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" Nous pouvons nous permettre le prix de la paix »

par

Juan Mario Laserna était un homme de confiance de Juan Manuel Santos (1) et des élites dominantes dans le domaine économique. Il raconte dans cette interview que c'est lui qui a amené le président de la Bourse de New York à Caguán (2). Il a fait partie de la délégation parlementaire colombienne qui s'est rendue à La Havane pour discuter de l'ordre du jour des négociations entre le gouvernement et la guérilla, déclarant qu'il s'était consacré exclusivement aux questions de réinsertion économique. Comme il l'avait déjà fait en 1999, il a proposé un considérable endettement budgétaire garanti par les agences internationales (dans ce cas par Goldman Sachs) ainsi que l'intégration dans le marché des 4 millions d'hectares contrôlées par les FARC au cours des dernières décennies. Il confirme que la réinsertion économique des FARC par le gouvernement Santos a le soutien du capital financier international, ce qui est décisif quelle que soit l'évolution future des négociations du " processus de la paix ». (Daniel Libreros, Bogota)

María Isabel Rueda : Que faisiez-vous à La Havane ?

Juan Mario Laserna : J'ai été invité par le président du Congrès, le sénateur Roy Barreras, en tant que membre d'une commission parlementaire qui avait une mission exploratoire.

Synthèse actualisée Inprecor

María Isabel Rueda : Pour parler des problèmes juridiques, politiques ou économiques ?

Juan Mario Laserna : La plupart de mes compagnons y allaient pour parler du second point de l'accord, qui est d'ordre juridique, et des possibilités de participation politique. Il me revenait plus d'étudier si ce qui est négocié est viable et peut tenir, vu par quelqu'un de la commission économique.

María Isabel Rueda : Quelle était l'ambiance à La Havane ?

Juan Mario Laserna : Ma référence, ce sont les négociations de Caguán où j'avais accompagné et interprété le président de la Bourse de New York.

María Isabel Rueda : Je peux enfin demander à quelqu'un que faisait le président de la Bourse de New York à Caguán…

Juan Mario Laserna : Je pense qu'il perdait son temps. Nous avions un dialogue de sourds avec " Ra·l Reyes » (3), à tel point que lorsque Camillo Gómez (4) m'a demandé si je voulais être un des mandataires de la paix, je lui ait dit que non, car je ne croyais pas à ce processus.

María Isabel Rueda : Et vous croyez en celui-là ?

Juan Mario Laserna : L'attitude que j'ai vue à La Havane est très différente. C'est une autre génération, un autre type de dialogue, il y a des inquiétudes et il y a des réponses. Au moins certains pensent qu'il y a un intérêt à signer la paix. Il savent qu'il doivent le faire.

María Isabel Rueda : À Caguán ils n'étaient pas intéressés et maintenant ils le sont ?

Juan Mario Laserna : Oui, et cela peut avoir plusieurs explications. Je ne sais pas si c'est parce qu'ils sont plus faibles. Mais il y a une volonté de dialogue, de discuter des questions concrètes ; c'est évident maintenant, contrairement à Caguán.

María Isabel Rueda : Quelles sont ces questions concrètes dont vous avez parlé ?

Juan Mario Laserna : Nous avons parlé du réseau tertiaire dans le secteur agricole. Nous avons parlé de la commercialisation de l'agriculture et de l'élevage, de la possession de la terre, de son acquisition par les étrangers. Ce sont des sujets très spécifiques, sur les quels on peut dire oui, non, peut-être. Ce n'étaient pas des sujets abstraits. Nous ne savions pas à l'avance quel serait le programme.

María Isabel Rueda : Pensez-vous qu'il y a un véritable dialogue avec les FARC sur les questions économiques ?

Juan Mario Laserna : Le gouvernement a mis en avant un sujet, celui du développement rural intégral. Les FARC ont leurs propres approches, mais beaucoup d'entre elles font déjà partie du plan de développement.

María Isabel Rueda : Ce qui a été proposé aux FARC n'est-il pas exotique dans le cadre du plan normal de développement de la Colombie ?

Juan Mario Laserna : Ce que j'ai entendu n'est pas exotique. Certes, ils ont parlé aussi d'une vision de propriété collective avec laquelle quelqu'un comme moi, qui croit en l'économie sociale du marché, peut être en désaccord sur de nombreux points. Mais en ce qui concerne le développement rural, le commerce des marchandises, les problèmes des prix, de leur volatilité, de réévaluation monétaire, d'accès, sont des questions qui font partie du plan de développement, qui ne sont pas exotiques mais sont des nécessités que le gouvernement devra de toute manière atteindre, avec ou sans processus de paix.

María Isabel Rueda : Un économiste comme vous, actif dans le Parti conservateur, peut-il s'entendre avec les FARC ?

Juan Mario Laserna : Ils posent les problèmes très spécifiques d'une population rurale qui vit dans des conditions parfois semi-féodales. Beaucoup de besoins dans certains secteurs sont très basiques. Mais il est aussi question de reconstruire le tissu social et le Parti conservateur ne peut être insensible à ce débat car il est partie prenante de nombreux processus historiques de ce pays. Par ailleurs les objectifs des conservateurs ou ceux de la guérilla ne sont pas abstraits. Quand il s'agit d'améliorer la situation sociale, ils ne sont pas si différents. Nous allons vers des objectifs, par des voies différentes. Les unes viennent du nord et les autres du sud, mais la terre est ronde.

María Isabel Rueda : Un des problèmes les plus graves du pays c'est la réévaluation monétaire. Est-ce qu'ils comprennent ce qu'est la réévaluation ?

Juan Mario Laserna : Si même les économistes ne le comprennent pas… Ce qu'ils comprennent, ce sont les effets de la réévaluation sur les petits producteurs. Cela au moins n'est pas un dialogue de sourds, comme dans le passé.

María Isabel Rueda : Vous n'avez été choqué par rien de ce qu'ils ont proposé ?

Juan Mario Laserna : Rien qui pourrait paraître saugrenu. Je ne sais pas si c'est le calendrier complet ni comment les négociations vont se terminer.

María Isabel Rueda : Vous étiez le thermomètre économique de la négociation à La Havane. Est-ce que le processus de paix avec les FARC est finançable ?

Juan Mario Laserna : Tout dépend de ce qui sera convenu, mais je pense qu'on peut arriver à un accord financièrement tenable. Tenant compte de la situation internationale et du fait que notre taux d'endettement est de seulement 4 % par an, le plus bas de notre histoire, je crois qu'il y a un espace budgétaire pour financer un processus de paix raisonnable.

C'est finançable mais pas donné. Il faudra garder la main sur le portefeuille.

María Isabel Rueda : Cela veut-il dire plus d'impôts, plus d'émissions monétaires, plus d'endettement ?

Juan Mario Laserna : Une combinaison de tout cela. En ce moment, il serait utile d'élargir les dépenses budgétaires, surtout parce qu'on voit des nuages de récession. Donc dépenser plus, développer de manière keynésienne. C'est ce que je crois. Par les impôts, qu'il faudra examiner très attentivement en sachant qu'un accord de paix pourrait énormément profiter à certains secteurs : les secteurs minier et énergétique, par exemple.

María Isabel Rueda : Vous référez-vous au fait que les FARC laisseraient en paix le secteur des mines et de l'énergie, où moins d'argent serait perdu s'il n'y avait plus attentats…

Juan Mario Laserna : Oui. Plus vite nous aurons trouvé un accord qui impliquera l'arrêt des destructions des infrastructures de ce secteur, plus vite nous pourrons générer des fonds pour financer un processus de développement.

María Isabel Rueda : Donc gagnant-gagnant…

Juan Mario Laserna : En un sens, oui.

María Isabel Rueda : Comment financer le processus de paix ?

Juan Mario Laserna : Quand j'étais directeur du crédit public — le ministre des Finances était alors Juan Manuel Santos — et que nous avions tous ces problèmes de l'endettement et du plan de sauvetage financier, nous nous sommes exercés pour un débat de la Fondation pour l'enseignement supérieur et le développement (Fedesarollo) : comment on pourrait réaliser un achat, ou achat souverain, d'un processus de paix. J'avais travaillée avec un collaborateur de Goldman Sachs, qui est maintenant le chef de son équipe pour l'Amérique latine.

María Isabel Rueda : À l'époque, pensait-il qu'il était possible d'émettre dix milliards de dollars de dette afin d'acheter le processus ?

Juan Mario Laserna : Il trouvait cela surprenant. Mais trois ans plus tard il m'a appelé pour me dire que ce que j'avais proposé était ce que l'Allemagne de l'Ouest faisait avec l'Allemagne de l'Est après la chute du Mur. Ils ont émis beaucoup de dettes, dépassant toutes les limites de Maastricht, et ils ont financé l'unification. Comment l'ont-ils fait ? Ils ont acheté l'Allemagne de l'Est.

María Isabel Rueda : Et ici nous voudrions faire quelque chose de semblable ?

Juan Mario Laserna : Oui, s'il y a la volonté de parvenir à un véritable accord. Les FARC ont alors dit : et nous, que pouvons-nous dire aux nôtres ? Nous allons signer un processus de paix pour une quantité de bonnes raisons et après, quoi ? Nous devons rapidement commencer à réfléchir sur le financement d'un tel processus, de sorte qu'il ne reste pas lettre morte.

María Isabel Rueda : Je vois que, pour la première fois, nous ne parlons pas des nuages. Nous sommes déjà en train de parler chiffres, de ce que coûtera la réintroduction des FARC dans la légalité…

Juan Mario Laserna : Si cela est bien fait, cela pourra bénéficier à beaucoup d’autres secteurs. Le secteur minier et énergétique qui est si décrié et qui paye des royalties si basses — comme le dit l'OCDE — pourra être très bénéficiaire s'il y a un processus qui facilite les investissements et cela même s'il paye plus de royalties ou de taxes. Si le processus est bien structuré, il pourra être financé.

María Isabel Rueda : En résumé : Êtes-vous moins pessimiste que la plupart des Colombiens ?

Juan Mario Laserna : J'étais très sceptique, bien que le plus ouvert possible. Aujourd'hui j'ai accepté ce que j'avais refusé à Camillo Gómez à Caguán. Ai-je répondu à votre question ?

María Isabel Rueda : Clairement. Cet optimisme a-t-il déjà été transmis au Président ?

Juan Mario Laserna : Je vais parler plus logtemps avec lui. Il y a une partie procédurière qui est compliquée, mais on note chez ceux des FARC une préoccupation importante. Ils veulent savoir si les propositions de développement rural vont être réalisées, et comment et avec qui nous le garantirons. C'est un problème de politique économique et de la réalisation de leurs idéaux qu'ils devront expliquer aux leurs : pourquoi fera-t-on une réforme agraire, pourquoi fera-t-on une chose à Vichada (5), pourquoi fait-on le grand développement, pourquoi protège-t-on certaines cultures… Sans cela, leur conception du temps leur permet de rester dans les montagnes aussi longtemps qu'ils voudront.

María Isabel Rueda : Vous le direz au président Santos.

Juan Mario Laserna : Je dirais évidemment qu'il faut penser à la deuxième étape, à la participation politique, mais aussi à quelque chose de substantiel en ce qui concerne le plan de développement agricole. Et je vais alligner les chiffres.

María Isabel Rueda : Et en chiffres, combien va coûter ce que nous devrons faire pour que les FARC se démobilisent ?

Juan Mario Laserna : Une partie, c'est ce que nous devrons leur garantir, mais aussi ce que nous assurons à ceux qu'ils ont essayé de représenter. Il ne s'agit pas seulement d'acheter chaque individu, mais aussi de progrès concrets de leurs propositions qu'ils pourront afficher.

María Isabel Rueda : Le Président sait-il où il va ?

Juan Mario Laserna : Oui. Évidemment la pression militaire et ce qui a été fait par le précédent gouvernement ainsi que ce qui a été fait militairement est fondamental. Je ne sais pas pourquoi ils négocient. Mais ils négocient. Il y a une confluence de facteurs. La pression militaire et une conjoncture internationale permettent qu'existe une fenêtre d'opportunité. Cette fenêtre existe et le Président l'a vue.

María Isabel Rueda : Une anecdote ?

Juan Mario Laserna : J'ai commencé à parler de la réévalution monétaire, et du café et du " mal hollandais » (6). J'ai eu à préciser que je ne parlais pas de Tanja (7). Va savoir si Tanja n'est pas une autre sorte de " mal hollandais »… ■

* Juan Mario Laserna, membre du Parti conservateur, proche du président Juan Manuel Santos, est président de la Commission économique du Sénat de Colombie. Dans les négociations avec les FARC, il représente l'État colombien et, en particulier, les élites financières de Colombie. Cette interview a été réalisée par María Isabel Rueda et publiée par El Tiempo du 10 mars 2013. L'introduction a été écrite par Daniel Libreros pour Correspondencia de Prensa.

notes
1. Juan Manuel Santos (né le 10 août 1951 à Bogota), issu d'une famille de la grande bourgeoisie (propriétaire du quotidien El Tiempo, entre autres), économiste et journaliste, est président de la République de Colombie depuis le 7 août 2010. Ancien dirigeant du Parti libéral, il l'a quitté en juillet 2006 pour se rallier au président Uribe et fonder le Parti social d'unité nationale. Il a été ministre de la Défense de juillet 2006 à mai 2009 et, à ce titre, responsable des opérations contre la guérilla, dont le bombardement du camp des FARC en Équateur.

2. La zone de Caguán de 42 000 km2 a été démilitarisée et octroyée en 1998 par le président Pastrana au contrôle des FARC dans le cadre des précédentes négociations de paix, puis reprise par les forces armées en 2002. Les négociations de paix ont eu lieu, avec de nombreuses crises et interruptions, à San Vincente del Caguán de janvier 1999 à février 2002. C'est le 22 juin 1999 que le président de la Bourse de New York, Richard Grasso, s'est rendu à Caguán.

3. Luis Edgar Devia Silva, alias Ra·l Reyes (1948-2008), porte-parole des FARC, a été assassiné par l'armée colombienne lors de l'opération Phenix dans un camp sur le territoire équatorien, juste avant une rencontre prévue avec un représentant du président français Nicolas Sarkozy.

4. Camillo G¾mez (1967), avocat et membre du Parti conservateur colombien, a été le Haut commissaire de la paix sous le gouvernement Pastrana.

5. Vichada est le second plus grand département de Colombie (capitale : Puerto Carre±o) situé dans la partie orientale du pays, à la frontière du Venezuela. Le Parc national El Tuparro se trouve dans ce département.

6. Le " mal hollandais » (ou maladie hollandaise, en anglais Dutch disease) est un phénomène économique qui relie l'exploitation des ressources naturelles et le déclin de l'industrie manufacturière locale. Le terme est apparu au cours des années 1960, lorsqu'à la suite de la découverte de grands gisements de gaz dans la province de Groningue et dans la mer du Nord, les revenus d'exportation des Pays-Bas ont considérablement augmenté, faisant apprécier sa devise (le florin), ce qui a nui à la compétitivité des exportations manufacturières du pays.

7. Tanja Nijmeijer (pseudonymes Eillen, Alexandra, Holanda), militante hollandaise née en 1978, a rejoint les FARC en 2001. Elle est la seule Européenne connue au sein des FARC. En 2012 elle a été choisie pour faire partie de l'équipe des négociateurs des FARC.

traducteur
J. M

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