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Une remarque sémantique : les médias et les opinions parlent de " guerre de Gaza ». Cette définition fait partie du gigantesque appareil de propagande mis en place par Israël et repris par la dite communauté internationale et une grande partie des moyens de communication de masse. Comment parler de guerre, alors que d'un côté se trouve la quatrième puissance militaire du monde, et de l'autre, une population enfermée depuis sept ans dans un blocus total et n'ayant, pour se défendre, que des roquettes artisanales dont les dégâts, humains et matériels, sont négligeables ?
Massacre à Gaza
Si l'on prend les deux derniers mois, le compte des morts (odieux à faire et à dire, mais à préciser quand même) : 3 civils israéliens d'un côté, 1.800 civils palestiniens de l'autre. Ce n'est pas une guerre mais un massacre : bombarder par l'aviation, l'artillerie et l'artillerie marine, 1,8 million d'individus parqués dans un territoire pas plus grand qu'une agglomération française moyenne, c'est nécessairement cibler la population civile, un acte de terrorisme à grande échelle.
Les moyens mis en œuvre par l'État israélien sont totalement disproportionnés avec un quelconque objectif militaire. Mais de quel objectif s'agirait-il en réalité ?
Au début, Israël a accusé, sans preuve aucune, le Hamas d'avoir commandité l'enlèvement et le meurtre de trois jeunes colons en Cisjordanie ; non seulement le Hamas avait nié, mais la logique de l'accord du gouvernement palestinien d'union nationale qu'il venait de signer contredisait une telle initiative. Mais si ne n'est toi c'est donc ton frère…
Quand on dit Hamas, on dit Gaza, où le Hamas a le pouvoir. Pour Israël, Gaza = Hamas = terrorisme, peu importe qu'y vivent plus d'un million et demi d'êtres humains. Pour la grande majorité des Israéliens, Gaza n'est pas un territoire ou une population, mais une bombe de destruction massive qu'il faut désamorcer, à n'importe quel prix. D'ailleurs, dans le langage commun en Israël, pour dire " va au diable » on a longtemps dit " va à Gaza ».
Les colons tués ont vite été oubliés, et on commence alors à (re)parler des roquettes sur les localités juives qui entourent Gaza. Celles-ci pleuviottent depuis des années sans faire de réels dégâts… et sans déranger la quiétude des habitants du reste d'Israël qui ne se sentent pas pour le moins concernés par ceux qu'on appelle " la périphérie », l'équivalent des banlieues en France.
C'est alors qu'avec l'offensive terrestre, on a découvert les tunnels offensifs (à ne pas confondre avec les tunnels qui faisaient passer d'Égypte les produits nécessaires à la survie des habitants de Gaza, jusqu'au coup d'État des militaires, alliés à Israël, qui ont immédiatement détruit ces tunnels). On savait qu'il y avait des tunnels, mais la surprise des Israéliens a été bien réelle quand ils ont vu les dimensions de ces tunnels et les moyens technologiques qu'ils impliquaient. Nouvel échec des " meilleurs services de renseignement du monde » qui n'ont jamais manqué d'être surpris, depuis la résistance palestino-libanaise à l'invasion de 1982 jusqu'à la capacité de résistance du Hezbollah en 2006, en passant par l'Intifada (1987-1990). On se demande à quoi servent leurs budgets faramineux…
En fait, l'inefficacité des services de renseignement ne tient pas d'un manque de formation ou de technologies, mais du politique : l'arrogance coloniale empêche de comprendre, et même de voir le colonisé. De même que les Israéliens ont été surpris, en 1982, en découvrant qu'il y avait de grands immeubles et de belles voitures à Beyrouth (sic), de même ne peuvent-ils pas imaginer que des Gazaouis puissent construire d'ingénieux tunnels sous leurs taudis.
C'est donc maintenant la guerre des tunnels. Mais alors pourquoi effacer des quartiers entiers de Gaza et faire près de deux mille victimes dans la population civile ? Que cherche Israël ?
Objectif Mahmoud Abbas
Aussi paradoxal que cela puisse sembler, ce n'est pas Gaza ni le Hamas qui est visé, mais l'ennemi public numéro un du Hamas - le Président de l'Autorité nationale palestinienne, Mahmoud Abbas.
En effet, nul plus que Mahmoud Abbas veut un accord de paix avec Israël, au prix de compromis qui, pour de nombreux Palestiniens sont déjà de la compromission. Le Président palestinien est soutenu par la " communauté internationale » qui l'a nommé " partenaire incontournable pour la paix » en Palestine/Israël. Une paix, même au rabais, suppose un arrêt de la colonisation et un retrait de la (majeure partie de la) Cisjordanie.
Ce qui entre en contradiction avec l'objectif stratégique des divers gouvernements en place à Tel Aviv, en tout cas depuis l'assassinat de Yitshak Rabin, à savoir l'entreprise de colonisation - et d'annexion de fait - de la Cisjordanie. Une stratégie à long terme, planifiée et mise en œuvre de manière systématique par Yigal Alon et Ariel Sharon, dès le début des années 1970.
Pour le gouvernement israélien, un gouvernement palestinien ouvert à des compromis est donc une menace, et une communauté internationale - c'est-à-dire avant tout les États-Unis - décidée à faire bouger les choses, une catastrophe. La deuxième partie de cette équation n'est pas à l'ordre du jour, comme l'a démontré l'échec humiliant de la mission Kerry il y a quelques mois.
La formation d'un gouvernement palestinien d'union nationale a reflété une large aspiration populaire. En Israël, elle a été vue comme une aubaine : " Vous voyez, a-t-on vociféré à Tel Aviv, Abbas et Mash'al c'est blanc bonnet et bonnet blanc, tous des terroristes plus ou moins déclarés, pas des interlocuteurs pour faire la paix. Circulez il n'y a plus rien à voir ». Pourtant le Hamas avait, dans cet accord, fait de sérieux compromis politiques acceptant de laisser Abou Mazen continuer au rabais les négociations avec Israël.
Le problème pour Netanyahou a été que le gouvernement d'union nationale a obtenu le soutien de la communauté internationale, y compris de la part de l'administration Obama, envers laquelle Netanyahou ne cache pas son antipathie… qui est d'ailleurs partagée à la Maison Blanche, sans pour autant remettre en question le lien stratégique structurel qui lie les deux États. C'est ici que l'on comprend l'agression contre Gaza et sa motivation première : ni les roquettes ni les tunnels - il s'agit de casser Abbas et la menace de négociations.
L'attaque de Gaza et son échec
Ça devait être une opération facile : plus de 60.000 réservistes étaient mobilisés, une puissante artillerie, des centaines de blindés et surtout l'aviation. L'objectif initial n'était pas clair : arrêter les tirs de roquettes ? Mettre à bas le gouvernement Hamas ? Le cabinet israélien n'arrivait pas à se mettre d'accord. Ce qui est certain, c'est qu'au départ il n'était pas question d'une opération terrestre.
Après plusieurs semaines de bombardements sans précédent et de destruction massives, l'armée est obligée de faire le bilan : c'est un échec, car le Hamas continue ses tirs de roquette et parvient a toucher l'agglomération de Tel Aviv, Jérusalem et même la banlieue de Haïfa, dans le nord.
À Tel Aviv, on décide alors de rentrer dans la ville de Gaza, qui s'avère être, comme on pouvait le prévoir, une souricière : plus de 50 soldats sont tués dans l'opération terrestre, et le Hamas se défend avec efficacité, gardant la plupart de ses positions défensives et offensives. Les tirs de roquettes se poursuivent de plus belle.
Des commissions d'enquête seront certainement constituées après le cessez-le-feu, pour tenter d'expliquer le fiasco, en particulier des services de renseignement qui n'ont rien su prédire, ni l'étendue et la sophistication des tunnels, ni, surtout, la capacité de résistance du Hamas et de la population.
Le prix payé par la population est gigantesque, mais Israël a perdu la guerre. L'accord qui sera tôt ou tard signé sera pour Hamas - et les Gazaouis - meilleur que la situation antérieure, en particulier un certain allégement du blocus.
À cela il faut ajouter une nouvelle détérioration de l'image d'Israël a travers le monde, et pas seulement aux yeux des militants et des sympatisants de la cause palestinienne : même l'administration étatsunienne, qui n'a pourtant pas lésiné sur le renforcement rapide des capacités militaires de son allié stratégique, est en colère contre la politique de Netanyahou, qu'elle dit avoir de la peine à comprendre, et du point de vue humanitaire, à accepter sans réagir. Heureusement pour Netanyahou, il reste Hollande et Vals…
Des négociations ont commencé, sous l'égide de l'Égypte qui est loin d'être un " fair brooker », un médiateur neutre. Elles ont été suspendues par Israël, mais il est évident qu'elles vont bientôt reprendre et mettre en place un statu quo qui tiendra ce qu'il tiendra, tout, ou presque, dépendant de la volonté du pouvoir israélien de prendre une revanche qu'il espérera plus réussie.
Front Uni en Israël
Comme nous l'écrivions au début de cet article, Gaza fait peur aux Israéliens, et toutes les justifications, même les plus dénuées de sens, pour s'en prendre à sa population, passent. Les rares voix des commentateurs qui tentent de mettre un peu de réalité dans leurs analyses sont noyées dans le chœur consensuel. C'est ce qui explique l'absence d'opposition de masse à l'agression et au massacre qu'elle a produit.
S'il y a eu, dès les premiers jours, des rassemblements anti-guerre, à Haïfa, Tel Aviv et Jérusalem, ainsi que dans les localités arabes, elles sont restées modestes (quelques centaines) et ont été le fait de ce qu'on nomme en France " l'extrême gauche », c'est-à-dire marginales.
Il a semblé un moment que l'opinion publique commençait à se réveiller : le 26 juillet plusieurs milliers d'hommes et femmes se retrouvaient sur la Place des Rois - là même où Rabin avait été assassiné en 1995 - dans la plus grande manifestation anti-guerre jusqu'à ce jour. Mais était-ce vraiment une manifestation contre la guerre ? La majorité des manifestants était-elle venue pour exprimer son dégoût du massacre et sa solidarité avec Gaza ? Je ne le crois pas : à l'exception d'un petit millier de militant(e)s, ce qui motivait les Tel-Aviviens, c'était Israël, et sa transformation rapide en une société fasciste : la petite bourgeoisie de Tel Aviv, éduquée et aisée, est en train de perdre son pays, au détriment d'une extrême droite populiste et de groupes fascistes de plus en plus violents.
C'est le vieil Israël, et plus particulièrement la prospère et ouverte sur le monde (occidental) Tel Aviv que les manifestants sont venus défendre, et beaucoup moins les martyrs de Gaza. Cet Israël est en train de fondre sous leurs yeux, ce qui peut expliquer le discours démoralisé de certains jeunes qui parlent de quitter le pays dont littéralement ils ne supportent plus l'odeur fétide. D'autant plus que les " intellectuels de gauche » ne se sont pas fait remarquer par leur positionnement critique, à la notable exception du Professeur Zeev Sternhel et, évidement, du grand humaniste qu'est le correspondant du Haaretz, Gideon Levi.
Dans mon blog j'écrivais récemment que Gaza se relèvera de ses cendres, mais est-ce qu'Israël pourra retrouver un minimum d'humanité ? Rien n'est moins certain et tout se passe comme si un palier avait été franchi, dans la marche suicidaire de l'État d'Israël et de sa société.
Indispensable solidarité internationale
Les actions de protestation contre le crime de Gaza et de solidarité avec sa population ont été, a travers le monde entier, nombreuses et massives. À la rage légitime s'ajoutait une forte demande de mettre fin à l'impunité dont jouit l'État juif.
Le gouvernement français s'est, une fois de plus depuis la victoire de François Hollande, singularisé dans son comportement misérable face à ces protestations non seulement légitimes mais naturelles, en interdisant par deux fois des manifestations à Paris. Heureusement, le peuple français a plus de sens moral, et politique, que ceux qu'il a élus, et a su défier les interdits iniques. Valls et compagnie ont alors sorti l'arme du dernier recours, en assimilant soutien aux victimes palestiniennes et antisémitisme. Cette manipulation sordide est usée jusqu'à la corde, mais elle continue à tétaniser les plus modérés, en particulier dans les médias. Cette identification avec Israël de la part du gouvernement socialiste (mais pas de tous ses élus) et la politique de deux poids deux mesures ne peut que faire le jeu des antisémites et de leur stupide discours sur le " lobby juif qui tire les ficelles » ; elle peut aussi contribuer à des débordements dans le mouvement de solidarité, en particulier chez les manifestants les moins politisés, que la rage aveugle parfois.
Les milliers de morts à Gaza, cet immense massacre de civils innocents, ont marqué les esprits, profondément et pour longtemps sans doute. Il s'agit maintenant de capitaliser cette indignation en un mouvement pérenne, au niveau national et international, qui ne soit pas seulement fait de cette indignation naturelle, mais s'arme d'une stratégie à long terme contre l'État colonial israélien et sa politique.
C'est là que la campagne BDS (Boycott-désinvestissement-sanctions) prend toute son importance : Israël doit être mise hors-la-loi dans l'espace public, rejetée de la communauté internationale, et tant que ce ne sera pas le cas, mise au banc des accusés par les sociétés civiles et leurs institutions, mouvements, partis politiques, syndicats et même les entreprises. C'est faisable, ça se fait, et il n'y a aucun doute que le massacre de Gaza va largement contribuer au renforcement de ce mouvement global.
Dans le cadre de la campagne BDS, il est urgent d'exiger des gouvernements et des instances internationales d'inculper les responsables politiques et militaires israéliens du massacre de Gaza devant des institutions judiciaires locales et internationales : les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité ne sont pas prescriptibles. Tous ensemble nous devons crier, haut et fort : Pas d'impunité pour les assassins de Gaza ! ■
* Michel Warschawski (né en 1949 à Strasbourg) est un journaliste et militant pacifiste d'extrême gauche israélien, cofondateur et président du Centre d'information alternative (AIC) de Jérusalem et ancien dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire marxiste (Matzpen marxiste, section israélienne de la IVe Internationale, disparue au cours des années 1990).