En octobre, la communauté indigène s'est mobilisée contre un décret qui provoquait une flambée des prix des carburants. Ce décret a été pris sur injonction du FMI en échange d'un prêt de 4,2 milliards de dollars. Le pays a été paralysé pendant 12 jours et les affrontements ont fait 7 morts et 1.300 blessés. L'État d'urgence a été décrété. Le gouvernement, après avoir déplacé son siège à Guayaquil, a reculé.
C'est le retour de la résistance populaire, qui avait subi des années de répression et de persécution sous Rafael Correa. Pendant les 11 jours de paralysie, divers secteurs sociaux se sont mobilisés : les transporteurs, les indigènes et les travailleurs. Les transporteurs ont annoncé une grève qui a duré deux jours qui a pris fin après la négociation une augmentation des tarifs. Mais cela n'a pas arrêté la montée de la mobilisation sociale : le mouvement indigène et le mouvement syndical, qui préparaient déjà des actions contre les politiques gouvernementales, ont occupé la scène et ont attiré la solidarité des étudiants de plusieurs universités qui ont organisé des brigades de soins de santé et d'hébergement, notamment pour les femmes et enfants indigènes. Puis les groupes féministes se sont mobilisés. Enfin, au cours des deux derniers jours, de larges secteurs des classes populaires et moyennes de la population urbaine sont entrés en action. Comme cela s'était déjà produit auparavant, le peuple se construit dans la convergence des luttes, de manière un peu organisée et un peu spontanée.
1. Les mesures économiques
L'accord du gouvernement Moreno avec le FMI avait commencé à être réalisé dans divers domaines, mais c'est en octobre que les mesures d'ajustement les plus dures devaient être prises. Le décret 883 supprimait les subventions pour les carburants, le gazole et l'essence. Leurs prix ont augmenté - de plus de 100 % en ce qui concerne le gazole.
Parallèlement, l'augmentation des tarifs des transports urbains et interurbains ainsi que celle des frais de transport des marchandises a été immédiate. Et l'adoption des réformes économiques par l'Assemblée nationale était annoncée, dont une réforme du travail et des mesures contre les fonctionnaires des services publics et les contrats à durée limitée étaient les principaux éléments.
En même temps le gouvernement a annulé 4 milliards de dollars de dettes impayées par le patronat, supprimé l'avance sur l'impôt sur le revenu, abaissé les droits de douane tout en laissant intacte la TVA.
Ce paquet, comme on l'appelle dans notre pays, a des effets sur toute l'économie. Il provoque un renchérissement de presque tous les produits (en dehors de la spéculation qui a toujours été incontrôlable), rend encore plus précaire le travail (en baissant les salaires, augmentant la durée de travail et ne reconnaissant pas les heures supplémentaires), supprime les droits fondamentaux et appauvrit encore les plus pauvres.
Pour la population équatorienne, le carburant et le gaz ont un aspect symbolique très fort, au-delà même de leur composante économique : ils sont considérés comme intouchables. Toute personne ayant une capacité d'analyse minimale savait que l'augmentation de prix de l'essence allait provoquer une explosion. C'est ce qui est arrivé. Ce qui n'était pas dans les calculs du gouvernement et du patronat, c'était l'ampleur incontrôlable de la lutte. Ils présumaient que le gouvernement précédent avait détruit les mouvements sociaux et défait la résistance sociale.
Les discours du gouvernement annonçaient le dialogue et des compensations par des mesures économiques. Mais il affirmait bêtement que l'augmentation du prix des carburants était indiscutable : on pouvait négocier ce qu'on voulait mais pas cela. Le patronat, la presse et la quasi-totalité de la classe politique se sont mobilisés pour appuyer ces mesures et soutenir le gouvernement, au nom de la démocratie, de la stabilité, du progrès et de la paix. De plus, un discours xénophobe a été lancé avec force, comme s'il s'agissait d'une conspiration internationale.
Le gouvernement central a montré son incapacité au niveau de la communication. Les messages du Président de la République n'étaient pas clairs, n'ont pas été diffusés à temps et quand ils l'ont été, c'était sous forme de résumés de quelques minutes, voire quelques secondes.
Le discours officiel initial parlait d'un attentat des forces extérieures contre le gouvernement. Il ne reconnaissait pas la puissance de la manifestation populaire et en particulier du mouvement indigène venant de tout le pays, minimisant son ampleur, tout en ignorant les droits constitutionnels tels que le droit territorial des peuples ancestraux et les droits humains, comme on a pu l'entendre dans les déclarations du ministre de la Défense.
Le discours politique a été de plus en plus centré sur l'ancien président. Les arguments des médias, des réseaux sociaux et des acteurs politiques tournaient autour de la question de savoir s'il s'agit ou non des partisans de Rafael Correa, auquel le gouvernement lui-même a demandé de prendre position dans cette crise. Au lieu d'imposer leur propre histoire de l'union, de la paix, de créer un nouveau message officiel de l'Équateur, on nous rebattait les oreilles avec des messages répétés depuis des années.
Dès le premier moment, le gouvernement a accusé les partisans de Rafael Correa de tenter un coup d'État, créant ainsi un ennemi pour ne pas reconnaître l'ampleur de la lutte sociale. Il s'est embarqué dans un discours sur la conspiration interne soutenue par le Venezuela. Il a soutenu que les manifestants qui pillaient étaient infiltrés par les partisans de Correa, accordant ainsi à cette force une capacité d'action qu'elle n'a pas et, dans une large mesure, il l'a ravivée.
Pour les secteurs dominants, suivre la théorie de la conspiration est toujours préférable à reconnaitre que les larges masses se sont soulevées contre eux et que plus d'un million d'Équatoriens résistent dans tout le pays.
Aussitôt la presse a choisi d'écrire sur le vandalisme et la conspiration, qualifiant les secteurs populaires de criminels et de terroristes. Le ministre de la Défense a menacé de recourir à la force contre ces secteurs. La ministre de l'Intérieur a jonglé de manière ridicule pour prouver le complot des partisans de Correa et le complot international.
Cela ne veut pas dire que les partisans de Correa n'ont pas essayé de prendre l'avantage là où ils le pouvaient, mais cela a clairement été marginal. L'assaut contre l'institution suprême de contrôle fiscal (Contraloría General del Estado) ne peut pas être considéré comme quelque chose de planifié, car ce serait la pire des stratégies, de même que la tentative d'assaut du quartier général de l'armée situé dans la Balvina. En tant que tentative de coup d'État, ce serait une stratégie vraiment ridicule et inefficace.
Les dirigeants politiques de toutes les couleurs se sont également joints à la peur de Correa et ont également ignoré qu'il s'agissait d'un soulèvement populaire, appelé par les femmes, les peuples autochtones et les travailleurs, qui a déclenché une mobilisation populaire persistante, combative, mais aussi incontrôlée dans de nombreuses occasions.
Une autre stratégie gouvernementale et patronale consistait à créer une barrière médiatique autour des mobilisations. Les premiers jours, il y avait deux pays, celui qui était dans la rue et celui que les médias montraient. Pour ces médias il ne s'est rien passé. L'ampleur du soulèvement, la violence démesurée, les exigences de tous les secteurs ont forcé la presse à montrer ce qui se passait, bien qu'elle l'ait fait d'une manière déformée, privilégiant le discours sur le vandalisme et le terrorisme.
La déclaration de l'état d'urgence a été presque immédiatement ajoutée à tout cela, permettant au gouvernement d'avoir les mains libres et de réprimer à sa guise, réduisant les droits fondamentaux des Équatoriens, au-delà de la sévère surveillance à laquelle sont soumis les dirigeants de la lutte populaire.
2. La résistance populaire : classe contre classe
Les masses ont décidé que l'histoire devait être différente. Les acteurs fondamentaux ont été : les indigènes regroupés dans la CONAIE (1), les travailleurs dans le FUT (2), les habitants des quartiers, les paysans surtout sur la côte, les femmes organisées en innombrables collectifs, les jeunes. À quoi il faut ajouter, bien qu'ils aient une logique différente, les transporteurs.
La dynamique de la résistance populaire s'est exprimée dans l'organisation des marches dans les grandes villes et le blocage des routes dans tout le pays. La marche des indigènes vers Quito, en tant que centre politique, a été au centre de ces actions. Ce ne fut pas une seule marche, elle a eu lieu par vagues, partant des montagnes et de l'Amazonie équatorienne. L'autre élément puissant et imprévu, ce furent les masses d'habitants des quartiers périphériques qui sont descendus au centre de Quito.
Puis, par des gigantesques mobilisations les masses ont pratiquement pris les grandes villes, le pays a été paralysé, les routes coupées, les manifestations ne se sont plus concentrées uniquement dans les centres, mais étaient déclenchées spontanément partout.
Les transporteurs ont arrêté tout le pays, mais leurs dirigeants ont rapidement négocié. Cependant, et ce n'était pas dans les calculs du gouvernement, tout simplement les bases ne se sont soumises. À ce jour, il y a encore une grève non déclarée des transports lourds, interprovinciaux et urbains, même si elle n'est pas faite d'une manière unifiée.
La répression s'est intensifiée et, dans la même mesure, la mobilisation se développait plus encore, à tel point que même l'état d'exception et le couvre-feu de Quito ne sont pas parvenus à faire refluer les gens, qui sont restés dans les rues, comme lors du concert de casseroles dans la nuit du 12 octobre.
La plateforme de la lutte a été claire et directe : abrogation des mesures économiques et du décret n° 883. Alors que dans les rues retentissaient les slogans " Dehors Moreno », les secteurs organisés n'ont pas avancé cette revendication. Il faut ajouter aussi l'exigence que plusieurs ministres s'en aillent. Dans certains secteurs il y a eu des avancées dans le domaine du rejet du FMI et de la soumission du gouvernement à de tels organismes ; il y a eu des signes d'une lutte internationaliste.
Il n'y a pas eu de progrès vers des formes d'auto-organisation ni de mots d'ordre pour un gouvernement alternatif, indigène, ouvrier, populaire, sauf à Cuenca où une Assemblée populaire a été formée.
Les réseaux sociaux ont réussi à briser le blocage médiatique, bien que de manière dispersée et pas toujours avec des informations vérifiées. Ils ont servi à appeler à la mobilisation, à dénoncer les brutalités policières et les arrestations arbitraires.
Le mouvement indigène a rejeté les mesures du décret n° 883 et a clairement expliqué qu'il a été imposé par le FMI. Plus tard, après plusieurs jours du soulèvement, il a exigé le départ des ministres de la Défense et de l'Intérieur en raison des violences dont ils étaient responsables. Le mouvement indigène est resté fidèle à ses revendications et a progressivement compris qu'il devait se dissocier de la violence et des partisans de Correa, rendant publics ses désaccords avec Correa et les actes de vandalisme dans la ville de Quito.
Jamais auparavant la lutte des classes, opposant deux secteurs totalement distincts, n'est apparue aussi clairement. Les maires des villes ont tenté d'apparaître en tant que médiateurs, mais en réalité ils apparaissaient comme étant du côté du gouvernement car dans de telles circonstances il n'y a pas de neutralité possible.
Comme jamais auparavant, une solidarité internationale s'est manifestée par divers moyens et canaux, s'exprimant contre la répression brutale et pour la défense des droits du peuple équatorien. Cela a permis de briser l'isolement des luttes populaires dans le cadre continental.
On peut caractériser ainsi ce soulèvement populaire :
• Un soulèvement avec des objectifs conjoncturels spécifiques contre les mesures économiques, qui n'a pas avancé vers des propositions politiques ou l'auto-organisation populaire.
• Un soulèvement profond, soutenu et étendu à la quasi-totalité des 21 provinces du pays.
• Une articulation nouvelle des secteurs organisés, en particulier des indigènes et des femmes.
• La mobilisation spontanée des bidonvilles populaires périphériques, sans direction, qui ont fait de chaque situation immédiate leur objectif de lutte.
• La barrière médiatique a été brisée grâce aux réseaux.
• Une notable déficience des mécanismes de coordination des luttes à travers le pays.
• Les transporteurs en tant qu'alliés temporaires des luttes.
3. Premier affrontement avec les tendances répressives et antidémocratiques de la bourgeoisie
Après des débuts hésitants, le gouvernement Moreno est devenu l'expression de la volonté néolibérale des groupes monopolistes et du FMI. Cela s'est produit dans le cadre d'épisodes de marchandage au cours desquels le gouvernement s'est de plus en plus plié aux souhaits des Chambres de commerce, mais sans appliquer toutes les mesures demandées, de sorte que son action a été considérée comme insuffisante par ces dernières. La signature de la lettre d'intention avec le FMI a scellé son passage au néolibéralisme, mais le gouvernement a trainé pour mettre en œuvre les mesures demandées. La lettre d'intention envoyée au FMI expliquait même les raisons : son annexe n° 3 mentionnait des risques de déclenchement de protestations sociales.
Cela a permis le développement de deux tendances :
• Une rapide consolidation du bloc au pouvoir autour d'un discours unique - tenu par le gouvernement et le FMI, les milieux d'affaires et leurs intellectuels organiques, le gouvernement américain et la grande presse - annonçant la rapide mise en œuvre de mesures " douloureuses mais nécessaires ». Pour cela, une intense campagne médiatique a été organisée au cours du dernier semestre.
• Le bloc au pouvoir semble être rapidement parvenu à la conclusion que son programme ne pouvait être imposé que par la violence. Au fil du temps, la virulence, l'inflexibilité, les menaces et la peur ont de plus en plus marqué ses déclarations. Au cours de cette période de conflit, l'apogée a été atteint, dévoilant la nature répressive et antidémocratique de la bourgeoisie et du néolibéralisme. Il ne s'agissait pas seulement d'accuser les manifestants de vandalisme, de criminalité et de terrorisme, mais de les menacer d'appliquer le code pénal inventé par Rafael Correa, qui prévoit des peines de trois ans de prison pour participation aux manifestations. De plus, les menaces du ministre de la Défense, Oswaldo Jarrín, un ancien militaire, avaient des résonances fascistes : il a parlé de l'utilisation des armes à feu contre le peuple mobilisé en rappelant que les militaires sont préparés à faire la guerre.
Dans la foulée, la Fédération nationale des chambres d'industrie de l'Équateur a diffusé un communiqué demandant au gouvernement " une action immédiate des forces armées et de la police pour rétablir l'ordre et la paix sociale, appliquant ainsi strictement l'état d'urgence », ainsi que " la poursuite des auteurs, des complices et des receleurs de même que les auteurs matériels et intellectuels des crimes commis, en vertu du Code organique pénal intégral » (3).
Les actions gouvernementales ont pris la même direction : quelques heures après le début des manifestations, l'état d'exception a été décrété pour 60 jours (réduit à 30 par une Cour constitutionnelle complaisante), suivi de la militarisation et d'un couvre-feu.
Cependant, ni la répression ni la menace n'ont réussi à arrêter la mobilisation. Le couvre-feu, mis en place par les Forces armées entre 15 heures le samedi et 15 heures le dimanche, n'a même pas pu être appliqué : le " cacerolazo » (concert de casseroles), qui s'est transformé en une véritable fête populaire dans les quartiers de Quito, a empêché son application. Néanmoins, on ne peut que constater que :
• L'application du modèle néolibéral impliquera le recours à la violence la plus brutale,
• Les groupes du pouvoir ont démontré leur caractère violent et criminel et, de plus, cette mentalité violente a commencé à imprégner certains secteurs de la classe moyenne.
Il faut mentionner deux aspects. Premièrement, il semble que le retour au néolibéralisme ne pourra pas facilement stabiliser son règne et la que la " crise structurelle » de l'État, dont Agustín Cueva (4) parlait à son époque, se présente à nouveau devant nous comme un horizon inévitable. Si la crise des 25 ans de l'étape néolibérale précédente nous a apporté un populisme éphémère, la crise du populisme nous replonge dans le néolibéralisme. Mais dès sa naissance cette nouvelle vague néolibérale est déjà en crise : la violence toujours plus débridée des classes dirigeantes et de leurs gouvernements en est le premier signe ; la résistance sociale déjà en gestation en constitue la réponse. Le résultat ne peut être autre que des démocraties fragiles et restreintes.
Deuxièmement, comme nous l'a montré cette journée de lutte intense, la construction du peuple sera aussi un champ de conflit. La droite y rivalisera, combinant sa violence retrouvée avec des tentatives de mobilisation des masses. Il y aura aussi la concurrence du populisme de Correa, qui a montré ces jours-ci qu'il a encore la capacité d'avoir un impact dans les secteurs urbains populaires, comme il l'avait démontré lors des élections locales de mars de cette année. Et le mouvement populaire y luttera également : les mouvements sociaux autonomes, probablement structurés autour des travailleurs et des peuples indigènes, seront au centre du conflit provoqué par les tentatives d'application du modèle néolibéral. La tendance qui prévaudra donnera le ton et la couleur des temps à venir… qui ont déjà commencé.
La droite et le néolibéralisme ont perdu une première bataille. Mais peut-on supposer qu'ils vont s'arrêter là ? C'est peu probable. Une fois le dialogue terminé, le différend s'ouvre sur le contenu du nouveau décret qui remplacera le décret 883. Son résultat va nous dire quelque chose. Quel sera le destin du dialogue proposé par le gouvernement avec le Front unitaire des travailleurs et aura-t-il lieu ? Quelles seront les prochaines initiatives du bloc néolibéral au pouvoir ? Soutiendra-t-il Moreno ou choisira-t-il de s'en débarrasser ? Le mouvement populaire saura-t-il trouver les voies des convergences et construire des articulations entre ses secteurs ? Ou bien va-t-il se laisser mystifier par des intérêts corporatistes étroitement limités ? La seule certitude c'est qu'un nouveau cycle de résistance populaire contre le néolibéralisme a commencé avec une grande force, mais qu'il lui reste encore beaucoup plus de tâches à réaliser.
4. Les femmes contre les mesures économiques
Femmes organisées - indigènes, étudiantes, paysannes, enseignantes, métisses, féministes, noires, travailleuses de tous les secteurs - ont été à l'avant-garde de la lutte contre les mesures néolibérales du gouvernement de Lenin Moreno, contre le Fonds monétaire international.
Les femmes ont été au premier rang et en première ligne, parce que c'est le secteur social qui est organisé, articulé, mobilisé et en lutte pour leurs revendications et leurs droits, résistant à l'assaut des secteurs les plus traditionnels de la société. Ce secteur social a lutté contre les violences faites aux femmes, contre le féminicide et pour réformer le COIP (5) en dépénalisant l'avortement. Ces luttes ont été importantes dans cette période.
En étant mobilisées et articulées, elles ont été en meilleure position pour résister, participer et organiser le soutien aux secteurs indigènes et paysans dans la ville de Quito. Cette participation active à la défense de leurs droits leur a permis de faire face à ces mesures et de coopérer avec le mouvement indigène pour soutenir la lutte et la mobilisation pendant ces 11 jours de manifestations. Il faut souligner le rôle décisif des femmes indigènes dans la mobilisation et dans le soutien de l'organisation, ainsi que la force dont elles ont fait preuve face à la répression.
Elles ont été les premières à appeler à la mobilisation, à la convergence, à la création de réseaux de soutien logistique et de solidarité, à la création de points de collecte, à la préparation des aliments, à la collecte des aliments et aux premiers secours pour soutenir la vie des femmes, des filles et des adolescents mobilisés avec leurs communautés et organisations dans les centres de paix des universités - la Polytechnique salésienne, l'Université pontificale catholique d'Équateur (PUCE) et l'Université centrale.
Ce sont les femmes qui se sont exprimées en tant que secteur social organisé et qui ont appelé d'autres secteurs organisés, des personnalités et des organisations internationales de défense des droits de l'homme à dénoncer la situation difficile dans le pays, en particulier dans la ville de Quito.
Leur présence active dans le soutien à la vie des secteurs indigènes s'est également manifestée par le rejet de la politique répressive du gouvernement : contre l'état d'exception, contre le couvre-feu, car ces décisions gouvernementales ont provoqué une aggravation du conflit et des violations des droits humains des manifestants comme des droits des femmes, des enfants et des adolescents présents dans les centres de paix et d'accueil humanitaire ou dans les lieux de regroupements des marches.
La participation des femmes s'est également exprimée dans la mobilisation pour dénoncer la répression et l'usage excessif de la force qui a conduit à des meurtres, des arrestations et des blessures, ce qui viole le droit légitime du peuple et des femmes à revendiquer et à se mobiliser pour défendre leurs droits. Les femmes sont l'un des rares secteurs sociaux organisés capable de se mobiliser et d'être présent dans la rue pour dénoncer la violence avec laquelle la police et l'armée ont agi.
Avec la déclaration du couvre-feu pour la ville de Quito, les organisations de femmes ont appelé à ne pas rester silencieuses et ont appelé à un " cacerolazo » contre la répression et en soutien du mouvement indigène, ouvrier et populaire - un appel qui a été repris par toute la société de Quito et qui au cours de cette nuit a démontré le rejet des mesures néolibérales et de la répression, exigeant un dialogue sans balles ni mensonges.
La participation active des femmes organisées s'est articulée avec la lutte du mouvement indigène et du peuple parce qu'une grande partie des femmes sont clairement conscientes que la lutte des femmes est aussi une lutte anticapitaliste étant donné que le patriarcat et le capitalisme vont de pair.
Ces mesures auront un impact direct sur la vie des femmes, entraînant une augmentation du coût de la vie et des produits de première nécessité. Comme ce sont les femmes qui gèrent l'économie domestique, s'occupent des soins, de la santé, de l'alimentation, ces mesures les appauvriront encore plus.
Face à cette situation, il est important de souligner et de rendre visible la présence des organisations de femmes dans la participation, la mobilisation, la solidarité et la création de réseaux de soutien dans la lutte contre les mesures néolibérales de ce gouvernement.
Il est donc nécessaire et urgent de mettre en avant les droits des femmes et de former une coordination nationale de tous les secteurs sociaux qui intègre les droits des femmes dans ses revendications, au-delà des exigences conjoncturelles.
Il est essentiel de souligner la participation et l'action des femmes dans le soutien de cette grève nationale pour la défense de la vie et contre le capital, et d'exiger qu'elles soient partie prenante de toutes les décisions.
5. Les violences
À l'heure actuelle, à la suite de la répression, il y a huit morts, plus d'un millier de blessés et plus d'un millier d'arrêtés.
Dans ce soulèvement, nous avons vécu divers types de violence dont l'origine et la dynamique doivent être comprises. C'est dans ce domaine qu'il y a eu le plus de confusion, générée par la presse, le gouvernement, certains dirigeants et des politiciens qui se disent de gauche.
La première violence, qui a déchaîné les autres, est celle du gouvernement : une police débridée et incontrôlée, lancée de toutes ses forces contre les manifestants ; des jeunes, des femmes, des indigènes frappés, détenus sans procès, des grenades lacrymogènes éclatant dans les endroits où il y avait des enfants, dans les abris des universités.
La deuxième violence fuit celle des manifestants, en défense de leur juste droit à la résistance, à la légitime défense. Symboliquement, ce furent les lances des peuples indigènes de l'Amazonie contre les fusils de police - une inégalité absolue.
La troisième violence, qui a servi de prétexte au gouvernement et à la presse, a été celle de la criminalité, surtout à Guayaquil et dans une moindre mesure à Quito, et très peu dans les autres villes. Dans le cas de Quito, nous avons pu voir une montée de la délinquance dans les rues, à la mi-journée, sans contrôle et sans limites. C'est le produit de la pauvreté, de la décomposition sociale, du manque de travail et de perspectives, de l'isolement des quartiers pauvres de plus en plus marginaux. À Guayaquil, cela montre simplement que vingt ans de domination du social-christianisme n'a rien résolu : les banlieues, la pauvreté, la marginalité et la délinquance continuent.
La quatrième violence est venue de ce qui est le plus inattendu et probablement inconnu des Équatoriens, et que personne ne veut reconnaître, parce que c'est une vérité inconfortable. C'est la violence des bidonvilles qui descendent et envahissent la ville, qui brisent ou détruisent tout sur leur passage, conduits par le désespoir, le manque de réponses, de solutions, d'alternatives. De plus, sans aucune direction politique, sans buts, sans objectifs précis - seulement une furie populaire incontrôlable produite par tant de décennies de pauvreté et d'assujettissement. Bien sûr, ces secteurs doivent être organisés, éduqués, leurs justes luttes doivent être correctement canalisées. Par exemple, dans le cas de l'attaque contre Teleamazonas, plutôt que d'incendier et saccager le bâtiment, il aurait été plus utile de forcer ce média à diffuser une proclamation avec des revendications populaires. Le gouvernement, la droite, les chambres, les secteurs de la classe moyenne, ont décrit cette violence comme du vandalisme, de la délinquance et du terrorisme. C'est sur la base d'une telle analyse qu'ils ont imaginé une prétendue manipulation des partisans de Correa. Ce n'est pas qu'ils n'auraient pas voulu le faire, mais ils n'ont pas les forces ni la capacité de le faire. L'essence de cette violence était spontanée et localisée. Elle ne faisait pas partie d'un coup d'État ni d'une stratégie déstabilisatrice.
Enfin, une cinquième violence vient après la lutte : c'est la judiciarisation de la lutte populaire. Le gouvernement, la presse, les chambres, les maires ont déjà annoncé que des procédures judiciaires seront lancées pour établir les responsabilités et les sanctions en cas de destruction des villes, de paralysie et de pillage. Après la répression généralisée, vient la persécution sélective.
6. Convergences et fragmentations du mouvement populaire
Cette convergence des luttes présente certaines différences par rapport aux précédentes, qui s'étaient articulées autour d'un mouvement social : des étudiants dans les années 1970 ; du mouvement syndical dans les premières années de la décennie suivante ; du mouvement indigène entre 1992 et 2002 ; ou du sursaut de la classe moyenne urbaine en 2005. Cependant maintenant, c'est la convergence, difficile et incomplète, d'indigènes et de travailleurs qui a été la colonne vertébrale du mouvement populaire. Une partie des effets des attaques de Rafel Correa contre les mouvements sociaux a été l'affaiblissement de leurs relations mutuelles, l'émergence des soupçons et la prédominance des particularismes. Au cours de ces 11 jours de lutte, la tendance aux rapprochements a été observée mais aussi les limites auxquelles elle est confrontée.
C'est pourquoi le gouvernement, bien que défait, a été capable de faire bouger les lignes, même si cela ne lui a permis que de gagner du temps. Sa tactique a toujours été de diviser la mobilisation en répondant à des demandes particulières : l'augmentation des tarifs a démobilisé les transporteurs. Il a ensuite essayé de séparer les indigènes des travailleurs : à un moment donné, le gouvernement et les médias ont cessé de faire référence aux revendications du mouvement syndical et se sont concentrés sur l'offre de compensation pour les campagnes. Ils ont d'abord échoué, mais finalement ils ont réussi à séparer les deux acteurs centraux du mouvement populaire dans les dialogues : le dimanche ils ont rencontré les indigènes pour discuter du décret 883 et reporté à mardi un éventuel dialogue avec le mouvement syndical, qui a eu lieu sans la mobilisation populaire massive. En même temps, le gouvernement cherche à séparer les travailleurs publics du reste du mouvement syndical en annonçant sa volonté de revoir les mesures qui les touchent particulièrement : les réductions salariales et les congés payés.
Le gouvernement a ainsi montré sa disposition de négocier des fragments du paquet dans le but de pouvoir appliquer les noyaux centraux du modèle néolibéral : les privatisations et la surexploitation du travail et de la nature. Le temps dira s'il réussit ou non. De même, le temps dira aussi si les mouvements populaires parviennent, après cette journée intense, à reprendre l'initiative et à tisser les indispensables convergences pour faire face aux défis à venir. La construction d'un horizon politique clair et d'un programme d'action est indispensable pour progresser dans cette voie.
Le mouvement a démontré qu'il disposait d'une très grande force, qui lui a permis de se maintenir pendant douze jours et ne montre aucun signe d'épuisement rapide. Au contraire, les mobilisations et les blocages de rues et de routes continuent. Les quartiers populaires sont prêts à retourner en ville ou à prendre le contrôle des quartiers si la lutte continue.
Ce fut la dynamique principale : des vagues de manifestants, des indigènes de tout le pays qui marchent vers Quito, des paysans qui bloquent les routes du littoral, le centre du pays pratiquement paralysé, des manifestes de soutien de nombreux secteurs, des déclarations d'organisations de défense des droits humains, des déclarations du Bureau du médiateur et une gigantesque activité dans les réseaux sociaux.
Ces luttes ont été soit sectorielles, c'est-à-dire que chaque secteur social a sa propre dynamique, soit profondément spontanées. Ce qui a clairement fait défaut, c'est la coordination des luttes et l'élaboration d'une plateforme de lutte plus large. On a pu voir l'incompréhension de la nécessité de recueillir les demandes de tous les secteurs de lutte et de la création d'un centre de communication qui canalise et qualifie la véracité de l'information qui circule, l'absence d'une définition des stratégies et tactiques de la lutte.
Il n'y a pas eu non plus d'initiatives d'organisation populaire et de mouvements sociaux, alternatifs et autonomes, qui permettraient à l'avenir de consolider l'issue d'une lutte de cette ampleur. Sans cela, cette lutte peut se dissoudre sans laisser un résidu organisationnel fondamental pour les luttes futures.
Il est également nécessaire de tenir compte de l'avancée significative de la conscience de classe, de la capacité à saisir clairement qui est l'ennemi : ce gouvernement au service des hommes d'affaires, comme dans le cas de Correa, ou ce gouvernement direct des hommes d'affaires, comme le gouvernement actuel. Et leurs soutiens : le patronat, les chambres du commerce et de l'industrie, les gouvernements provinciaux et la presse.
7. Les batailles qui viennent
Ce fut une grande lutte de résistance du peuple contre le gouvernement, le FMI, la bourgeoisie, les partis politiques qui les représentent, la presse, les chambres patronales, le Département d'État nord-américain. Cependant, ce n'est que le premier combat de ce nouveau cycle de batailles sociales et politiques qui s'ouvre en Équateur.
Le mouvement populaire est confronté à des défis majeurs dans l'avenir immédiat, surtout si l'on considère que le gouvernement tentera de diverses manières d'imposer des mesures néolibérales qui favorisent le patronat et frappent le peuple.
Pour cette raison, nous proposons des lignes d'action qui permettent la consolidation des mouvements populaires et qui proposent des objectifs clairs pour le succès obtenu soit consolidé, socialement et politiquement :
• Coordination nationale des luttes populaires qui intègre tous les secteurs qui ont participé au soulèvement, autour de l'alliance CONAIE-FUT.
• Coordination provinciale des luttes populaires, à travers des assemblées populaires et des formes d'auto-organisation selon les traditions locales de lutte.
• Transformer le triomphe social en triomphe politique, à travers une alternative politique propre et une absolue indépendance de classe.
• Développer une plateforme de lutte qui recueille les revendications des mouvements sociaux et des secteurs populaires et avancer vers le mot d'ordre d'un gouvernement alternatif : le gouvernement populaire, auquel participent les peuples indigènes, les travailleurs, les femmes, les jeunes et les quartiers populaires.
Pour un gouvernement populaire !
Équateur, octobre 2019
* Le Movimiento revolucionario de los trabajadores (MRT, Mouvement révolutionnaire des travailleurs) est une organisation marxiste révolutionnaire proche de la Quatrième Internationale en Équateur. Nous reproduisons ici le document élaboré par le MRT dans les jours qui ont suivi le recul du gouvernement Moreno sur le décret n° 883. (Traduit de l'espagnol par JM).
1. La Confédération des nationalités indigènes de l'Équateur (CONAIE) a été créée en 1986 par le regroupement des organisations de l'Amazonie équatorienne (appelée l'Orient en Équateur), des Quechuas de la Sierra et des Indigènes et Noirs du littoral. En 1990 la CONAIE a organisé un très grand soulèvement, entrant ainsi sur la scène politique et ouvrant une décennie de luttes qui aboutiront à la révision de la Constitution en 1998, reconnaissant l'existence des peuples et nationalités indigènes et afroéquatoriens, ainsi que les circonscriptions territoriales indigènes.
2. Le Front unitaire des travailleurs (FUT) a été formé en 1980 par le regroupement des principales centrales syndicales, qui ont préservé leurs structures.
3. Publié par le quotidien El Commercio du 11 octobre 2019 : https://www.elcomercio.com/actualidad/federacion-industrias-accion-prot…
4. Agustín Cueva (1937-1992), sociologue et historien équatorien, a publié en particulier El desarrollo del capitalismo en América Latina, une étude marxiste proposant l'analyse de la " transition latino-américaine au capitalisme » au XIXe siècle au travers du rôle des grands propriétaires terriens et explorant la formation sociale en tant que " coexistence de divers modes de production ».
5. Le C¾digo Orgánico Integral Penal (COIP, Code pénal organique intégral) est un ensemble de normes juridiques punitives adoptées en 2014, au cours du troisième mandat présidentiel de Rafael Correa. Il comprend 77 nouvelles infractions qui n'existaient pas dans l'ancien Code pénal de 1971.