Bilan critique de l'élection de Bachelet et perspectives anticapitalistes

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15 juillet 2013. Movimiento Libres del Sur. © Edulop
Franck Gaudichaud : Peux-tu présenter en quelques mots Libres del Sur et son histoire ?

Marco Alvarez : Le mouvement Libres del Sur est une organisation révolutionnaire qui apparaît publiquement la première semaine d'avril de l'année 2012. C'est un outil anticapitaliste en construction qui a pour horizon la révolution socialiste. Dans sa courte existence il a, tour à tour, abordé la lutte écosocialiste, féministe et internationaliste. Il se situe au sein des combats du pouvoir populaire, impulsant " l'autre éducation » pour forger par en bas une autre société. En moins de deux ans, Libres del Sur a grandi au niveau national se trouvant présent dans une grande partie des régions du pays. Aujourd'hui il va vers son premier congrès national.

Franck Gaudichaud : Comment comprendre l'importance de l'abstention et comment défendre depuis la gauche ce que tu as appelé " l'abstention tumultueuse » ?

Marco Alvarez : Les forts niveaux d'abstention aux élections de 2012 et 2013 sont une expression de plus de la crise de légitimité du modèle actuel de société et de sa démocratie néolibérale. Plus de 56 % des Chiliens et des Chiliennes ont décidé de ne pas participer aux deux dernières élections, étant une partie d'une abstention passive et silencieuse très difficile à interpréter au-delà du mécontentement évident de la société contre notre classe politique nationale discréditée.

Dans ce cadre, j'ai parlé de " l'abstention tumultueuse » à des moments bien particuliers. J'ai parlé " d'abstention tumultueuse » à deux reprises, c'était juste avant les élections primaires du 30 juin 2013 et lors du deuxième tour des présidentielles le 15 décembre 2013. Le dénominateur commun de ces deux élections a été la participation exclusive des deux faces du tandem politique chilien : la droite et la Nouvelle majorité (ex-Concertacion).

Pour autant, l'abstention en elle-même est un simple reflet de la crise actuelle du Chili qui devient finalement une donnée statistique parmi d'autres. Cependant l'appel à une " abstention tumultueuse » aux élections où il n'y a que des candidatures qui soutiennent le modèle néolibéral est un acte politique de proposition-protestation. Il s'agit de ne pas attendre les résultats de la " fête démocratique libérale » à la maison, en utilisant ces moment pour augmenter les niveaux d'illégitimité de notre " démocratie » à travers des actions directes tumultueuses et médiatiques.

Franck Gaudichaud : Comment analyser l'intégration du PC à la Nouvelle majorité et ses effets politiques à court et à long terme ?

Marco Alvarez : L'intégration de l'organisation politique la plus ancienne du Chili à " la nouvelle majorité » peut être analysée à partir de trois points de vue. Un point de vue historique : à différents moments de l'histoire les communistes chiliens ont fait partie de coalitions larges cohabitant avec des secteurs situés hors de la gauche. Cela correspondait à leur politique classique de " révolution démocratique bourgeoise » et " étapiste ». Un autre point de vue est celui de la " solution pragmatique » donnée à l'ostracisme politique institutionnel qu'ils ont subi pendant 36 ans. Pour les communistes, l'action parlementaire est fondamentale et ils ont parié sur la négociation avec la Concertation et la Nouvelle majorité en 2013 pour avoir des sièges assurés au Parlement. Aujourd'hui ils les ont avec 6 députés. Le troisième point de vue est l'affinité réelle qu'ils ont avec l'offre progressiste programmatique du nouveau gouvernement Bachelet, qui s'adapte assez bien à leur style conservateur de gauche.

Le PC chilien dans sa politique historique de collaboration s'est toujours fait tondre, son pragmatisme politique lui a déjà apporté une grande perte de prestige dans le monde social et sa récente décision de participer au gouvernement néolibéral de Michelle Bachelet l'empêche de faire partie des luttes populaires et citoyennes à venir, et le destine à être la queue de la comète de la nouvelle majorité. Mais c'est une queue de comète insérée dans un appareil assez lucratif.

À court terme, ses effets ont été d'abandonner un espace dans la gauche aux dernières élections. Un autre effet a été la perte de prestige dans le monde social, avec pour principal exemple le fait que les Jeunesses communistes ont perdu la totalité des fédérations qu'elles avaient en 2011. L'effet le plus important à mon avis est que l'intégration du PC au nouveau gouvernement lui a enlevé le monopole de la gauche et on a commencé à voir les alternatives anticapitalistes de façon plus claire.

Ses effets à long terme dépendront de son action dans le prochain gouvernement Bachelet. Ce qui est certain, c'est que son tournant à droite — alors qu'il était fondamental de tourner à gauche — lui apportera des conséquences négatives dans les secteurs qu'il prétend représenter.

Synthèse

Franck Gaudichaud : Quelles sont les perspectives pour la réorganisation d'une gauche anticapitaliste large au Chili, alors que ce qui prime apparemment c'est encore la fragmentation et la marginalité ?

Marco Alvarez : La reconstruction du mouvement populaire et la construction d'alternatives anticapitalistes sérieuses est le grand défi pour la gauche engagée dans des transformations radicales pour le Chili. Ce défi n'est pas facile étant donné le niveau d'atomisation et de défiance à l'intérieur de la gauche chilienne. Dans le cas particulier de la gauche anticapitaliste, cela augmente par la transmission des " rancœurs » de génération en génération, entre les matrices politiques culturelles et à l'intérieur de ces dernières.

Les perspectives doivent consister à trouver les points de convergence pour articuler les luttes multisectorielles. Plus il y aura d'organisation et de militants de gauche anticapitaliste, plus il y aura p20ossibilité de dépasser l'atomisation actuelle de notre secteur. Cette unité doit se forger hors période électorale depuis les luttes concrètes. Les confiances politiques y trouveront un espace idéal pour créer des liens plus importants.

Une autre grande tâche à l'intérieur de la gauche anticapitaliste est de susciter le débat théorique entre les organisations et leurs militants. Un débat fraternel autour des questions stratégiques. Un débat d'idées qui a manqué dans les deux dernières décennies. Un débat qui à l'avenir ouvre les possibilités de délibérer collectivement.

La fragmentation et la marginalité politique sont l'héritage de la gauche du XXe siècle. La grande tâche est la construction d'une gauche anticapitaliste pour le XXIe siècle avec vocation à l'unité dans la diversité, vocation à être majoritaire et à exercer le pouvoir réel, pas seulement dans les discours, mais de manière intelligente et décidée à abattre le capitalisme et ses soutiens. ■

* Marco Alvarez est militant de Libres del Sur.