Jusqu'en novembre dernier, elle était serveuse à New York, depuis deux semaines elle est omniprésente dans les médias de son pays, et en novembre prochain elle sera - à seulement 28 ans ! - la plus jeune députée de l'histoire des États-Unis ! C'est Alexandria Ocasio-Cortez, métisse d'origine portoricaine et membre du parti des Socialistes Démocrates d'Amérique (DSA), dont l'écrasante victoire aux primaires des Démocrates aux dépens du protégé de l'establishment du parti, qui était d'ailleurs destiné à devenir président de la Chambre des Représentants, fait trembler les États-Unis d'Amérique.
Voici donc que l'impensable se réalise et inaugure une nouvelle époque dans l'histoire politique de la superpuissance capitaliste. Pour la première fois depuis le début du XXe siècle, quand le Parti Socialiste d'Eugène Debs faisait encore élire des députés, une jeune Latino qui n'hésite pas à se proclamer socialiste et propose un programme radical d'action immédiate, se prépare à devenir représentante de la circonscription du Bronx et du Queens, le cœur de New York. Pour arriver à ce résultat, elle a dû démentir tous les pronostics en écrasant (57 % contre 42 %) celui qu'on appelait " le Roi du Queens » et " le Boss » de l'establishment du Parti Démocrate, l'inamovible député sortant Joe Crawley, qui bénéficiait du soutien public de Wall Street et du financement de quelques géants capitalistes comme Facebook, Google, Blackrock, Citigroup, JP Morgan, Lockheed Martin ou Viacom. Comment a-t-elle fait pour accomplir cet exploit ? Tout " simplement », en refusant catégoriquement tout soutien et tout financement de la part des grands donateurs traditionnels du Parti Démocrate, en inspirant et en mobilisant des milliers de jeunes (lesquels, d'habitude, ne votent pas), en dénonçant le bipartisme américain qui n'est que… bonnet blanc et blanc bonnet, en proposant des mesures radicales, comme un " New Deal Vert » d'action immédiate contre la catastrophe climatique, la dissolution de la police de l'immigration (ICE), l'assurance maladie pour tous et toutes sans exception, le doublement du salaire minimum horaire, la garantie universelle à l'emploi, l'abrogation de l'actuel régime néocolonial de Porto Rico, etc. Étant donné que la circonscription de Bronx-Queens est un bastion traditionnel des Démocrates qui y emportent 80 % des voix, l'élection d'Alexandria à la Chambre des Représentants en novembre prochain ne fait aucun doute.
Comme on pouvait s'y attendre, la direction des Démocrates a essayé de minimiser l'importance de sa débâcle en l'attribuant aux " conditions spécifiquement locales », au fait que Alexandria Ocasio-Cortez a gagné " grâce à l'appui des Noirs et des Latinos », etc. Cependant, l'analyse des résultats a démontré que ce sont surtout… les travailleurs blancs pauvres qui ont voté pour elle, tandis qu'il est de notoriété publique que d'autres représentants de l'establishment du parti ont été défaits récemment par plusieurs candidats radicaux et socialistes, en premier lieu des femmes, presque partout aux États-Unis, même dans les États du Sud traditionnellement racistes et conservateurs (1).
En d'autres termes, la victoire jusqu'à hier impensable de la jeune socialiste du Bronx non seulement ne constitue pas un " fait isolé » mais est considérée presque généralement aux États-Unis comme un " événement fondateur » emblématique d'une nouvelle époque caractérisée par l'irruption sur la scène politique du pays d'une jeunesse radicale qui n'hésite pas à se revendiquer du socialisme. Ce n'est donc pas un hasard si un nouveau sondage, qui en confirme plusieurs précédents, annonce que 61 % des millénials Démocrates, c'est-à-dire ceux et celles de 18 à 35 ans, ont de la sympathie pour le socialisme, un pourcentage d'ailleurs encore plus grand chez les jeunes américains " indépendants ». Même le New York Times, qui s'identifie à Wall Street et à l'establishment du Parti Démocrate, n'hésite pas désormais à admettre que " les socialistes du millénaire arrivent » (2)
Nul doute que les succès successifs des militants des Socialistes Démocrates d'Amérique et d'autres radicaux confortent la récente décision de Bernie Sanders de ne pas avancer vers la création d'un " troisième parti » et de poser de nouveau sa candidature pour représenter le Parti Démocrate aux présidentielles de 2020. Dans des déclarations récentes, Sanders a précisé que, bien qu'il ne nourrisse aucune illusion concernant la volonté de la direction de ce parti de se libérer de l'emprise de la grande bourgeoisie, il considère que la création et le développement d'un troisième parti demandent du temps dont on ne dispose pas actuellement. Pourquoi ? Parce qu'on doit faire face efficacement et surtout tout de suite aux terribles menaces que représentent Trump et ses amis non seulement contre les citoyens américains mais aussi contre la planète et toute l'humanité. Le dilemme est vraiment existentiel et la réponse de Bernie Sanders - qui peut être résumée par ces termes : " on n'a pas le temps » - mérite au moins le respect et ne peut être contredite par de simples vœux pieux, sans rapport avec la réalité…
Les peurs exprimées par Bernie Sanders sont très probablement incompréhensibles en Europe, où même les militants de gauche tournent en permanence le dos aux développements cataclysmiques étatsuniens, sans qu'ils se rendent compte qu'il y a là-bas tout un peuple qui lutte aussi pour eux et qui a urgemment besoin de leur active solidarité internationaliste. Pourtant, aux États-Unis, l'atmosphère est tout autre. Il y a seulement quelques jours, un sondage révélait qu'un Américain sur trois (32 %) croit que la guerre civile approche rapidement. Exagération ? Non, tout simplement une hypothèse qui, de jour en jour, devient plus probable et plus cauchemardesque. Et cela parce que pratiquement tout le monde aux États-Unis parle aujourd'hui d'un " coup d'État rampant » de Trump, ainsi que des traits toujours plus fascisants d'un gouvernement américain qui veut se transformer en régime et tend à le faire. Et hélas, ce n'est pas Trump et les siens qui démentent tout ça. Au contraire, Trump révèle jour après jour ses intentions et ses ambitions : devenir président à vie, imiter les dictateurs de tout poil qu'il adore tant, écraser ses critiques, faire disparaître toute opposition, déraciner ce qui reste de la démocratie américaine et de ses institutions, détruire pour toujours les syndicats ouvriers et les autres organisations des travailleurs… Et ce qui est pire, c'est qu'il tient parole et passe aux actes (3).
Cependant, contrairement à ce qui se passe dans le vieux continent, aux États-Unis de Trump il y a une opposition et une résistance chaque jour plus massive, combative et radicale. Les deux derniers mois ont vu les grandes - et victorieuses - grèves et mobilisations des enseignants, lesquelles après avoir démarré en Virginie de l'Ouest ont fait tache d'huile en Oklahoma, Arizona, Kentucky et ailleurs. Partout elles ont arraché des augmentations de salaire qui ont dépassé 20 % ! Franchement, ça fait combien de décennies qu'on n'a plus vu en Europe des luttes ouvrières qui se terminent par des victoires et qui arrachent des augmentations de salaire non pas à deux mais même à un chiffre ? Et ça fait combien d'années qu'on n'a plus vu en Europe des manifestations de salariés aussi gigantesques et aussi combatives que celles de 40 000 ou 50 000 enseignants grévistes traversant les rues de villes petites et moyennes des provinces américaines ? Et aussi, où en Europe, excepté en Catalogne, peut-on voir des manifestations de centaines de milliers d'antiracistes et d'anti-néolibéraux comme celles qui ont eu lieu fin juin et début juillet dans des centaines de villes américaines contre la politique migratoire raciste et terriblement répressive de Trump et en solidarité avec les migrantÃeÃs détenus, expulsés et séparés de leurs enfants ?
Décidément, aux États-Unis de la crise historique et du bipartisme en ruines, là où le pire coexiste avec le meilleur et les cauchemars avec les rêves, tout change à une vitesse record et les " certitudes » séculaires sont démenties et disparaissent sous les coups d'un affrontement titanesque qui devient de plus en plus classiste, de plus en plus violent jusqu'à la chute finale de l'adversaire. Et si personne n'est en mesure de prédire qui va gagner, c'est presque un lieu commun de dire que de l'issue de cet affrontement civil américain dépend désormais le sort de la planète et de l'humanité. Prenons donc conscience au plus vite de cette nouvelle réalité et - surtout - tirons les conclusions pratiques qui détermineront les priorités et les tâches de chacun d'entre nous…
Athènes, le 6 juillet 2018
* Yorgos Mitralias, journaliste, un des fondateurs et animateurs du Comité grec contre la dette, membre du réseau international CADTM, anime le site EuropeansForBerniesMassMovement qui fournit, surtout en anglais et en grec, des informations quotidiennes sur les actions des mouvements sociaux et de la gauche étatsunienne (https://www.facebook.com/EuropeansForBerniesMassMovement/). Cet article, paru d'abord en grec sur son site, a été traduit du grec par l'auteur.
2. Michelle Goldberg, " The millennial socialists are coming », New York Times du 30 juin 2018 (https://www.nytimes.com/2018/06/30/opinion/democratic-socialists-progre…)
3. Sur le phénomène Trump et sa politique il faut lire deux excellents livres d'analyse disponibles en français : Daniel Tanuro, Le moment Trump - Une nouvelle phase du capitalisme mondial (Demopolis, Paris 2018) et Dan La Botz, Le nouveau populisme américain - résistances et alternatives à Trump (Syllepse, Paris 2018).