Des insurgés de droite ont tenté de s'emparer du bâtiment du Capitole le 6 janvier 2021 dans le but d'annuler les résultats de l'élection présidentielle de 2020. Cette tentative a été encouragée par Trump, ses partisans et une petite faction du Parti républicain, le Grand Old Party (GOP, le grand vieux parti). Ce moment marque une escalade de la politique de la droite subversive, qui a sa base électorale et sa représentation politique officielle au sein du GOP.
De tels points de vue s'inspirent doublement d'une sorte d'exception américaine. Premièrement, ils ignorent délibérément comment l'esclavage des Noirs, l'appropriation des terres par les colons et le capitalisme racial ont cultivé et continuent de reproduire des projets politiques fascistes et autoritaires au point de définir ce que nous entendons par droite séditieuse et conservatisme en général. Deuxièmement, ils ne contextualisent pas la montée de la droite subversive, du fascisme et de l'autoritarisme dans ce pays par rapport à sa montée mondiale actuelle. En conséquence, ces analystes passent à côté d'une véritable victoire de la droite, qui est occultée par la tentative ratée, mais spectaculaire, d'empêcher l'élection de Biden.
La droite séditieuse monte en puissance et devient de plus en plus dominante après la tentative de prise du Capitole. Ce qu'il faut reconnaître après cette tentative, c'est que cette droite subversive a une base crédible au sein du parti et qu'elle est absolument permanente.
Consolidation d'une base de droite
L'importance et la vigueur de cette base au sein du GOP sont stupéfiantes. Après l'attaque, cent quarante-sept représentants républicains ont voté pour annuler l'élection. Les sondages montrent qu'une quasi-majorité de ceux qui s'identifient aux Républicains - près d'un tiers de tous les électeurs - pensent que l'attaque du Capitole était justifiée. On a beaucoup parlé des grandes entreprises et des groupes d'intérêts commerciaux qui ont condamné l'attaque, exigé que Trump se retire et, dans certains cas, retiré leur soutien politique en tant que bailleurs de fonds. Ce déferlement public de sentiments et d'actions " antifascistes » de la part des entrepreneurs est souvent présenté comme une preuve définitive que la classe capitaliste ne soutient ni Trump ni la droite subversive.
Cependant, les informations qui continuent d'arriver, permettent de voir ce sentiment antifasciste dans la classe dirigeante comme superficiel et limité. Au 11 janvier, sur les 144 entreprises qui ont financé des députés républicains ayant voté pour l'annulation des élections, moins de 25 se sont engagées à ne plus leur faire de dons. Ces chiffres n'indiquent pas exactement une répudiation ou une grève des dons par les capitalistes qui ont financé Trump et les Républicains ayant fomenté l'attaque.
En ce qui concerne le Parti républicain et sa base d'appui des vigiles d'ultra-droite, un sondage YouGov a révélé que 56 % des électeurs pensent que la fraude électorale a eu lieu et que c'est un motif pour soutenir la prise du Capitole. 45 % des Républicains soutiennent fortement ou un peu cette attaque. 47 % des électeurs républicains estiment qu'il s'agissait " d'abord d'une protestation légitime ».
Le nombre d'électeurs républicains qui ne pensent pas que Trump devrait être destitué (76 %) est une autre indication indirecte du soutien à l'attaque contre le siège du Congrès. Par ailleurs, 69 % des Républicains soutiennent que le président Trump n'est " pas du tout » ou " pas beaucoup » responsable de cette attaque. Une majorité d'électeurs du GOP pense également que l'élection présidentielle a été volée par Biden, 73 % affirmant que les fraudes ont été assez nombreuses pour avoir pu modifier les résultats de l'élection.
Ces sondages ont tous été réalisés après le siège du Capitole. Ils démontrent l'existence d'une majorité ou d'une quasi-majorité républicaine qui soutient les contestations du décompte des suffrages. Il y a aussi une très grande majorité qui soutient l'annulation de l'élection et un nombre important qui veut que Trump ne soit pas tenu pour responsable. Ces sondages ne permettent d'aucune manière de croire que l'attaque du Capitole a sapé le soutien aux activistes d'extrême droite ou aux élus qui les soutiennent - une idée largement propagée par les libéraux et par certains à gauche.
Cela obère également l'affirmation répandue dans la gauche social-démocrate selon laquelle le néolibéralisme serait à nouveau ascendant et que les forces réactionnaires seraient repoussées uniquement parce que le capital ne les soutient plus autant. Ce qui, au mieux, a été montré, c'est que le capital ne semble pas être d'humeur à punir le GOP pour la part qu'il a prise dans l'attaque.
Le soutien formel du capital est un facteur essentiel pour évaluer la force de la droite séditieuse, mais ce n'est pas le seul facteur. Il doit être associé à une analyse qui mesure le soutien des élus, des donateurs et de la base électorale afin de comprendre si la droite subversive et le Parti républicain en général sont ascendants ou en déclin.
Une autre façon de comprendre notre moment actuel c'est qu'il y a une compétition permanente pour un ordre émergent où ni le néolibéralisme ni l'autoritarisme de droite ne prévalent encore. Dans son sillage, le siège du Capitole a produit une paralysie politique des néolibéraux, de la droite et de la gauche (3).
Optimisme de la raison
Une grande partie des déclarations trop optimistes sur la mort de l'extrême droite sont ancrées dans la façon habituelle, mais fausse, de comparer la droite et la gauche en les mettant sur le même plan. En fait, la droite bénéficie d'avantages asymétriques (4) qui rendent ces comparaisons trompeuses et poussent à sous-estimer l'importance de la droite. Lorsque des gens comme Corey Robin expliquent que la droite est " faible et incohérente » (5), cela suppose qu'elle devrait être " forte et cohérente » pour gagner des voix et avoir une base. Mais en réalité, la droite n'a pas besoin d'être particulièrement forte ou cohérente pour gagner plus de voix ou réaliser le projet politique sur lequel elle fait campagne comme le fait la gauche pour gagner des voix ou pour faire passer des lois - elle a simplement besoin de l'accord des libéraux sur son programme et d'un manque d'opposition cohérente et efficace.
Cette asymétrie, on la voit dans les sondages où le GOP n'est pas condamné pour des actions violentes de la même manière que la gauche, pas plus qu'électoralement pour avoir mené des politiques de droite dure au gouvernement (le manque de soutien économique et de santé publique n'étant qu'un exemple). Les politiciens et les blocs de droite ont le luxe de s'adresser à une base plus limitée, qui peut avoir un taux de participation électorale plus faible tout en ayant plus de possibilités en termes de prise de pouvoir de l'État au moment des élections. Cette dynamique permet également aux Républicains de mettre en avant les aspects les plus radicaux de leur plateforme, sans avoir à se déplacer ensuite vers le " centre » comme les Démocrates semblent y être contraints. Nous pouvons voir que, cette année, plusieurs millions d'électeurs ont voté Démocrates au lieu de Républicains, mais les Démocrates ont perdu des majorités au niveau des États et des localités, ou ne l'ont pas obtenue. Et ils ont remporté de très peu la Chambre et le Sénat.
En raison de l'asymétrie entre les partis, et des grands projets politiques de l'autoritarisme de droite et du néolibéralisme conservateur, la droite a un avantage lorsqu'il s'agit de remporter des élections grâce aux radiations d'électeurs, à l'existence du collège électoral et du Sénat ainsi que le charcutage des circonscriptions. La détermination de ses bailleurs de fonds pour financer explicitement des projets politiques marqués par l'idéologie fondamentaliste de droite ne fait qu'accentuer ces asymétries. Comme nous l'avons vu lors du siège du Capitole, cette asymétrie fait que la police laisse pénétrer les manifestants ou fait voir sa faiblesse aux manifestants. Les arrestations et incarcérations des activistes des insurgés de droite ont été bien moins nombreuses que lorsque la répression s'en prend à la gauche.
Les néolibéraux du Parti démocrate sont eux aussi à l'origine de cette réaction asymétrique, qui n'est jamais aussi sévère envers la droite qu'envers la gauche, que ce soit à propos d'enfreintes à la loi ou même d'incivilités. L'impunité relative des élites (6) est connue, mais elle bénéficie surtout à l'élite politique républicaine, car les Démocrates les accusent rarement, choisissant de " viser vers le haut quand les Républicains visent en dessous de la ceinture » (7) et bien sûr, chaque fois que des conflits surviennent, " ne pas hésiter à s'adresser à l'adversaire ».
Tous ces facteurs donnent à la droite son avantage asymétrique, en raison des institutions gouvernementales antidémocratiques qui les expriment, incitant les sommets du GOP à adopter l'orientation de la droite dure rebelle au lieu de la sanctionner.
Stratégie interne-externe de l'extrême droite trumpiste
Comprendre cette asymétrie permet de clarifier une autre question contestée : est-ce que Trump et d'autres élus républicains sont responsables de " l'incitation » de l'extrême droite en général et du siège du Capitole en particulier. Lorsque des personnalités comme le vice-président Mike Pence et le sénateur Mitch McConnell ont, quelques jours à peine avant la fin présumée du mandat de Trump, publiquement répudié la droite subversive, ce changement a été célébré à gauche comme apportant un rempart clé contre toute menace fasciste crédible et comme une preuve de la possibilité d'une scission au sein du Parti républicain. Y compris par des socialistes radicaux comme Mike Davis.
Au contraire, la distinction entre les respectables Républicains de droite et ses militants agissant en dehors de la loi doit être comprise comme un stratagème cynique (8). Il accompagne le fait que 147 députés républicains ont voté en faveur de la non-reconnaissance des résultats électoraux : un soutien clair de l'attaque, de Trump et de la politique subversive de la droite.
Pour saisir ce qui unifie ces deux faits il est important de comprendre que la droite séditieuse travaille encore et surtout " au sein des institutions libérales pour atteindre ses objectifs réactionnaires et anti-démocratiques » (9), que c'est sa marque, même si la dénonciation de tout ce qui est progressiste est déployé pour renforcer, consolider et populariser le contenu de sa politique et de sa stratégie. C'est ce qui la rend si dangereuse.
Ce danger se manifeste partiellement dans la nouvelle composition sociale des activités publiques et insurrectionnelles de l'extrême droite. Contrairement au rassemblement " Unissons la droite » de Charlottesville en 2017, le siège du Capitole n'était pas principalement le fait de membres officiels ou proches d'organisations d'extrême droite ou de suprématie blanche, même si, sans aucun doute, des affiliations de ce type commencent à émerger. Cette action était plutôt celle d'individus plus proches de la base du Tea Party, en grande partie des petits bourgeois et quelques individus plus haut placés, des policiers, des officiers ou des militaires haut-gradés en congé. Au fil du temps, ce groupe est passé du conservatisme classique ou de l'apathie politique à une volonté de prendre la loi en main, des gens enragés face à un processus politique qu'ils considèrent comme corrompu ou frauduleux, précisément dans la mesure où il ne reflète pas leurs positions et leurs intérêts par rapport au consensus plus large du capital. Mais plus important encore, pour eux, ils veulent s'en prendre aux groupes sociaux qu'ils considèrent comme des ennemis : les gens de couleur, les immigrants, la gauche et les protestataires, les élites culturelles, les queers et autres.
Le Parti républicain et la police
La participation de policiers au siège du Capitole et la collusion de la police sont un élément crucial indiquant le lien sous-jacent et étroit entre les militants de droite subversive et le Parti républicain " mainstream ». Il est important de se rappeler que la police et les prisons sont de véritables entreprises (10) qui créent et soutiennent leurs propres intérêts et leurs propres bases électorales et politiques. Ces bases et les syndicats qui les représentent ont soutenu avec ferveur le nationalisme de Trump et de la police. Le chef du syndicat des policiers de Chicago a soutenu l'attaque du Capitole (11) et des officiers de police en congé (12) ont pris part à l'insurrection. Et il n'y a eu aucune condamnation significative de la part des syndicats de la police, en dehors de la demande tardive à Trump de désamorcer les tensions (13). La droite séditieuse n'est pas une marge du Parti républicain, elle est dans son courant dominant et elle le soutient. Une des conséquences de l'appartenance de la droite subversive au GOP c'est l'augmentation de la violence de droite sous Trump (14). L'attaque du Capitole semble indiquer que cette violence ne se dissipe pas.
L'escalade constante de la violence de droite, associée à sa position dominante dans le Parti républicain, signifie que les insurgés de droite sont en position de force pour défendre leur vision de l'autoritarisme. Il faut considérer cela comme la continuation des nombreuses tentatives de la droite séditieuse pour faire appliquer les politiques anti-démocratiques qu'elle cherche à mettre en œuvre en utilisant la violence pour atteindre ses objectifs : les assassinats de militants du Black Freedom Movement (qui inscrivaient les Noirs sur les listes électorales), les violentes mobilisations des Blancs contre les Freedom Riders qui voulaient tester la réalité de l'arrêté de la Cour suprême rendant illégale la ségrégation dans les transports en commun, le coup d'État de Wilmington qui a renversé le gouvernement noir élu en 1898 et les attentats à la bombe anti-avortement qui visaient à annuler les droits des femmes. La droite séditieuse qui soutient les politiques antidémocratiques de la droite mainstream, les tentatives de renverser les élections, ce n'est pas une nouveauté, ce n'est pas un tournant de la droite. Ce n'est pas une particularité du trumpisme. Le trumpisme n'est que la forme plus récente et plus intense d'une longue tradition politique d'une droite qui n'hésite pas à être insurrectionnelle (15).
Échec ou succès pour la droite ?
L'attaque de la capitale a été un moment d'escalade pour les insurgés de droite et le GOP. Avoir " échoué » à invalider l'élection ne témoigne pas de la faiblesse de Trump, du Parti républicain ou de la droite séditieuse. Le but de l'attaque n'a jamais été de l'emporter ainsi. On mesure mieux si c'est un échec ou un succès en observant la polarisation d'un public désormais contraint de choisir un camp et le potentiel de ce spectacle pour dynamiser sa base. Vu sous cet angle, l'attaque contre le Capitole a été un succès.
La polarisation qui a suivi le siège, en s'approfondissant, a cimenté l'extrême droite, justifiant et consolidant son programme - raciste et anti-ouvrier - de radiation des électeurs, de charcutage électoral et de privation du droit de vote, qui joue directement en faveur des Républicains. Potentiellement, cette polarisation peut également neutraliser une partie de l'opposition de gauche, en jouant sur son ambivalence et sur celle, encore plus importante, de la classe ouvrière en ce qui concerne les élections dont aussi bien la structure que le fonctionnement sont antidémocratiques.
La classe ouvrière comprend largement et correctement que l'argent capitaliste en politique limite sévèrement la représentation électorale du " peuple ». De plus, cela est confirmé par l'absence constante de candidats en position éligible sur des listes pro-ouvrières et de gauche. Il est évident, même pour des observateurs peu attentifs, que ce système politique n'a pas de mécanismes significatifs obligeant les élus à rendre des comptes à leur électorat. Quant au Collège électoral, il apparaît comme quelque chose de bien plus sinistre qu'une bizarrerie historique de la démocratie américaine. De manière répétée il produit des résultats qui divisent entre deux candidats le vote populaire et leur sélection légitime par les électeurs, ce qui démontre clairement son objectif initial : limiter le poids fonctionnel de la démocratie populaire.
Tous ces échecs - trop réels, trop évidents - du fonctionnement démocratique donnent du poids aux affirmations de la droite selon lesquelles les élections de 2020 étaient une fraude, même si ces affirmations n'ont aucun fondement concret. Ces affirmations ajoutées aux défauts fondamentaux des élections américaines ont créé un espace et une base pour la dernière attaque antidémocratique directe de l'extrême droite contre le Congrès - le domaine le plus structurellement démocratique de la gouvernance fédérale - et contre la légitimité de la démocratie en général.
Une canaille fasciste ?
Alors que la gauche a un grand besoin d'analyser cette dynamique, cette tâche a été largement éclipsée par des débats " théoriques » portant sur l'utilisation, ou pas, du terme " fascisme » pour caractériser la droite séditieuse, Trump lui-même ou, plus largement, le système américain dans son ensemble.
Ce genre de débats passent à côté de l'essentiel en tentant de donner corps à un mot, à une idée en les répétant, " c'est un temps de fascisme », ou en expliquant que tel ou tel critère est le bon moyen de mesurer la montée de l'autoritarisme. Comme l'explique Mark Bray, " la probabilité d'un véritable gouvernement fasciste est en fait hors de propos en termes d'organisation quotidienne. La violence fasciste, ce n'est pas du tout-ou-rien. Même à des doses relativement faibles, elle peut être assez dangereuse et donc mérite d'être prise au sérieux » (16).
Il est utile de comprendre le fascisme et l'autoritarisme comme un projet déjà latent dans la démocratie libérale, en particulier dans l'appareil carcéral, militaire et sécuritaire de l'État : la police, la sécurité des frontières, la surveillance et l'incarcération. Les conditions politiques de la possibilité du fascisme et de l'autoritarisme - explicites lors de Blue Lives Matter (17) et dans le nationalisme policier - sont capables de se reproduire socialement au sein de ces secteurs et des personnes qui y travaillent et qui gèrent et contrôlent l'appareil carcéral.
Selon des estimations prudentes, ces entreprises emploient directement plus de quatre millions de salariés, voire beaucoup plus, sans compter les sous-traitants. Le système carcéral, l'industrie carcérale, compte à lui seul 4 100 entreprises sous-traitantes. La politisation de ces secteurs est visible dans le syndicat de la police et celui des gardes-frontières - qui soutiennent Trump.
Cela ne doit pas conduire à l'interprétation que les États-Unis sont dans leur ensemble en faveur du fascisme ou de l'autoritarisme. Même les dons politiques des syndicats de police et des policiers à titre individuel sont répartis de manière relativement égale entre les deux partis, ce qui suggère que la concurrence entre les partis, qui définit la démocratie bourgeoise, est encore vivace. Les secteurs de sécurité carcérale et de l'armée, qui aspirent à une politique de plus en plus autoritaire, trouvent donc leur expression politique dans l'ensemble du spectre de la représentation politique dans ce système.
Les sentiers de la perdition
Aux États-Unis, la spécificité de ces secteurs a ses racines historiques dans le génocide des peuples indigènes d'Amérique, dans la traite atlantique et dans le développement de l'esclavage et du système de plantation. La non-liberté et la torture des Noirs, des indigènes et des autres personnes de couleur, ainsi que le développement historique du capitalisme racial révèlent que nombre des caractéristiques du fascisme et de l'autoritarisme ont longtemps été la norme plutôt que l'exception de la démocratie libérale américaine, de la tendance du capitalisme mondial à l'expansionnisme impérialiste et de la logique de l'État capitaliste.
Nikhil Singh articule cette relation en affirmant que le fascisme est le " sosie ou le double [du libéralisme] - une volonté de puissance exclusive, qui refait surface régulièrement, en se manifestant dans les zones d'exclusion interne au sein des sociétés libérales (plantations, réserves, ghettos, prisons) et dans les lieux où l'impulsion expansionniste et la force universaliste du libéralisme ont pu échapper à leurs propres "contraintes constitutionnelles" (la frontière, la colonie, l'état d'urgence, l'occupation, la contre-insurrection) » (18).
Cette conception rend plus complexe une analyse, une compréhension commune à gauche, de la relation entre le néolibéralisme et l'autoritarisme. Au lieu de les considérer comme des projets opposés dans une bataille pour l'hégémonie, il est éclairant de les voir comme l'a fait Stuart Hall (19) en expliquant l'ascension du néolibéralisme avec l'élection de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, et sa célèbre déclaration selon laquelle " il n'y a pas d'alternative » au capitalisme.
Hall soutient que pour pouvoir dépasser la social-démocratie avec le projet électoral d'une société de loi et d'ordre - qu'il a appelé " populisme autoritaire » - le néolibéralisme doit non seulement transformer la structure des rapports de classe mais également les attentes fondamentales et l'horizon des possibilités politiques, telles qu'elles sont comprises par la classe ouvrière et l'électorat dans son ensemble.
Avec l'analyse de Hall nous voyons comment les institutions (police, prisons), les politiques (projets de lois dures anti-criminalité, projets de loi anti-protection sociale) et les partis politiques de droite sont les formes d'autoritarisme nécessaires pour faire naître et maintenir le néolibéralisme, et comment cette transformation a intensifié les composantes essentielles de l'idéologie fasciste du XXe siècle - le racisme, la xénophobie, l'homophobie, les conceptions réductionnistes de la classe ouvrière - dans la vie quotidienne et dans la vision du monde des projets néolibéraux.
Cela nous pousse à voir le large chevauchement entre les caractéristiques du fascisme et la tendance du néolibéralisme à imposer des limites de plus en plus restrictives à la sphère politique, à intensifier la violence étatique et à mettre l'accent sur une " guerre des cultures » comme exutoire des conflits qui ne peuvent être résolus dans les limites de la politique néolibérale. Cette formulation remet en question la pertinence de débattre si un moment ou un mouvement donné est " vraiment » fasciste, nous poussant au contraire à regarder quelles sont les formes institutionnelles et politiques, ainsi que les politiques menées, qui naturalisent les brutalités quotidiennes du capitalisme et leurs justifications idéologiques. En d'autres termes, Hall met ainsi en évidence que le néolibéralisme produit le fascisme et prépare les conditions de sa réémergence en tant que mouvement viable et finalement en tant que possibilité systémique.
Des écrivains comme Samuel Moyn (20) et Corey Robin (21) expliquent que, plutôt que l'assimiler au fascisme de Mussolini et d'Hitler, nous devrions situer Trump, ainsi que la montée de la droite séditieuse, dans la tradition du conservatisme et des formes de racisme, de xénophobie et de sexisme qu'il produit. Ce qui manque à cette analyse, c'est que cette distinction est loin d'être nette et elle ne l'a jamais été. L'histoire du conservatisme - et de la politique de droite en général - éclaire cette vérité.
Aux États-Unis, la frontière n'a jamais été très explicite entre le conservatisme et l'autoritarisme antidémocratique, ouvertement raciste et brutalement meurtrier. Dans la période qui a suivi la guerre civile et la Reconstruction, le mouvement conservateur a installé, par des moyens insurrectionnels, le régime autoritaire et officiellement raciste de Jim Crow, longtemps identifié comme fasciste non seulement par les Noirs radicaux, mais aussi par les libéraux et surtout par les soldats noirs qui faisaient des comparaisons avec leur pays après avoir libéré les camps de concentration européens à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
En regardant la définition du fascisme proposée par Sarah Churchwell (22), on ne peut s'empêcher de penser que ce qui a mis fin à la Reconstruction après la guerre civile au XIXe siècle était une forme de fascisme. Pour Sarah Churchwell, le fascisme c'est " la nostalgie d'un passé plus pur, mythique, souvent rural ; les cultes de la tradition et de la régénération culturelle ; les groupes paramilitaires ; la délégitimation des opposants politiques et la diabolisation des critiques ; l'universalisation de certains groupes comme authentiquement nationaux, tout en déshumanisant tous les autres groupes ; l'hostilité à l'intellectualisme et les attaques contre une presse libre ; l'anti-modernisme ; la masculinité patriarcale fétichisée ; le sentiment angoissé d'être victime et de faire l'objet de griefs collectifs. Les mythologies fascistes intègrent souvent des notions de purification, d'exclusion, contre la contamination raciale ou culturelle, accompagnées de préférences eugénistes pour certaines "lignées" plutôt que d'autres ».
Ce qui est le plus frappant dans l'exemple de la Reconstruction, c'est que la classe politique qui a mené l'insurrection de droite (oserais-je dire " tentative de coup d'État » ?) présentait les mêmes lacunes que celles que beaucoup de gens de gauche mettent en avant pour soutenir que la droite subversive actuelle est faible. Pourtant, on peut affirmer que la classe politique conservatrice du Sud à l'époque était beaucoup plus faible et qu'elle avait subi une défaite beaucoup plus importante que le Parti républicain et la droite séditieuse aujourd'hui.
Mais elle avait réussi à remettre en cause presque toutes les victoires de la Reconstruction. Cette histoire devrait servir de mise en garde contre le fait de supposer que Trump, le Parti républicain et la droite subversive sont faibles, surtout lorsqu'il s'agit pour eux d'atteindre leurs objectifs antidémocratiques : annulation des élections, privation massive du droit de vote et construction de l'État carcéral et militaire. D'autant plus que ces objectifs sont traditionnellement ceux du GOP.
Dans ce contexte, nous pouvons voir que le fascisme et l'autoritarisme sont inhérents à la démocratie des colons esclavagistes et au capitalisme racial et sont donc les caractéristiques de la vie politique américaine, et non un bug. Cela nous permet également de mieux comprendre que l'ascension de Trump, son acharnement à annuler l'élection et la violence insurrectionnelle de la droite s'inscrivent dans une tradition politique hégémonique plutôt que marginale.
Cela nous invite également à historiciser la tradition d'organisation de la gauche BIPOC (Black, Indigenous, and People of Color - Noirs, Indigènes et Peuples de couleur) aux États-Unis, qui a toujours été antifasciste. Les luttes pour l'abolition de l'esclavage, la fin de Jim Crow et l'abolition de la société des colons font toutes partie de cette tradition et devraient nous éclairer sur la manière dont nous allons contester ce moment d'intensification de la politique insurrectionnelle de droite.
Il y a une hypothèse selon laquelle atteindre l'objectif prioritaire de stopper le fascisme ou la politique subversive de la droite nécessite de mettre en retrait ce qui est organisé pour mettre fin au néolibéralisme (23). C'est également l'hypothèse sous-jacente dans les débats autour des questions " sommes-nous sur la voie d'une sorte d'autoritarisme » ou " la droite au pouvoir est-elle faible ou forte » dans ce pays. C'est une analyse qui peut mieux éclairer la stratégie et les tactiques à adopter. Et c'est en partie vrai. Mais cette focalisation prioritaire sur le fascisme ou la droite séditieuse conduira à des coalitions avec les néolibéraux ou permettra au néolibéralisme de se réaffirmer pleinement.
Un tel point de vue suppose bien sûr que la gauche antifasciste et la droite anti-insurrectionnelle s'organiseraient seulement en vue de repousser la droite subversive et fasciste. Je soutiens que, conformément à sa tradition politique, l'organisation de la gauche contre le fascisme et contre la droite séditieuse a toujours pour but de vaincre le capitalisme libéral et qu'elle considère la défaite du capitalisme libéral comme la base de tout effort visant à vaincre la droite et le fascisme. J'irais plus loin en disant que cela met en évidence ce qui sépare les libéraux de la gauche. Car les libéraux ne voulant détruire le fascisme qu'au sens formel du terme, ils n'agissent que dans le domaine de l'action électorale légale. La gauche veut abolir le fascisme, la droite et le capitalisme libéral.
Combattre la droite
Après tout cela, le lecteur peut être enclin à se demander : " En quoi ces arguments sur les questions de savoir si la droite est puissante ou faible et si le fascisme monte, ont-ils une incidence sur la façon dont la gauche s'organise en ce moment ? » C'est une bonne question, et je me la pose moi-même. Je dirais que le manque de sérieux avec lequel la gauche considère la droite en général est une faiblesse, en particulier de la gauche social-démocrate et socialiste électoraliste. Dans ses efforts pour s'attaquer aux libéraux, au libéralisme et au néolibéralisme, souvent elle ne prend pas en compte l'intensité avec laquelle la droite s'organise et se bat pour l'emporter, ni les avantages institutionnels asymétriques qu'elle possède. Cette orientation est peut-être le fruit d'une correction excessive des erreurs de la gauche, qui n'a pas été capable d'affronter Obama lorsqu'il dirigeait le pays.
Elle considère trop souvent la violence de la droite et les opinions d'extrême droite comme étant épisodiques - alors que c'est la norme - surtout en supposant que de tels actes et opinions sapent la position des capitalistes en tant que classe dominante. Cela empêche de voir comment le capitalisme racial est né en relation avec sa formation politique et ne permet pas de saisir le projet conservateur de la droite dans ce pays. Car cela conduit généralement à supposer que la classe capitaliste a une attitude statique, investie dans la démocratie libérale en raison de ses intérêts de classe. C'est une erreur. Cela suppose que les intérêts de la classe capitaliste ne peuvent pas changer en réponse à l'évolution des conditions économiques, sociales et politiques, surtout lorsque ces conditions économiques, politiques et sociales changeantes créent des problèmes pour la classe capitaliste elle-même. Pourtant, l'histoire de l'émergence du néolibéralisme montre que les capitalistes ne sont d'aucune manière fidèles à l'ordre existant.
Plus important encore, une droite subversive est un accélérateur des tendances fascistes et autoritaires. L'histoire de notre pays témoigne de cette réalité. Le Brésil et la Bolivie parlent également de cette réalité. Les argumentations que " la droite est faible » ou qu'elle " n'est pas fasciste » ignorent en général les récents événements au Brésil et en Bolivie - où des forces de droite relativement marginales sont arrivées au pouvoir face à des projets politiques de masse de la gauche, en employant l'insurrection violente ainsi que la loi et les moyens législatifs. La montée de l'autoritarisme est un phénomène mondial. Lorsque la gauche dans ce pays adopte une approche basée sur l'idée d'une exception américaine, elle ne nous rend pas service dans notre lutte pour vaincre le néolibéralisme, la droite séditieuse, le fascisme et l'autoritarisme.
Jasson Perez travaille pour l'Action Center on Race and the Economy (ACRE). Il organise le Caucus des Afro-Socialistes et Socialistes de couleur au sein des Socialistes démocrates d'Amérique (DSA). Il est aussi rappeur au sein du groupe BBU.
Cet article a paru le 25 janvier 2021 dans la revue en ligne étatsunienne Spectre : https://spectrejournal.com/snatching-victory/
(Traduit de l'anglais par JM)
2. Rafael Khachaturian & Stephan Maher, " The Washington Riot Was a Defeat for the Far Right, Not a Triumph », Jacobin du 8 janvier 2021.
3. Cf. Barry Eidlin, " Morbid symptoms can persiste for a long time », Jacobin, 9 janvier 2021.
4. Cf. Ezra Klein, " The crisis isn't too much polarisation, it-s too little democracy », Vox, 12 novembre 2020.
5. Cf. Corey Robin : https://twitter.com/coreyrobin/status/1278912376264445953
6. Cf. David Sirota, " The insurrection was predictable », Jacobin, 7 janvier 2021.
7. " When they go low, we go high » est une phrase de Michelle Obama de 2016, qu'elle a expliquée en disant : " Cela signifie que votre réponse doit refléter la solution. Elle ne devrait pas exprimer la colère ou la vengeance. Barack et moi devions comprendre cela. La colère peut être compréhensible sur le moment, mais elle ne fera pas avancer le ballon ».
8. Cf. Luka Savage, Republican elites are responsible for today's storming of the Capitol, Jacobin, 6 janvier 2021.
9. Cf. Richard Seymour, Inchoate fascism (13/11/2020) : https://www.patreon.com/posts/inchoate-fascism-43831343
10. Cf. Gabriel Winant, " We live in a society », n+1, 12 décembre 2020 : https://nplusonemag.com/online-only/online-only/we-live-in-a-society/
11. https://abc7chicago.com/chicago-police-union-president-john-catanzara-d…
12. https://www.reuters.com/article/us-usa-election-police-investigation/of…
13. https://news.yahoo.com/largest-police-union-us-endorsed-233750576.html
14. https://www.csis.org/analysis/war-comes-home-evolution-domestic-terrori…
15. Michael McKeon, " The "disloyal opposition" storme the Capitol », In These Times, 6 janvier 2021, https://inthesetimes.com/article/donald-trump-republican-party-election…
16. Mark Bray, Antifa, The anti-fascist handbook, Melville House Publishing, New York 2017.
17. Blue Lives Matter, qui signifie " les vies des policiers comptent » est un mouvement de policiers d'extrême droite construit pour faire face aux mouvement antiraciste Black Lives Matter (les vies noires comptent).
18. Nikhil Singh, " The afterlife of fascism », South Atlantic Quarterly n° 105 (2006). Le terme " libéralisme » est ici employé dans son sens étatsunien de gauche progressiste.
19. Stuart Hall, Le Populisme autoritaire - Puissance de la droite et impuissance de la gauche au temps du thatchérisme et du blairisme, Éditions Amsterdam, Paris 2008.
20. Samuel Moyn, " Allegations of fascism distract from the real danger », The Nation, 18 janvier 2021, https://www.thenation.com/article/society/trump-fascism/
21. David Klion, " Almost the complete opposite of fascism » (interview avec Corey Robin), https://jewishcurrents.org/almost-the-complete-opposite-of-fascism/
22. Sarah Churchwell, " American fascism : it has happened here », The New York Review, 22 juin 2020.
23. Une critique de cette hypothèse : Rafael Khachaturian & Stephen Maher, " The Washington Riot Was a Defeat for the Far Right, Not a Triumph », Jacobin, 8 janvier 2021.