La montée d'une force restauratrice intervient après deux années de bouleversements sociaux qui ont marqué l'agenda national. Le sursaut social du 18 octobre 2019 s'est traduit institutionnellement dans le processus constitutionnel en cours, dont les principaux jalons ont été le plébiscite en faveur de l'élaboration d'une nouvelle Constitution et l'élection ultérieure des membres de la Convention chargée d'en rédiger le texte. Le premier jalon a été franchi avec plus de 78 % des voix en faveur du lancement d'un processus constituant. Le second a été caractérisé par le fait que, lors de l'élection des membres de la Convention, les nouvelles forces mobilisées, qui ont émergé au cours de la lutte, ont été élues, la gauche s'est consolidée alors que le centre et la droite s'effondraient.
Comment l'éthos restaurationniste a-t-il réussi à gagner des segments sociaux importants et à renverser un débat national qui avait été marqué par des demandes de changement ?
La relation sinueuse de la droite avec le pinochétisme
José Antonio Kast est un représentant de la montée de l'extrême droite de par le monde. Pour comprendre sa candidature, il faut noter que cette " famille » politique comprend des représentants très différents. Dans son dernier livre sur l'extrême droite, qui mentionne Kast, Cas Mudde (1) emploie une distinction utile. Contrairement à la droite et au centre-droite traditionnels, l'extrême droite se définit par son rejet des formes de la démocratie libérale. Une partie de celle-ci, que Mudde appelle la " droite radicale », s'oppose aux aspects libéraux de la démocratie libérale tels que le respect des minorités, mais reconnaît dans son idéologie un substrat démocratique. Un exemple classique de cet espace se traduit par les populismes de droite qui ont entraîné la formation de démocraties illibérales dans plusieurs pays, sur la base d'un discours de confrontation entre un peuple vertueux et une élite corrompue. En revanche, l'autre partie de l'extrême droite, que Mudde appelle " la droite extrême », s'oppose à l'essence même de la démocratie libérale, méprisant la règle de la majorité et revendiquant les hiérarchies non démocratiques. L'exemple le plus notoire et le plus extrême de cette idéologie est le fascisme. Dans le cas du Chili, cette variante d'extrême droite a trouvé son expression dans le pinochétisme.
Après la dictature d'Augusto Pinochet, la droite chilienne est entrée dans le débat démocratique marqué par le clivage né du plébiscite de 1988, qui a mis fin au régime militaire. Toutes les tensions du passé ont été soudainement réduites aux termes du plébiscite. Les partisans du " non » à la continuité du régime devaient former la coalition de centre-gauche connue sous le nom de Concertation des partis pour la démocratie, qui a gouverné le pays pendant la lente transition démocratique. Ceux qui ont soutenu le " oui » sont devenus une force de résistance, protégeant l'héritage de la dictature, son système économique, politique et social, un modèle symbolisé avant tout par la Constitution de 1980.
Du fait de sa posture et de sa défense de l'héritage de Pinochet, il n'est pas surprenant que les premiers résultats de la droite aux élections présidentielles (1989 et 1993) aient été remarquablement maigres. En fait, dans les deux cas, le centre-gauche a gagné dès le premier tour, avec plus de 50 % des voix. Secouée par ces mauvais résultats, la droite a entamé une adaptation programmatique (2) progressive, rapprochant ses positions de celles de la Concertation. Cette modération programmatique a porté ses fruits et, lors des élections de 1999, elle a réussi à imposer un second tour. Enfin, le grand saut dans l'histoire de la droite a eu lieu avec la candidature présidentielle de Sebastián Pi±era en 2009, par laquelle pour la première fois en 50 ans elle est arrivée au gouvernement par voie électorale. Ce n'est peut-être pas un hasard si Pi±era avait été l'un des rares dirigeants de droite à se rallier à l'option du " non » en 1988 et si, avec sa victoire, il semblait consolider le désengagement de la droite vis-à-vis de l'histoire de Pinochet. Cependant, certains secteurs ont continué à défendre l'idéologie du régime Pinochet, bien qu'en étant plus prudents dans les références explicites à la dictature. En fait, il a fallu attendre 2014 et 2018 pour que les partis traditionnels de la coalition de droite, Rénovation nationale (RN) et l'Union démocrate indépendante (UDI), retirent de leurs programmes leur apologie du coup d'État de Pinochet.
En 2016, Kast a démissionné de l'UDI considérant que le parti s'était éloigné de son " projet fondateur ». À l'époque, en tant qu'homme politique indépendant, il a revendiqué le caractère pinochétiste de son projet sans trop d'états d'âme. Par exemple, il a déclaré que si Pinochet était vivant, il voterait pour lui et que " si l'on sépare la question des droits de l'homme, le gouvernement de Pinochet était meilleur pour le développement du pays que celui de Sebastián Pi±era ». Avec ce discours, Kast a gagné une certaine notoriété lors des élections présidentielles de 2017 et a obtenu au premier tour environ 8 % des voix.
Comment la droite a trouvé son indignation
Corey Robin (3) a décrit l'ère moderne comme une marche vers la démocratisation dans laquelle des secteurs subordonnés se sont rebellés contre un certain ordre et une certaine hiérarchie du pouvoir. En réponse à chacune de ces mobilisations, il y a eu une réaction restaurationniste, parfois appelée " réactionnaire », " conservatrice », " revancharde " ou " contre-révolutionnaire ». En ce sens, explique Robin, les formes concrètes que prend le conservatisme à un moment donné ne sont pas essentielles pour lui. Certains conservateurs critiquent le marché libre, d'autres le défendent ; certains s'opposent à l'État, d'autres le promeuvent ; certains croient en Dieu, d'autres sont athées ; certains sont nationalistes, d'autres internationalistes. Ce sont des caractéristiques secondaires d'un substrat commun qui cherche à préserver des institutions devant l'assaut des forces du changement. Comme l'explique Samuel P. Huntington (4), le conservatisme est une idéologie qui se développe dans certains contextes historiques spécifiques, mais qui revient de façon récurrente, c'est-à-dire chaque fois que les institutions établies sont mises en danger.
La promesse de Kast de retrouver un ordre perdu repose sur l'indignation d'un secteur de la société qui voit comment les principes fondateurs de la coexistence sociale, qui définissaient le Chili avant 2019, ont été écartés. En d'autres termes, il s'agit du vertige généré dans certains secteurs de la société par les mobilisations en faveur des revendications féministes, indigènes et de garantie sociale, qui se mêlent à des images de désordre, voire de chaos. Dans un tel scénario émergent des rétro-utopies de retour à un passé idéalisé de stabilité et de paix sociale. Ainsi, le pouvoir de séduction de la promesse de Kast vient - pour revenir à Corey Robin - du fait que " contrairement à leurs adversaires de gauche, ils ne présentent pas à l'avance un plan ». En ce sens, Michael Oakeshott (5) a défini le fait d'être conservateur : préférer le familier à l'inconnu, le fait au mystère, le proche au lointain, le commode au parfait.
Lorsque la mobilisation sociale a éclaté en octobre 2019 (déclenchée par la hausse des prix des transports publics), les mobilisations brésiliennes, qui ont débuté pour des raisons similaires et anticipaient l'émergence d'une demande d'ordre et de sécurité, qui a culminé avec l'élection de Jair Bolsonaro à la présidence, étaient encore dans les esprits. Les premières expressions de cette demande d'ordre et de sécurité se sont matérialisées au Chili par l'organisation de brigades visant à affronter les manifestants, caractérisées par l'utilisation de gilets jaunes. Au moment de l'émergence du mouvement chilien des " gilets jaunes » (référence indirecte à ses homologues français), Kast a tenté de tirer parti de ses positions " résolument de droite », allant même jusqu'à appeler à des manifestations contre le débordement social. Cependant, cette tentative a été un échec retentissant, ce qui a conduit le leader d'extrême droite à suspendre son appel à manifester.
Pour comprendre comment Kast a réussi à s'étendre au-delà de la niche pinochétiste à 8 % et à surmonter la débâcle des gilets jaunes, il faut saisir ce qui s'est passé entre 2019 et 2021. Je propose ici trois éléments qui ont alimenté sa campagne et lui ont permis de se détacher de la figure de Pinochet, tout en maintenant la revendication d'un autoritarisme en collision avec les principes de la démocratie libérale. Ces trois éléments lui ont permis de s'éloigner de certains aspects de la droite extrême et de se rapprocher de la droite radicale. En bref, les événements qui se sont déroulés pendant cette période de deux ans lui ont permis, selon les termes de Pablo Stefanoni (6), de contester la rébellion et, plus encore, l'indignation, jusqu'alors hégémonisées par la gauche.
La montée en puissance de Kast
Le premier élément c'est le plébiscite ouvrant la voie du processus constituant. Kast devient alors une figure reconnue pour sa position en faveur du " rejet ». L'opposition à l'élaboration d'un nouveau texte constitutionnel a obtenu 22 %, mais la campagne autour de cette position a permis à Kast de progresser, consolidant une identité qui dépassait les 8 % qu'il avait obtenus lors de l'élection présidentielle précédente. Une coalition sociale à l'identité très claire a convergé vers le camp du rejet : une droite qui s'oppose aux changements survenus depuis les mobilisations sociales et qui ne cherche plus à revendiquer le Chili d'avant le plébiscite de 1988, mais celui d'avant le mouvement social de 2019. Au lieu de défendre la figure de Pinochet, elle a défendu la Constitution forgée sous la dictature et la société qui avait émergé sous son aile. Comme l'expliquent Carlos Meléndez, Cristóbal Rovira Kaltwasser et Javier Sajuria (7), cette coalition sociale présentait plusieurs caractéristiques qui l'apparentaient aux mouvements populistes de droite radicale du monde entier. Il s'agissait d'un groupe qui défendait des positions conservatrices, nativistes et anti-immigration, ainsi qu'une forte influence autoritaire. Un rôle central dans cette force a été joué par les églises évangéliques, qui ont participé à la campagne télévisée pour s'opposer à une nouvelle Constitution. Si du côté de l'approbation il y avait une abondante hétérogénéité idéologique et sociale, ainsi que nombre de porte-parole potentiels, du côté du refus il y avait un discours homogène avec un porte-parole clair : Kast.
Le deuxième élément important pour comprendre l'émergence de Kast, ce sont les différends qui ont surgi autour de la Convention constitutionnelle. Le centre-droite et l'extrême droite de Kast étaient réunis sur une seule liste de candidats et ont obtenu de très mauvais résultats, remportant moins d'un quart des sièges (au Parlement, ils en avaient un peu moins de la moitié). Ainsi, la Convention a permis des majorités claires pour les secteurs progressistes et, en particulier, pour les nouvelles forces politiques qui ont émergé de l'explosion sociale, brandissant les bannières du féminisme, de l'indigénisme et d'un fort discours anti-élite. Peu de temps après, la Convention constitutionnelle a commencé à perdre du soutien, avant tout parmi les électeurs de droite, qui voyaient d'un mauvais œil ce qu'ils voyaient comme un conclave de militants des causes progressistes. Finalement, si cesser de se mobiliser même depuis les sphères du pouvoir était pour les militants une trahison, pour les électeurs de droite et, en général, ceux qui valorisent l'ordre, une mobilisation sans fin était un cauchemar.
Parmi les électeurs de droite, une position opposée à la Convention constitutionnelle gagnait en force. Parmi ceux qui s'identifient à la droite, 68 % estiment que les citoyens sont peu ou pas du tout inclus dans le processus constituant (contre seulement 13 % parmi ceux qui s'identifient à la gauche). Cela explique l'existence d'un " électorat repenti », que les sondages montrent sous la forme d'une réduction progressive de ceux qui disent avoir voté " j'approuve » et qui reflète probablement les électeurs de droite qui ont soutenu cette option. De plus, ces mêmes sondages montrent que Kast a réussi à séduire la quasi-totalité des électeurs du " rejet » et une partie des électeurs de l'approbation. Cela renforce l'hypothèse qu'un électorat de droite révolté par les changements intervenus depuis le bouleversement social soit passé du camp de l'approbation à la " droite décomplexée ».
Le troisième élément d'une montée de l'indignation de droite, c'est la confluence d'une série d'événements qui ont ouvert une fenêtre d'opportunité pour le candidat d'extrême droite en poussant les demandes de l'ordre et de la sécurité au premier plan. Il s'agit d'une crispation sociale croissante dans le nord du pays autour de l'immigration, d'une tension sociale dans le sud autour du " conflit mapuche » et, en plus, d'une vague de violence de rue commémorant le 18 octobre 2019, qui a été fortement ressentie à Santiago et dans la zone centrale.
Cependant, tous ces facteurs contextuels n'ont pas réussi à se cristalliser dans un décollage de la candidature de Kast, en partie parce que le centre-droite institutionnel avait réussi à canaliser sur ses candidatures les demandes de l'électorat de droite. En particulier lors d'une primaire à forte participation la coalition de centre-droite a choisi comme candidat Sebastián Sichel, un indépendant d'origine démocrate-chrétienne, qui avait voté pour l'approbation et servi comme ministre dans le gouvernement Pi±era.
Après quelques faux pas dans sa campagne, Sichel a dû faire face à une baisse rapide de son soutien. Et face à sa mauvaise performance dans les sondages - dont certains prédisaient que Kast serait plus compétitif au second tour - les partis de droite ont rapidement abandonné un candidat qu'ils n'ont jamais considéré comme étant vraiment le leur (Sichel avait insisté à plusieurs reprises sur le fait qu'il n'était pas de droite, mais du centre). De plus, il faut admettre que le " cordon sanitaire » entre la droite traditionnelle et le monde de Kast était assez poreux et fragile. Ainsi, il ne fait guère de doute que, avec plus ou moins de zèle, la quasi-totalité du centre-droite institutionnel s'alignera derrière ce projet pour affronter les forces progressistes représentées par le candidat de la gauche, Gabriel Boric.
Entre espoir rebelle et soif de tranquillité
Boric et Kast représentent deux pôles complètement opposés, pas simplement sur l'axe traditionnel gauche-droite, mais aussi sur ce que certains ont appelé un axe " démocratie-ordre », qui oppose les formes de distribution du pouvoir plus horizontales contre des formes plus verticales. Cet axe semble devenir l'élément structurant du débat politique, depuis au moins le début de l'année 2019.
L'explosion sociale a libéré une forte vague d'indignation, mais sa position sur l'axe gauche-droite est dispersée. Bien que plusieurs des revendications qui en ont émergé " sonnaient » à gauche (droits sociaux, écologie, féminisme, etc.), l'identité de gauche était et reste faible. Selon les données du Centro de Estudios P·blicos, le pourcentage de personnes qui s'identifient à une certaine position sur l'axe gauche-droite est tombé de 65 % en 2006 à 38 % en 2019 et, dans la même période, le pourcentage de la population qui dit s'identifier à un parti a chuté de 53 % à 22 %. En revanche, les positions anti-élites démocratisantes sont beaucoup plus claires. Par exemple, dans la dernière enquête de Latinobarómetro, le Chili a maintenu des niveaux élevés de soutien à la démocratie, avec 60 %, mais, en même temps, 86 % ont répondu que le pays était gouverné dans l'intérêt des puissants et non du peuple dans son ensemble (la valeur la plus élevée enregistrée pour le Chili et la quatrième la plus élevée en Amérique latine).
Il y a quelques mois, Bloomberg (8) titrait un article sur le Nicaragua avec la conclusion controversée que la région retombait dans les mains de dirigeants cherchant à concentrer le pouvoir. La candidature de Gabriel Boric a été un exemple du contraire. Sa jeunesse (il a 35 ans), qualifiée de " manque d'expérience », a été l'axe d'attaque préféré de ses adversaires. Mais sa campagne astucieuse a su exploiter cet aspect pour le confirmer en tant qu'une direction horizontale - ce qui est inhabituel dans la politique chilienne, accoutumée aux managers de droite et au messianisme de gauche. En outre, Boric a répété que son programme est celui d'un candidat voulant être un président qui termine son mandat " avec moins de pouvoir qu'au début » et qui suit la Convention constitutionnelle - reconnaissant ainsi son caractère central au cours du prochain cycle politique.
Le parcours politique de Boric dans le mouvement étudiant l'a accompagné tout au long de sa carrière et lui a permis de se mettre au diapason du moment social et politique, avec une dextérité particulière. Ainsi, sa méfiance à l'égard de ce qu'il appelle " le despotisme éclairé » (travailler pour le peuple sans le peuple) l'a éloigné d'une vision technocratique du gouvernement, mais elle l'a aussi rendu très sceptique à l'égard de l'avant-gardisme de gauche. Conformément à ces convictions, il a été l'une des voix les plus fortes de la gauche dans sa critique des violations des droits de l'homme et des pratiques antidémocratiques au Venezuela et au Nicaragua. Boric s'est reconnu dans la tradition socialiste chilienne et, entre autres, dans l'humanisme socialiste d'Eugenio González Rojas (9), qui a eu une influence fondamentale sur l'idéologie socialiste au Chili, en l'imprégnant de principes républicains et démocratiques. Boric a ainsi su combiner des positions démocratiques radicales avec une réputation de volonté de dialogue. Même au sein de la droite, il est respecté pour ses convictions démocratiques et sa volonté de dialogue. Un événement qui a particulièrement marqué cette image est sa signature de l'accord transversal sur la politique chilienne qui a ouvert le processus constituant.
Plus qu'un programme traditionnel de gauche, ce que Boric a proposé lors du premier tour de la présidentielle est un approfondissement démocratique, imprégné des nouvelles revendications féministes, écologistes et progressistes du XXIe siècle. Un programme qui promet une société plus équitable en termes de répartition des richesses, mais surtout en termes de reconnaissance sociale des secteurs qui se sentent marginalisés par l'inégalité et sont indignés par cette marginalisation. Il proposait donc de " démocratiser la démocratie », en combinant les préoccupations de " fin du monde » (environnementalisme) et de " fin de mois » (droits sociaux). Après deux années de luttes sociales, l'attrait de sa candidature provenait de la promesse de parvenir à des changements profonds du modèle économique et à un renouvellement du leadership politique, mais en assurant en même temps que ce changement serait fondé sur le dialogue institutionnel et républicain et que son horizon serait la tranquillité.
Moins d'indignation et plus de peur
Si au premier tour l'indignation a joué un rôle central, le second tour semble devoir se jouer sur le terrain de la peur. Au-delà de la pertinence qu'a pris l'axe démocratie-ordre et l'indignation qui lui est associée, aucune candidature n'obtiendra la majorité sans convaincre l'électorat que ses offres sont socialement, politiquement et économiquement plus réalisables que celles de son adversaire. Sans cela, toute promesse de tranquillité sera difficilement crédible. En ce sens, les chances de victoire de chaque candidat dépendront de sa capacité à relever deux défis qui seront au cœur du prochain cycle politique : l'économie et la nouvelle Constitution.
Jusqu'à présent, les deux candidatures ont été systématiquement décrites par les agences d'investissement et de notation comme fiscalement irresponsables. Bien que Kast ait les faveurs d'un secteur important du milieu des affaires, qui soutient son programme en raison des allégements fiscaux, les chiffres de son programme ne correspondent pas à la réalité. Pour l'instant, il promet de réduire les recettes fiscales de près de 3 % du PIB, tout en augmentant les subventions d'environ 1,5 % du PIB. Il affirme que cela serait financé par une " plus grande efficacité » et une prétendue " super-croissance » annuelle du PIB de 6 % (les projections pour les quatre prochaines années prévoient une croissance de 2,7 % pour le Chili). Même dans le scénario le plus optimiste, le programme de Kast n'aura pas d'autre résultat que la faillite du Trésor public.
Au-delà de l'enthousiasme de certains hommes d'affaires pour la possibilité de payer moins d'impôts, il semble évident que la mise en œuvre de mesures économiques et antidémocratiques (comme le fait que le président puisse déclarer unilatéralement l'état d'urgence pour procéder à des arrestations dans des centres non agréés, sans passer par les tribunaux) n'est pas viable. Il existe un doute considérable quant à la capacité de Kast à garantir la paix sociale et l'ordre - un environnement propice aux investissements. Une partie importante de l'élite économique est même arrivée à la conclusion qu'elle devra faire un effort fiscal plus important qu'actuellement si elle veut rétablir la paix sociale. L'opposition au processus constituant et à toutes les demandes qui ont émergé du mouvement social de 2019 est considérée comme une recette sûre pour plus de crispation sociale et de polarisation, donc pour une instabilité plus grande.
Pour sa part, le défi de Gabriel Boric dans ce domaine n'est pas moindre. Les chances de succès des forces transformatrices qui soutiennent Boric résident dans sa capacité à marcher sur la corde raide entre l'indignation et le désir de changement d'une part, et la demande d'ordre et de certitudes d'autre part. Une plus grande polarisation économique lui serait préjudiciable. Une telle tentative a des précédents au Chili. Lors des dernières élections présidentielles, la crainte d'une " vénézuélisation » du Chili a été alimentée en cas de victoire du candidat de centre-gauche (ce qui s'est traduit par l'expression " Chilezuela »).
Il ne fait aucun doute qu'une partie importante du processus d'élargissement de sa base de soutien consistera à établir des priorités programmatiques meilleures et plus claires, et donc à rendre crédible sa promesse d'une voie pacifique de transformation profonde. Son programme de premier tour comprenait 53 " priorités », allant d'un nouveau système de retraite à un nouveau système de santé, de l'effacement des dettes de l'éducation à une forte augmentation du salaire minimum et la création de nouveaux transports publics gratuits. Pour financer ce programme ambitieux, il est proposé une réforme fiscale qui mobiliserait 8,5 % du PIB sur huit ans. Au vu des résultats du Parlement, où la coalition de M. Boric est loin d'avoir obtenu une majorité au sein de l'assemblée législative, il sera nécessaire de repenser quelles réformes pourront être viables économiquement, politiquement et socialement. Mais deux choses sont claires : il devra élargir la coalition gouvernementale et trier entre ses priorités (dont beaucoup seront remises en cause).
En outre, une bonne partie des réformes proposées par Boric vont dépendre des résultats de la Convention constitutionnelle. Sa proposition doit être présentée quelques mois après l'entrée en fonction du nouveau gouvernement. Ainsi, la mise en œuvre de la nouvelle Constitution finira probablement par être l'une des principales tâches du prochain gouvernement et la plus grande priorité de son mandat. Dans le scénario actuel, il est probable que la plus grande force de Boric soit sa crédibilité en tant qu'acteur qui dialogue avec la Convention et peut relever ce défi sans exacerber de nouvelles tensions sociales. Contrairement à Kast.
Le progressisme tend à croire que l'histoire ne fait qu'avancer. Même lorsqu'il y a un revers, il y voit un accident qui sera vite oublié. " Deux pas en avant, un pas en arrière », répète-t-il comme un mantra. S'il y a une chose à apprendre des conservateurs, c'est le scepticisme à l'égard de cette marche en avant prétendument imparable. Parfois, l'histoire régresse plus qu'elle n'avance. L'indignation ne suffit pas au progressisme s'il veut consolider les acquis. L'indignation, on le sait, peut vite se retourner. C'est ce qui sera en jeu le 19 décembre, lorsque les ChilienÃes se rendront à nouveau aux urnes : la capacité de montrer qu'au-delà des indignations contestataires, il existe encore un chemin de changements profonds avec un horizon de tranquillité.
* Noam Titelman, économiste, a présidé la Fédération des étudiants de la Pontificia Universidad Católica de Chile (PUC) et participe actuellement à la fondation Red de Estudios para la Profundización Democrática (RED).
Cet article a d'abord été publié sur le site web de la revue latino-américaine Nueva Sociedad (https://nuso.org/articulo/Chile-Kast-Boric/).
Traduit de l'espagnol par JM.
1. Cas Mudde, The Far Right Today (L'extrême droite aujourd'hui), Routledge, London 2019.
2. Cf. Crist¾bal Rovira Kaltwasser, " La (sobre)adaptaci¾n programática de la derecha chilena y la irrupci¾n de la derecha populista radical », Colombia Internacional n° 99, 1er juillet 2019, https://revistas.uniandes.edu.co/doi/full/10.7440/colombiaint99.2019.02
3. Corey Robin, The Reactionary Mind : Conservatism from Edmund Burke to Sarah Palin (Esprit réactionnaire - le conservatisme d'Edmund Burke à Sarah Palin), Oxford University Press, Oxford 2011.
4. Samuel P. Huntington, " Conservatism as an ideology », The American Political Science Review vol. 51, n° 2, juin 1957.
5. Michael Oakeshott, Rationalism in politics and others essays, " On being conservative » (pp. 168-196), https://bbs.pku.edu.cn/attach/85/e2/85e2c8b439bfb4da/On
6. Pablo Stefanoni, âLa rebeldía se volvi¾ de derecha? C¾mo el antiprogresismo y la anticorrecci¾n política están construyendo un nuevo sentido com·n (y por qué la izquierda debería tomarlos en serio), Siglo XXI Editores, Buenos Aires 2021.
7. Carlos Meléndez, Crist¾bal Rovira Kaltwasser, Javier Sajuria, " Chile 2020: pandemia y plebiscito constitucional », Revista de ciencia política vol. 41, n° 2, 2021, https://scielo.conicyt.cl/scielo.php?pid=S0718-090X2021000200263&script…
8. Hal Brands, " Latin Americe Is Slipping Back Into Strongman Rule », Bloomberg, 30 juin 2021, https://www.bloomberg.com/opinion/articles/2021-06-30/nicaragua-electio…
9. Eugenio González Rojas (1903-1976), philosophe, écrivain, sénateur (1949-1957), militant depuis son plus jeune âge - il a fondé la Fédération des lycéens - est considéré comme un des fondateurs du Parti socialiste chilien (en 1933).