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Aux origines de l'embrasement social de janvier 2018

par Fathi Chamkhi
Tunis, le 10 mars 2018, marche pour l'égalité dans l'héritage. au Bardo. © Omegatak

La Tunisie a connu, durant la semaine du 8 janvier, un nouvel embrasement en réponse aux mesures antisociales contenues dans la loi de finances 2018. Après une semaine de contestation, et parfois de heurts très violents avec la police (1), un calme précaire règne de nouveau sur l'ensemble du pays. La crise sociale, qui se poursuit en s'aggravant, continue de nourrir les frustrations et le mécontentement parmi de larges couches de la population. À tout moment, la colère peut resurgir à la surface.

Une crise économique qui n'en finit plus

La Tunisie continue de vivre la plus longue crise économique de son histoire contemporaine. Les mauvais résultats, qui continuent de s'accumuler année après année, sont la conséquence d'un système économique déstructuré par trente années de politique capitaliste néolibérale dans le cadre d'un redéploiement à caractère néocolonial assez agressif.

Synthèse

Dans le même temps, les classes populaires sont forcées de payer au prix fort le maintien d'une économie dont l'objectif essentiel est de procurer un maximum de profits au capital étranger opérant en Tunisie. Celui-ci contrôle le tiers des entreprises des secteurs de l'industrie et des services : totalement en ce qui concerne 1 538 entreprises, en partenariat avec le capital local pour 950 autres. Environ 62 % de ces 2 488 entreprises bénéficient du statut offshore, lequel offre des avantages et des faveurs qui n'ont rien à envier au traitement proposé dans les paradis fiscaux.

Le capital étranger réalise plus de la moitié des exportations tunisiennes. Bien entendu, le pays ne reçoit que des miettes des activités très profitables du capital étranger, alors qu'il en subit les charges économiques, sociales et environnementales.

Pour permettre à ce système capitaliste de domination et d'exploitation de se reproduire, depuis la fin des années 1980, l'économie locale est prise en tenaille entre les politiques de restructuration et le libre-échange. Le pouvoir en place a fait appel aux services du FMI à trois reprises : en 1986 puis, après la révolution, en 2013 et 2016. En parallèle, l'Union européenne, avec le soutien du dictateur Ben Ali, avait inclus la Tunisie dans sa zone méditerranéenne de libre-échange. À l'heure actuelle, l'Union européenne est en train de la forcer à accélérer le pas pour " élargir et approfondir » le libre-échange (2).

La reproduction de ce rapport capitaliste néocolonial exige que l'État tunisien continue de mobiliser les fonds nécessaires en devises pour permettre au capital étranger de continuer d'opérer et de faire de gros profits en Tunisie. Obtenir toujours plus d'euros et de dollars est devenue l'obsession de cet État. Alors, pour y parvenir, tout est bon à prendre : exporter toujours plus de produits primaires, brader des entreprises publiques au profit d'intérêts extérieurs, sous-traiter un tourisme bon marché aux tour-opérateurs européens, inciter les Tunisiennes et les Tunisiens, notamment les plus qualifiées professionnellement, à s'expatrier.

Rien, à l'heure actuelle, ne permet de voir le moindre signe d'un renversement de tendance. Bien au contraire, les principaux indicateurs économiques continuent de glisser. La crise des finances publiques (3) est actuellement l'un des aspects le plus grave de la crise. Le gouvernement a de plus en plus de mal, malgré une baisse significative des dépenses sociales, à mobiliser les fonds nécessaires pour financer son budget. Un recours massif à l'endettement (4) a permis jusqu'ici de renflouer les caisses de l'État et de camoufler la gravité de la crise. En 2010, la part des ressources d'emprunts dans le budget de l'État était de 17 %. Elle est passée à 30 % en 2017.

La crise des finances publiques nourrit à son tour la crise de la dette qui devient un fait avéré aujourd'hui. Mais le recours à l'emprunt extérieur a aussi ses limites. Désormais, l'État a de plus en plus de mal à mobiliser dans ses propres ressources les fonds nécessaires au comblement du déficit croissant de son budget. Il est en train de faire les frais de ses choix erronés en matière de politique fiscale, d'endettement extérieur, de remboursement de la dette contractée par la dictature, d'investissement public, de lutte contre la corruption, etc.

Vu la gravité de la crise et les récents développements (5), les quelque 10 milliards de dinars d'emprunts nouveaux, prévus dans la loi de finances 2018, soit 30 % du budget, deviennent assez hypothétiques. Ceci n'est pas de nature à aider, un tant soit peu, à maîtriser une situation assez chaotique.

Il est attendu que, sous la pression de la crise des finances publiques qui va en s'aggravant, le gouvernement actuel, ou celui qui le remplacera, soit de plus en plus tenté, notamment sous la pression du FMI, par davantage de mesures antisociales qui risquent, une nouvelle fois, de mettre le feu aux poudres.

Une revue générale de la situation économique, à l'aune des indicateurs macroéconomiques, ne peut que confirmer la gravité de la situation. En plus du budget de l'État qui accuse un déficit record de près de 7 %, le déficit commercial est à son plus haut niveau historique : 15 592 millions de dinars en 2017, contre 8 297 millions en 2010 (6). Il est à noter aussi que ce déficit est égal à l'ensemble des engagements extérieurs à court terme de l'État. Ces crédits à court terme ont connu, à leur tour, un doublement de leur volume depuis 2010.

Le solde courant des paiements extérieurs se situe à 10 % du PIB en 2017. Le niveau des réserves en devises est actuellement à hauteur de 84 jours équivalent importation. L'inflation est à 6,9 %, mais ce taux est jugé bien en dessous de la réalité par la centrale syndicale UGTT. Enfin, le taux de croissance réalisé en 2017 a été de 2,1 %. Ce résultat, à première vue positif, doit être tempéré par le fait que l'année 2017 a connu un bond spectaculaire de l'endettement extérieur aussi bien à moyen et long terme qu'à court terme.

Une crise sociale considérable

Les conséquences sociales, en Tunisie, de ce redéploiement capitaliste néocolonial sont dramatiques. Le taux de chômage global officiel (7) se situe actuellement à 15,3 %.

En première ligne sur le front de la crise sociale se trouvent les titulaires d'un diplôme universitaire primo-demandeurs d'emploi. Un tiers seulement d'entre eux réussit à trouver un travail stable, tandis que les deux tiers restant se voient condamnés à un perpétuel va-et-vient entre le chômage et les emplois précaires.

Ce sont les femmes qui trinquent le plus en matière de chômage et de sous-emploi ! Dans le cas des diplômées de l'enseignement supérieur, le taux de chômage est par exemple de 19 %, pour les hommes et de 41 % pour les femmes.

La répartition de ces résultats, au niveau régional, laisse apparaître un déséquilibre important entre les régions côtières et les régions de l'intérieur du pays. Ces dernières connaissent des niveaux insupportables de chômage et de sous-emploi.

La " classe moyenne », qui tirait auparavant son épingle du jeu, est prise à son tour dans le maelstrom de la crise.

Synthèse

Les salariés ne sont pas en reste. En plus de la détérioration continue de leurs conditions de travail, ils/elles voient leur pouvoir d'achat fondre comme neige au soleil, du fait notamment d'une inflation galopante. Celles et ceux ayant un emploi stable, aussi bien du secteur public que privé, ont été en mesure de limiter en partie les effets négatifs de l'inflation. Grâce à leur forte syndicalisation et, surtout, à la solidité et la combativité d'une série de structures syndicales, ils/elles ont en général réussi à imposer une révision à la hausse de leurs salaires

Il n'en va pas de même pour les travailleur.es précaires et les chômeur.es qui ont vu leurs conditions de vie se dégrader de manière considérable.

Dans ce climat de crise globale, le nombre des laissés pour compte est en rapide progression.

Le pourrissement de la situation économique et sociale pousse de plus en plus de travailleur.es et d'entreprises vers des activités informelles, voire souterraines. L'importance de celles-ci varie selon les sources. Mais toutes situent son poids bien au-dessus de 50 % de l'activité économiques totale. Il s'agit là d'une des manifestations fondamentales de l'impasse dans laquelle se trouve le pays depuis la fin des années 1980.

Il faut à ce sujet distinguer le " secteur informel » et le " secteur parallèle » :

• Le " secteur informel » a connu une extension considérable avec la crise économique, qui a commencé en 2009. Il s'agit avant tout d'un secteur refuge pour les travailleur.es exclu.es du secteur dit formel, ou moderne. Une grande partie des activités économiques qu'il renferme ne sont en effet rien d'autre que des " stratégies de survie » auxquelles recourent les plus démuni.es, auxquels le système capitaliste ne laisse aucune autre possibilité (8).

• Le " secteur parallèle », de connotation plus péjorative, signifie la sphère où apparaissent et se développent toutes les formes et pratiques illégales, voire criminelles. Ce secteur prend de plus en plus des proportions de fléau social. C'est un pan entier des activités économiques locales qui se situent hors la loi. Celles-ci échappent à la fiscalité et portent préjudice aux finances publiques. Elles mettent à mal le secteur dit structuré, notamment en le concurrençant avec des produits importés la plupart du temps illégalement.

La corruption générée par cette économie parallèle se répand dans les moindres interstices de l'appareil de l'État, de la sphère économique et de la société en général. La corruption, qui a toujours existé en Tunisie, prend en effet de plus en plus des proportions phénoménales. Le pouvoir de Ben Ali et des familles associées avait bien profité de la corruption, non seulement pour se remplir les poches, mais surtout comme moyen politique pour asseoir sa domination. Ce cancer a atteint, au cours des dernières années, la phase des métastases ! Cela pose des problèmes économiques et politiques qui pèsent lourdement sur toute tentative de changement social de caractère progressiste.

Une crise politique à rebondissements

Le pourrissement, puis la chute du régime bourguibien (9) avait apporté la preuve de l'incapacité de la bourgeoisie locale à mener jusqu'au bout les tâches historiques d'un programme économique et social national. Pire encore, cette même bourgeoisie avait capitulé, sous le régime de Ben Ali (10), devant les puissances impérialistes, se contentant de jouer le rôle de relais des intérêts économiques néocoloniaux.

L'insurrection révolutionnaire de la fin de 2010 et du début de 2011 a mis fin au régime antidémocratique de Ben Ali. Elle était l'expression d'un sentiment national et social profond, d'un rejet de cette soumission politique et économique aux puissances étrangères.

Les partis politiques et les gouvernements qui se sont succédé au pouvoir, au cours des sept dernières années, se sont contentés, de manière générale, de poursuivre là où s'était arrêté le dernier gouvernement de l'ancien régime. Cette orientation, en porte-à-faux par rapport aux aspirations populaires exprimées par la révolution, est la cause principale de l'aggravation de la crise et du pourrissement général de la situation du pays.

L'actuel gouvernement présidé par Y. Chahed (11), en place depuis le mois d'août 2016, était une énième tentative pour stopper la décente aux enfers de la Tunisie. Chahed avait inauguré son mandat en reconnaissant la gravité de la crise, tout en affirmant que le seul remède était de poursuivre la même politique en accélérant les cadences des réformes structurelles. Chose promise, chose due ! Après une première année chaotique, Chahed a décidé de prendre le taureau par les cornes et a programmé une batterie de mesures antisociales par le biais de la loi de finances 2018. Il s'agit notamment de mesures fiscales, telle que l'augmentation du taux de la TVA, de taxes ou de droits de douanes sur divers produits et services. S'en suit une nouvelle flambée des prix touchant entre autres les carburants. Le taux de l'inflation a grimpé de 3,8 % en août 2016, à 6,9 % actuellement !

Synthèse

Parmi les nouvelles mesures figure l'instauration d'un nouvel impôt de 1 % sur le revenu, dit " participation sociale de solidarité ». Dans le même temps, d'autres nouvelles mesures ont visé la baisse des subventions qu'accorde l'État pour certains produits alimentaires de base.

Avec ces mesures, Chahed sait qu'il avance dans un terrain miné ! Non seulement à cause de leur impopularité, mais aussi de l'ampleur des critiques qui fusent de toute part contre ce gouvernement et son bilan très décevant. Les critiques ne viennent pas seulement de l'opposition, mais aussi de l'intérieur de la coalition au pouvoir, voire de Nidaa Tounes, le propre parti de Chahed.

C'est pourquoi, le gouvernement a pris soin de répartir l'application de ses mesures tout au long de l'année en cours, afin de réduire les risques d'une nouvelle explosion sociale. Il a aussi fourni beaucoup d'efforts de communication pour tenter de les justifier. Chahed et ses ministres font souvent référence au bilan négatif qu'il ont hérité des gouvernements précédents, ils invoquent aussi les sacrifices qu'il faudrait consentir pour sortir de la crise et réussir une relance économique qui tarde à venir. Enfin, Chahed et ses ministres, ne trouvant rien d'autre pour rassurer les Tunisiens face à la dégradation spectaculaire de leurs conditions de vie, prédit la fin prochaine de leurs sacrifices. Il prétend en effet que 2018 sera la dernière année de la crise, et que 2019 sera celle qui verra la Tunisie sortir du long tunnel de la crise, et renouer avec la croissance.

Mais c'est peine perdue ! La gravité et la persistance de la crise économique, l'ampleur du désastre social et, surtout, la longue liste des promesses non tenues de " lendemains qui chantent », ont eu raison de la patience des Tunisien.es, pour ne laisser place qu'aux sentiments d'amertume et de colère.

La contestation sociale de la semaine du 8 janvier a fortement éprouvé un gouvernement en perte de vitesse, de plus en plus lâché par ses alliés politiques, et rattrapé par son échec face à la situation dramatique du pays.

Le gouvernement semble bel et bien en sursis et ses jours sont comptés. Les rares soutiens qui restent fidèles à Chahed sont le parti islamiste Ennahdha et, aussi invraisemblable que cela puisse paraitre, la direction de la toute puissante centrale syndicale UGTT, dont le secrétaire général ne trouve rien de mieux à dire que la Tunisie en assez des changements de gouvernements à répétition.

La situation économique et sociale de la Tunisie est grave.

Pour faire face aux agressions sociales multiples et continues de la part d'un régime capitaliste décadent, les classes populaires tunisiennes ont tout connu, ou presque :

• de la résignation à l'oppression politique, à l'insurrection révolutionnaire,

• des élections démocratiques, à la manipulation par les forces rétrogrades et contre-révolutionnaire.

Mais, loin d'affaiblir la détermination et la combativité des classes populaires, ces expériences lui ont été bénéfiques sur le plan de l'éducation politique et de la prise de conscience de ses intérêts de classe dominées et exploitées. Rien ne semble indiquer aujourd'hui que ces classes vont s'arrêter en milieu de chemin. Les semaines et les mois à venir sont riches de promesses positives… ■

12 février 2018

* Fathi Chamkhi, enseignant-chercheur en géographie à l'Université La Manouba (Tunis) et porte-parole de Raid-Attac-Cadtm Tunisie (une association d'éducation populaire tournée vers l'action), est militant de la Ligue de la gauche ouvrière (LGO, organisation affiliée à la IVe Internationale) et un des dirigeants et députés du Front populaire qui regroupe en Tunisie l'essentiel des partis de gauche, d'extrême gauche et nationalistes arabes.

notes
1. Un mort parmi les manifestant.es, un millier d'arrestations et plus d'une centaine de blessés des deux côtés (manifestants et police).

2. Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA), toujours en discussion.

3. C'est-à-dire le budget de l'État, celui des collectivités locales, les caisses sociales et un bon nombre d'entreprises publiques.

4. Le taux d'endettement est passé de 40,5 % en 2010 à 71,4 % actuellement. Dans le même temps, l'encours de la dette publique s'est accru de 25,6 à 76,2 milliards de dinars (8,66 à 25,77 milliards d'euros).

5. La confirmation de la classification de la Tunisie, par l'Union européenne, sur la liste noire du blanchiment d'argent et du financement du terrorisme et, depuis la mi-janvier dernier, le blocage par des sans-emplois de presque toute la production de phosphate, qui est une source importante de devises pour les caisses de l'État.

6. Soit 5 290 121 000 euros en 2017 contre 2 814 134 000 euros en 2010.

7. Selon la définition du BIT. Ce taux ne prend pas en compte la population active en situation de sous-emploi. D'après les calculs les plus sérieux, cette proportion dépasserait les 50 % de l'ensemble de la population active occupée.

8. Il n'existe pas en Tunisie d'indemnité-chômage. Mais l'État donne à 250 000 familles, vivant en dessous du seuil de pauvreté, une aide mensuelle de 150 dinars (environ 50 euros).

9. En référence à H. Bourguiba, leader de la lutte de libération nationale et président de la République tunisienne de 1957 à 1987. Il fut démis de ses fonctions à la suite d'un coup d'État dirigé par son premier ministre, le général Ben Ali.

10. Le général Ben Ali, dictateur de 1987 à 2011. Il a fui le pays le 14 janvier 2011, à la suite d'une insurrection révolutionnaire.

11. C'est un gouvernement de coalition " d'unité nationale » dirigé par les deux partis vainqueurs des dernières élections de 2014 : le parti Nidaa Tounes et le parti islamiste Ennahdha.

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