fondent en une seule trajectoire historique. Les Ukrainiens font de même, par réflexe, depuis 2014. Pas au même degré que la fantasmagorie historique de Poutine, mais cela reste inutile ou contre-productif. Ce que nous avons vu en Ukraine, c'est une assimilation de l'impérialisme russe à l'Union soviétique, au communisme et à Poutine.
Cela doit être rejeté politiquement. Les tristement célèbres lois de décommunisation ont assimilé les crimes du nazisme à ceux du communisme. Toute cette terminologie me fait réagir. C'est une chose de parler de la terreur rouge et de Staline, c'en est une autre de dire que c'est la faute du communisme. Cette association rend difficile l'action de la gauche dans le pays. C'est un obstacle majeur pour la gauche progressiste.
De nombreux partis affectés par cette suspension sont considérés comme des agents du Kremlin. Puisque le communisme est soviétique et que tout ce qui est soviétique est russe, alors vous travaillez pour le Kremlin. Il peut arriver que cela soit vrai mais, dans la plupart des cas, ça ne l'est pas. Certains de ces partis ont collaboré avec des oligarques pro-russes et ont voté contre des lois qui pourraient améliorer les conditions de travail. Donc ils ne méritent même pas d'être appelés socialistes.
Cependant, le problème n'est pas qu'un parti ait une idéologie qui ne correspond pas au nom qu'il a choisi. C'est rendre la vie difficile à tout parti de gauche qui souhaite s'enregistrer et présenter une alternative aux politiques néolibérales, car ils sont immédiatement qualifiés de staliniens ou d'agents du Kremlin. Cela crée une perception négative et rend difficile de convaincre les gens de voter pour toi.
João Biscaia : Y a-t-il de la place en Ukraine pour un parti socialiste de gauche, populaire et anti-oligarchique ?
Yuliya Yurchenko : Oui. Nous avons essayé de contourner cette perception négative et de trouver un espace avec Sotsіalniy Rukh. Mais ce n'est pas facile. Lorsque nous parlons aux gens et que nous les interrogeons sur les politiques qu'ils aimeraient voir mises en œuvre, sur leurs besoins, sur le type d'économie et de société qu'ils souhaitent, nous nous rendons compte qu'ils veulent un État avec un fort système de protection sociale et d'une économie socialiste.
Le capitalisme ne leur donnera jamais ce qu'ils veulent, mais ce qui prévaut ce sont ces discours associant social avec Union soviétique et l'idée que tout ce qui vient de l'Ouest est automatiquement meilleur. Il y a beaucoup de travail à faire. Le Sotsіalniy Rukh a pris pour nom " mouvement social » et non " mouvement socialiste » pour que les gens n'aient pas une réaction immédiate de rejet.
C'est frustrant, mais il est peut-être judicieux d'adapter le langage pour faire passer le message que nous avons besoin d'un nouveau système économique, et non d'une autre entreprise privée qui monopolise le secteur de la santé. Ou que les lignes ferroviaires fonctionnent bien parce qu'elles n'ont pas encore été privatisées, malgré plusieurs tentatives.
Où sont les oligarques dans cette guerre ? Ils ont jeté de l'argent ici et là, mais ce ne sont pas eux qui organisent les choses. Ce sont les gens ordinaires et les entreprises d'État. C'est un moment très important pour construire un mouvement anti-oligarchique. Ils sont partis pour la Méditerranée ou les Alpes dans leurs jets privés et sont assis sur leurs millions en attendant que cela passe. Des gens ordinaires ont perdu des membres de leur famille et des amis. Certains ont perdu des jambes ou des bras et ont vu leurs maisons détruites par les bombes.
Les gens commencent à comprendre. Ce sont les oligarques qui ont acheté les élections et ont attisé les désaccords entre l'Est et l'Ouest pour obtenir un soutien électoral et accéder aux pouvoirs de l'État. Ce sont eux qui ont créé les divisions exploitées par la Russie dans cette invasion. Ils se sont rempli les poches avec des prêts que les Ukrainiens doivent maintenant rembourser. Ils doivent partir, ou aller en prison. Et leurs entreprises, construites et entretenues par des Ukrainiens, les richesses créées par ces derniers, doivent financer la reconstruction de l'Ukraine, et non s'envoler vers un compte offshore.
João Biscaia : Quelle a été l'importance de l'effort de guerre de certains mouvements anarchistes et antifascistes ?
Yuliya Yurchenko : Il y a quelques bataillons de gauche, anarchistes et socialistes, qui combattent l'invasion. Ils ne sont pas moins déterminés ou patriotiques que n'importe quel autre bataillon. Pour nous, c'est une guerre existentielle. C'est la survie de l'Ukraine qui est en jeu. Et une fois qu'elle sera garantie, nous pourrons tous discuter de la manière dont nous la reconstruirons. Je connais des pacifistes et des objecteurs de conscience qui ont fini par aller se battre. Ce n'est plus une question de choix : soit tu te bats, soit tu perds ton pays.
Le 25 février, un de mes amis, anarchiste depuis toujours, a décidé de s'engager dans l'armée. Il pensait que c'était la seule chose qu'il pouvait faire. Et le fait qu'il y ait eu plusieurs bataillons anarchistes, socialistes et antifascistes, toute cette mobilisation, est un argument très fort pour soutenir l'affirmation qu'il s'agit vraiment de la guerre d'un peuple pour sa survie.
Oui, il y a des bataillons d'extrême droite. Mais en même temps, dans la bataille pour Azovstal, je peux parfaitement voir qui attaque et qui protège. C'est le bataillon Azov qui protège les civils jusqu'au dernier. Et ce sont les troupes russes qui les bombardent. Et même dans cette situation épouvantable, j'entends des gens dire qu'il n'est pas possible d'aider à armer les Ukrainiens parce qu'il y a des gens méprisables dans l'Azov. Il y a aussi des russophones, des Juifs et des Tatars de Crimée, aux côtés desquels ils se battent.
João Biscaia : Ne pourraient-ils pas poser problème dans un avenir d'après-guerre ?
Yuliya Yurchenko : Il s'agit d'un phénomène très complexe qui sera largement étudié. Je comprends qu'il soit difficile pour certaines personnes de choisir un camp, mais dans une guerre désordonnée comme celle-ci, il en sera toujours ainsi. Dans cette situation spécifique, je sais que je suis contre les bombes russes. Avoir des problèmes avec le bataillon Azov ne signifie pas que l'Ukraine ne doit pas être aidée. C'est lourd, c'est sale, c'est la guerre.
S'il s'avère que les soldats du bataillon Azov sont soupçonnés de crimes de guerre, ils doivent faire l'objet d'une enquête. S'ils sont reconnus coupables, ils doivent être condamnés. Dans ce cas précis de l'usine Azovstal, je pense que l'on sait très bien qui a raison et qui a tort. Actuellement, Azov fait partie des forces armées et reçoit des ordres. S'ils n'ont pas laissé les civils sortir d'Azovstal, comme le prétendent certaines vidéos, c'est parce qu'ils n'en avaient pas reçu l'ordre et qu'il n'y avait pas de corridor humanitaire. Laisser les civils sortir aurait été les envoyer à la mort et les ordres qu'ils ont reçus étaient de protéger les civils.
En d'autres termes, tout cela va donner beaucoup de travail aux historiens militaires. Il est important de se souvenir de nos positions idéologiques et des personnes avec lesquelles nous avons des problèmes, mais il est également important de comprendre qui perpétue la violence, prend des vies, et qui lutte contre cela. Et peut-être que ce n'est ni facile ni confortable, mais la pureté dans la guerre n'existe pas. C'est un luxe de la vie bourgeoise. Cette pureté ne peut pas non plus être pure, car elle dépend de l'exploitation du travail, donc voilà : la pureté n'existe pas !
* Yuliya Yurchenko, militante du Sotsialnyi Rukh (Mouvement social ukrainien) est maîtresse de conférence et chercheuse en économie politique à l'université de Greenwich. Ella a publié Ukraine and the Empire of Capital: From Marketization to Armed Conflict (Pluto, 2018).
João Biscaia est membre de la rédaction de la revue en ligne Setenta e Quatro, commentateur du podcast Vivemos numa Sociedade et diplômé en histoire contemporaine.
Cet entretien a été publié le 12 mais 2022 par Setenta e Quatro : https://setentaequatro.pt/entrevista/yuliya-yurchenko-e-imoral-sobrecarregar-com-mais-divida-um-pais-que-atravessa-uma-guerra
(Traduit du portugais par JM).