Le complexe chimique de Gabès a été créé en 1972 afin de transformer le phosphate brut extrait des mines de Gafsa en produits chimiques manufacturés, prêts à l’emploi dans l’industrie et l’agriculture, tels que « l’acide phosphorique », l’ammonite, le phosphate d’ammonium et l’engrais diphosphate d’ammonium.
Ce que connaît aujourd’hui le gouvernorat de Gabès n’est pas tant une surprise qu’une continuation du combat mené par les habitants de la région pour leur droit à vivre dans un environnement sain. Les premières manifestations remontent à 2011 dans la commune de Ghnouch, où se concentre ce complexe. Cette région était, et reste, pour employer un euphémisme, une zone sinistrée en raison de l’ampleur des dégâts causés par le rejet de phosphogypse.
On estime en effet à 14 000 tonnes la quantité déversée aux abords du complexe, ce qui a rendu cette plage inhabitée et a entraîné l’accumulation d’une épaisse couche de ce produit chimique. De nombreux métaux lourds tels que le platine (substance radioactive), le mercure et le plomb s’y déposent également… Des milliers de tonnes d’oxyde de soufre sont également déversées dans les profondeurs de la mer. Cela a rendu les eaux des plages voisines très acides. Le sable de la plage s’est transformé en une matière argileuse acide, la plupart des espèces de poissons ont disparu et le nombre d’espèces résistantes à la pollution a diminué dans les zones éloignées du complexe chimique... Au niveau de l’atmosphère, des milliers de tonnes de dioxyde d’azote (NO₂) sont rejetées chaque jour, ce qui a entraîné une augmentation démesurée du nombre de personnes atteintes de maladies respiratoires, en particulier de cancers.
La plupart des habitants vivant à proximité de ce complexe souffrent également d’ostéoporose… C’est pourquoi l’une des principales revendications des habitants de la région à l’époque était la création d’un hôpital universitaire. Cette revendication a été reportée à toutes les étapes du gouvernement qui ont suivi… Mais c’est peut-être en 2013 que cette demande a été la plus forte, lorsqu’un groupe de cadres de la région a présenté une série d’études, ainsi qu’un projet visant à recycler une partie des déchets chimiques et à les valoriser industriellement afin de réduire la pollution, selon les auteurs des études. Mais les décideurs n’ont pas réagi sérieusement à ces études et n’ont pas cherché à trouver des solutions concrètes par le biais de leurs institutions officielles.
Chronologie
Octobre 2016 : un vaste débat s’est ouvert après l’annonce du décès d’un ouvrier asphyxié par des gaz dans l’usine d’ammoniac de Gabès, puis le démenti officiel de l’existence d’une fuite d’ammoniac. Cet événement reste un indicateur de la fragilité de la sécurité industrielle dans la région.
Année 2017 : selon des publications locales archivées, une explosion de gazoduc a été enregistrée à l’entrée de Ghnouch, ce qui a ravivé les craintes des habitants concernant les risques liés au gaz dans la zone industrielle.
Mais ces protestations ont connu un tournant décisif en 2017, lorsqu’elles ont cessé d’être le fait d’une élite et d’associations pour devenir un mouvement populaire. Les politiques de procrastination, d’ignorance et d’indifférence ont peut-être permis aux habitants de la région de prendre conscience et d’acquérir la conviction qu’ils avaient le droit de lutter pour un environnement propre et qu’il n’y avait pas d’autre moyen d’améliorer leur situation que de lutter et de protester contre le pouvoir. Cela a conduit le gouvernement de Youssef Chahed à ouvrir le dialogue avec les habitants de la région et à décider de démanteler le complexe chimique de Gabès en 2019.
2019 : manifestations répétées à Ghnouch en raison des « gaz suffocants » émis par les unités du complexe, selon des documents recueillis sur le terrain et des vidéos tournées par des militants, et plaintes faisant état de cas isolés d’étouffement.
Mars 2020 : incendie dans l’usine d’ammoniac du complexe chimique de Gabès, selon les archives locales, avec un regain de discussions sur les dangers des émissions pour la santé publique.
2021-2024 : les plaintes concernant les odeurs suffocantes et les émissions dans les environs de Ghnouch, Bouchema et Chatt al-Salam se poursuivent, et des articles de presse et des organisations civiles confirment l’exposition répétée à des gaz irritants pour les voies respiratoires, sans toutefois disposer de chiffres officiels sur le nombre de cas.
Septembre 2025 : une vague de « suffocations » est qualifiée par les médias de « mois de la suffocation » à Gabès. Des rapports concordants font état de dizaines de cas à Ghnouch, Chatt el-Salam et Bouchema pendant plusieurs jours consécutifs, parmi lesquels des écoliers. Exemples documentés : 36 cas en deux jours selon Tunisie Numérique, 50 cas transportés à l’hôpital selon Al-Ain Al-Akhbar, et d’autres cas isolés enregistrés à l’hôpital de Ghnouch.
30 septembre 2025 : 14 élèves hospitalisés après une fuite de gaz toxique dans le complexe.
10 octobre 2025 : cas d’asphyxie parmi les élèves du collège Chatt Al-Salam, dont certains ont été transportés à l’hôpital, avec confirmation de la répétition d’incidents similaires dans le même établissement au cours de la semaine.
10-14 octobre 2025 : intensification des protestations et apparition de dizaines de cas supplémentaires d’étouffement et de difficultés respiratoires. Les autorités locales font état de plus de 120 cas d’intervention des secours ou d’hospitalisation au début du mois d’octobre.
16-22 octobre 2025 : manifestations massives et grève générale à Gabès en raison de la vague d’étouffements. Les agences internationales documentent l’augmentation des cas d’intoxication et de détresse respiratoire aiguë, ainsi que les affrontements avec les forces de sécurité. Des rapports confirment l’ancienneté des installations et l’augmentation des émissions d’ammoniac et de dioxyde d’azote.
Les revendications des habitants de la région, qui se limitaient initialement à l’amélioration des conditions de sécurité, au traitement des gaz et des eaux polluées et à la création d’établissements médicaux, se sont transformées en une demande de mise en œuvre de la décision de fermeture du complexe chimique prévue en 2019. Mais comme toutes les décisions des autorités qui touchent aux intérêts du capital, cette mesure a été reportée. Au contraire, avec le gouvernement actuel, la production a été doublée, au mépris flagrant de toutes les normes de sécurité. Le complexe a également décidé de créer une nouvelle unité de fabrication de DAP18-46, qui connaît une forte demande sur le marché mondial.
Cette mesure est considérée comme une provocation pour les habitants de la région et comme une atteinte directe à l’environnement, non seulement dans la zone sinistrée, mais aussi dans toute la région, en particulier dans les secteurs de la pêche et de l’agriculture (dont les revenus ont diminué en raison de la baisse de la rentabilité et du recul des zones propices à ces activités). Ces choix politiques visent à augmenter la production au maximum en 2025 afin que l’État puisse rassembler le plus de ressources financières possible pour rembourser ses dettes au Fonds monétaire international et aux bailleurs de fonds internationaux.
Une lutte de masse
La lutte environnementale dans le golfe de Gabès est passée d’une lutte menée par une minorité à une lutte populaire, comme l’a confirmé la grève générale du mardi 21 octobre 2025, qui a été suivie à 100 % sans aucune exagération, puisque plus de 135 000 citoyens ont participé à la marche de protestation, ce qui signifie que l’ensemble de la population de la région a pris part à cette manifestation. Cela reflète d’une part la prise de conscience de la gravité de la crise environnementale et d’autre part l’ampleur de la pollution, qui a atteint un niveau intolérable.
De plus, l’augmentation du volume des matières stockées, selon les témoignages des travailleurs à l’intérieur du complexe, s’accompagne d’un manque criant de conditions de sécurité, en particulier dans les stations de stockage, ce qui fait qu’un accident similaire à l’explosion du port de Beyrouth constitue la plus grande menace pour la région.
Il est également ironique que les agriculteurs de la région, comme tous les agriculteurs tunisiens, souffrent d’une baisse de leur production agricole en raison des problèmes d’approvisionnement en ammoniac (DAP18-46) et de sa pénurie permanente dans les circuits de distribution, ce qui permet aux spéculateurs et aux monopoles de manipuler les prix. D’une part, et d’autre part, certaines années, ce produit est importé de Russie dans une qualité inférieure pour répondre aux besoins des agriculteurs, tandis que dans le même temps, la Tunisie approvisionne le marché européen dans la plupart de ses besoins, la France étant peut-être l’un des plus grands importateurs de ces produits du complexe chimique.
Cette crise environnementale ne fait que refléter la volonté du capitalisme d’exploiter l’environnement comme source de profits rapides, même si cela se fait au détriment de la vie des populations locales et de l’avenir des générations futures. Les choix du complexe chimique reflètent nécessairement les choix politiques et économiques des autorités au pouvoir qui, à travers tous leurs gouvernements successifs, défendent les intérêts de la bourgeoisie locale qui tire profit de la production de ces substances dangereuses pour ses diverses industries chimiques, dont les plus importantes sont peut-être les industries de stockage d’énergie... Le capitalisme mondial tire également profit de ces matières pour développer son industrie et son agriculture et répondre aux besoins du marché mondial, même si cela se fait au détriment du marché local. Cela se traduit essentiellement par une colonisation économique directe, d’une part par le biais d’accords économiques et, d’autre part, par le recours à l’endettement, en particulier les directives du Fonds monétaire international. Et même si Kais Saied nie tout parti pris en faveur des politiques imposées par le Fonds monétaire international et l’Union européenne, la pratique révèle de manière flagrante que tous les gouvernements qui se sont succédé pendant son mandat ont adopté des politiques de financement extérieur et se sont concentrés exclusivement sur la suppression des subventions et la collecte de ressources afin de dégager le plus de liquidités possible pour rembourser les échéances du Fonds monétaire international. La volonté de l’actuel gouvernement de maintenir la production à plein régime du complexe chimique de Gabès s’inscrit sans doute dans cette logique, et le fait de charger l’armée de protéger ce complexe en cette période est la preuve la plus flagrante que cette politique ne reflète pas tant la politique du gouvernement que celle de Kais Saied, qui consiste à servir les intérêts du capitalisme mondial.
Tunis, le 26 octobre 2025