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Le nouveau gouvernement Bachelet, le néolibéralisme et le spectre des luttes : analyses et entretiens

par Franck Gaudichaud
Intronisation de la présidente Bachelet. A sa droite Pinera.

Dans ce dossier, nous donnons la parole à quelques-uns de celles et ceux qui cherchent à réorganiser la gauche anticapitaliste chilienne depuis différents espaces et collectifs militants, ceci afin de faire un premier diagnostic pluriel sur la conjoncture actuelle. Ces différentes voix ne prétendent aucunement représenter l'ensemble de secteurs révolutionnaires au Chili, mais seulement commencer à faire dialoguer plusieurs options politiques et analyses.

Santiago du Chili, le 10 janvier 2014

Depuis des mois, l'affaire semblait entendue : Michèle Bachelet serait la prochaine présidente de la République, initiant ainsi un second mandat après quatre années du gouvernement de Sebastián Pi±era, entrepreneur multimillionnaire, regroupant derrière lui droite libérale et ex-partisans du dictateur Pinochet. Face à Evelyn Matthei (droite, 37,8 % des voix), Michelle Bachelet sera donc la prochaine présidente avec plus de 62,2 % des voix. Cette nette victoire électorale valide les résultats des primaires et du premier tour, pour celle qui est annoncée depuis des mois comme la grande gagnante de ce cycle politique institutionnel. De plus, les élections parlementaires lui offrent la majorité au sein des deux chambres du congrès.

Social-libéralisme, abstention massive et intégration du PC

Synthèse

Alors que la droite est au pouvoir depuis 2010, la campagne de Matthei a été un large fiasco. Après plusieurs erreurs de " castings » dans la sélection des candidats, c'est finalement cette ministre de Pi±era, fille d'un général de la dictature, qui a déployé jusqu'à la lie un discours catholique ultra-conservateur.

En face, Bachelet, dotée d'un budget de campagne démesuré et du large soutien des classes dominantes, est revenue des États-Unis (où elle dirigeait " ONU Femmes »), avec une popularité incontestée. Gommant au passage le fait qu'elle est le plus pur produit de la Concertation, coalition de sociaux-libéraux et démocrates-chrétiens, qui a dominé la vie politique pendant 20 ans (1990-2010) et approfondi le modèle néolibéral forgé en dictature (1973-1989).

Les communistes ont pourtant choisi d'intégrer la coalition, rebaptisée " nouvelle majorité » pour l'occasion, et appelé à voter dès le premier tour pour Bachelet. Ils ont ainsi pu bénéficier de quelques circonscriptions leur permettant de doubler le nombre de leurs députés (avec 6 sièges). Parmi ceux-ci l'ex-dirigeante des jeunesses communistes, Karol Cariola ou encore la leader étudiante, Camila Vallejo. Mais au prix fort : malgré le mécontentement de nombreux militant-e-s, le parti redore le blason de la Concertation, jusque-là dénoncée comme un instrument du capitalisme et de la coalition de classe. Le PC devient ainsi une sorte de faire-valoir " progressiste » du futur gouvernement au sein des syndicats (dont la CUT, dirigée par une communiste) et de certains espaces du mouvement étudiant…

Néanmoins, la majorité des classes populaires ne se sent pas représentée par Bachelet et un système institutionnel façonné par la dictature. Sur les quelque 13 millions d'électeurs et alors qu'une récente modification électorale a abolit le vote obligatoire, moins de 50 % se sont déplacés aux urnes : un record historique ! Si certains secteurs militants et intellectuels (comme l'historien Sergio Grez) ont appelé consciemment à la " grève électorale », c'est surtout l'apathie et le désenchantement qui dominent encore, dans une société marquée par l'atomisation néolibérale.

C'est également ce que confirme le résultat — marginal — des candidatures à gauche. Sur les neuf candidats, deux ont tenté de mettre en avant un discours anti-néolibéral, revendiquant un programme de rupture avec le consensus établi. Marcel Claude, économiste présenté par le Parti humaniste, proche du mouvement étudiant et soutenu par un mouvement large (appelé " Todos a la Moneda ») a regroupé — fait notable — notamment plusieurs petits collectifs issus de l'extrême gauche. Il n'obtient finalement que 180.000 voix (2,8 %), malgré une première percée médiatique réussie (1). Quant à Roxana Miranda, du parti Egalité, elle a su incarner l'irruption d'une femme combative et décidée, issue du peuple et des quartiers pauvres. Mais son discours de rage et dignité, ancré dans le mouvement des pobladores(les " pauvres de la ville »), n'a pas percé (1,2 %). Aucun de ces deux mouvements ne revendiquaient ouvertement le socialisme, mais s'appuyaient sur des revendications transitoires dont l'application aurait signifié rupture avec le néolibéralisme et mobilisations sociales de grande envergure.

Pour nombre de collectifs et militants issus de la gauche radicale, la seule issue était le boycott électoral et l'appel à la mobilisation, alors que la conjoncture ne permettait pas une participation électorale anticapitaliste de masse. Dans cette perspective, la " réorganisation d'un bloc révolutionnaire » ne pourrait passer à court terme par un " rituel électoral » encore inséré dans le moule institutionnel issu de la dictature : la priorité reste la re-organisation des classes populaires et leur politisation (2).

Le spectre des luttes

Cependant, la conjoncture pourrait être agitée dans les mois qui viennent. Les années précédentes ont été celles de grandes mobilisations : luttes massives des étudiants, grèves des salariés de plusieurs secteurs, luttes écologistes et régionalistes. Il y a bien un réveil de celles et ceux " d'en bas », avec en ligne de mire l'héritage de la dictature. Les récentes grèves et la combativité des travailleurs portuaires en sont un exemple clair (en particulier dans le nord du pays), malgré un mouvement syndical encore très faible et souvent fortement bureaucratisé.

Bachelet a d'ailleurs dû tenir compte en partie de l'irruption des thématiques imposées par le mouvement social au cours des deux dernières années. Ainsi est apparu dans son programme le retour " graduel » à la gratuité dans les universités subventionnées par l'État, la réforme fiscale, la réforme du code du travail et la réforme de la Constitution (mais sans s'engager en faveur d'une Assemblée constituante), la création d'une caisse de retraite étatique ou encore le mariage pour tous. Une manière aussi d'anticiper et de canaliser de futures mobilisations : à tel point que les principaux représentants du patronat et du capital financier ont applaudi.

À 40 ans du coup d'État, " tout changer pour ne rien changer » ? À moins qu'un troisième tour social ne vienne, à nouveau, remettre les ruptures anticapitalistes à l'ordre du jour. ■

* Franck Gaudichaud est maître de conférences à l'université Grenoble 3. Membre de la commission internationale du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France), du collectif de rédaction du site www.rebelion.org et de la revue ContreTemps. Dernier ouvrage publié : Chili 1970-1973 : Mille jours qui ébranlèrent le monde, Presses universitaire de Rennes, 2013. (Traduit de l'espagnol par Liliane Guardiola).

notes
1. On retrouvait dans le mouvement " Todos a la Moneda », des collectifs militants issus de la culture " rouge et noire » de l'ancien MIR, du trotskisme, d'un secteur du réseau libertaire (Red libertaria), du Front patriotique Manuel Rodriguez, et des dissidents du PC.

2. Voir par exemple le texte de José Antonio Gutiérrez D. et Rafael Agacino : " Los libertarios en Chile y la participaci¾n electoral », critique sur la candidature de Marcel Claude (http://rebelion.org/noticia.php?id=179111) ou encore, pour une optique différente, les analyses du PTR (Partido de los trabajadores revolucionarios, parti affilié à la " fraction trotskiste » FT-CI) : http://www.ptr.cl/

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