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Francia Márquez, élue vice-présidente : " Le chemin de la paix passe par la justice sociale »

par Francia Márquez
Francia Márquez sera la première femme d'ascendance africaine à devenir vice-présidente de la Colombie. Elle le fait dans le cadre du Pacto Hist¾rico dirigé par Gustavo Petro, la première coalition de gauche à gouverner le pays.
Márquez représente la voix des majorités noires, paysannes, populaires et indigènes qui ont été marginalisées par la politique colombienne pendant des décennies.

Francia Márquez est assise sur une chaise, le bras derrière le dos. Nous sommes sur la colline de San Antonio, à Cali (1). Le soleil brille et les insectes piquent. Comme toujours, elle porte des vêtements colorés, les mêmes que portaient les esclaves de la côte guinéenne venus en Colombie à l'époque coloniale. Cette fois, sa robe est rouge et assortie à son collier de graines de pivoine - des graines utilisées traditionnellement pour éloigner les mauvaises énergies et attirer la bonne fortune.

Son regard est fort et déterminé. Ses cheveux sont attachés et on voit des boucles d'oreilles en or en forme de carte de la Colombie. Elle porte aussi la Colombie sur sa peau, dans son histoire et dans son combat.

Née dans le sud-ouest du pays, l'une des régions comptant le plus grand nombre de militant∙es sociaux assassinés - deux encore la semaine dernière - dans une petite communauté appelée La Toma. Là, elle a été confrontée à l'extraction de l'or avec du cyanure, du mercure et des retrocaveuses.

Elle a gagné sa bataille pour la rivière Ovejas. Elle a marché avec 80 autres femmes jusqu'à Bogota et a réussi à obtenir du gouvernement colombien qu'il restitue les terres à sa communauté et interdise l'exploitation minière illégale dans son village et dans d'autres localités du nord de la région de Valle del Cauca. Son engagement social a eu des conséquences. Les menaces de mort proférées par des groupes paramilitaires tels que Las â´guilas Negras ou Los Rastrojos l'ont obligée à quitter son pays et à faire partie des millions de Colombien∙es déplacés par la violence interne.

Mère célibataire de deux enfants, avocate et écologiste reconnue, elle a recueilli plus de 800 000 voix lors des primaires du Pacto Histórico. Ce succès lui a valu que Gustavo Petro, qui a emporté la primaire, lui propose la vice-présidence. Aujourd'hui, on peut la voir - regard ferme et poing levé - sur des affiches apposées sur les murs de villes telles que Cali et Bogota. Ce dimanche 19 juin, cette femme afro-colombienne, ouvrière des mines, forcée en raison de menaces de quitter La Toma et ses proches, est devenue vice-présidente de la Colombie, ce qui était impensable pour tout citoyen ordinaire jusqu'à il y a quelques mois.

Chronologie de la Colombie (Inprecor)

Nicolás Hernández : Quelles sont les conditions de ce moment historique qui permettent au peuple colombien d'espérer la possibilité d'un changement ?

Francia Márquez : Il y a une nouvelle jeunesse avec une nouvelle conscience et une nouvelle vision politique. Ce sont eux qui ont provoqué une explosion sociale. Pendant de nombreuses années, ce sont les indigènes, les Noir∙es, les paysan∙es qui se sont mobilisés en permanence, alors que ces jeunes ont réussi à mettre le thème de la résistance à la portée de tous. Tout le pays parlait de la résistance. Et ces jeunes ont montré la voie pour un changement, un changement de politique.

En tant que mouvements sociaux, nous avons grandi en apprenant que nous ne devions pas nous impliquer dans la politique. Qu'en tant que mouvements sociaux, nous ne devrions pas participer à la politique. On nous a toujours dit " s'impliquer, c'est se perdre ». Aujourd'hui, au contraire, ce récit a changé. Parce que lorsque nous évitons de nous impliquer dans la politique en tant que militant∙es sociaux par peur, la politique finit par prendre nos vies, nous tuer. Alors oui, il faut occuper l'État. Qu'est-ce qui nous attend encore dans un pays où assassiner les militants et militantes sociaux est le pain quotidien ?

Cependant, il ne suffit pas que les jeunes se mettent en première ligne. C'est tout un processus. Je suis ici parce que c'est un processus historique, mon peuple s'est historiquement battu pour ses droits, a lutté contre l'esclavage, s'est battu pour l'indépendance et se bat encore pour la dignité.

Nicolás Hernández : Quels sont les défis à relever dans les années à venir ?

Francia Márquez : Le premier défi pour gouverner ce pays est de parvenir à la paix, à un consensus en faveur de la paix. Et c'est le principal défi car nous avons connu des années de conflit armé qui ont ensanglanté ce pays, généré des déplacements forcés et ont fait plus de neuf millions de victimes. De nombreux Colombiens ont fui, ont dû s'exiler pour échapper à la violence. Et d'innombrables personnes ont été assassinées. Une situation qui a empêché ce pays d'être un foyer de vie.

Nous avons eu des dirigeants politiques qui font appel au maintien du conflit armé et à l'appauvrissement de la communauté afin de rester au pouvoir. Générer la peur afin de vendre la sécurité démocratique a été une stratégie historique en Colombie et cela nous a conduits à être l'un des pays les plus inégaux et violents de la planète.

Nicolás Hernández : Et comment comptez-vous atteindre la paix ?

Francia Márquez : Un chemin et un dialogue avec les acteurs armés ont été entamés, bien que d'autres manquent encore. L'incertitude et la violence règnent toujours dans les territoires et les communautés tant urbaines que rurales. Mais il faut aussi comprendre que la paix n'est pas seulement le silence des armes, la paix est un investissement social, la paix c'est la justice sociale. Le chemin de la paix, c'est la justice, c'est la justice sociale.

Nous devons ensuite passer au deuxième défi, l'éradication de la faim. Si la faim n'est pas enrayée en Colombie, l'insécurité et la violence continueront d'être notre pain quotidien. Et cela signifie récupérer notre campagne colombienne, récupérer la production agricole, l'autonomie et la souveraineté alimentaire et, bien sûr, le tourisme en tant que potentiel économique pour générer la coexistence et le bien-être. Nous sommes l'un des pays les plus riches du monde en termes de biodiversité et cela nous donne un énorme potentiel. Nous pouvons vivre une vie savoureuse, basée sur une économie pour la vie.

Un autre défi énorme auquel nous sommes confrontés pour notre planète est la transition d'une économie extractiviste à une économie durable. En Amérique latine, nous avons eu des gouvernements de gauche, mais cela ne signifie pas que parce qu'ils sont de gauche, ils envisagent un changement du modèle hégémonique de développement. La gauche latino-américaine a reproduit le modèle néolibéral, basé sur l'extractivisme, et donc le défi que nous allons relever en Colombie est de changer la matrice énergétique et cette économie extractiviste dépendante du pétrole et du charbon, vers la voie d'une économie durable.

Nicolás Hernández : Et pensez-vous que les conditions sont réunies pour atteindre ces objectifs ?

Francia Márquez : Bien sûr, mais ce n'est pas parce que Gustavo Petro et Francia Márquez arriveront à la présidence le 7 août que, le lendemain, il n'y aura plus d'exploitation de pétrole et de charbon. Non, il ne s'agit pas de cela, il s'agit de la préparation institutionnelle, de la création des conditions d'infrastructure, de la sensibilisation de notre société à cette transition, afin que dans les 20 ou 30 ans dont nous disposons pour inverser les effets de la crise environnementale, nous puissions atteindre le zéro émissions dans notre pays.

Nicolás Hernández : Y a-t-il suffisamment de soutien pour que de tels changements aient lieu ?

Francia Márquez : Quand les indigènes concluent un accord pour garantir les droits, quand les Noir∙es se mobilisent, quand les paysan∙es et les jeunes se mobilisent pour exiger des garanties de droits de la part de ceux qui nous gouvernent, ces derniers disent : " Qui êtes-vous ? Vous venez de la Colombie profonde, c'est là votre place, vous devez y rester, vous n'êtes personne pour nous ».

C'est pourquoi j'utilise le langage du poème d'Eduardo Galeano pour signifier et faire comprendre aux gens la situation dans laquelle nous nous trouvons. Ils nous désignent comme une minorité pour dire que nous sommes incapables de définir notre propre destin. Et le pire, c'est qu'ils nous disent " vous voulez tout gratuitement ». Et nous ne voulons pas tout faire gratuitement. Ils volent tout. 50 milliards de pesos [12 millions d'euros] sont perdus chaque année dans ce pays alors que les gens ne sont pas connectés, qu'il n'y a pas d'eau potable, qu'il n'y a pas d'accès à un emploi décent, qu'il n'y a pas d'accès à l'éducation pour les jeunes.

La minorité ce sont donc les 47 familles qui nous ont gouvernés dans ce pays et la majorité est constituée des personnes opprimées, exclues et marginalisées de Colombie. Si nous nous réunissons, nous allons construire à partir des racines, du centre, de la vie que nous mettons au centre, des conditions de dignité pour la Colombie. Eh bien, si cette région, si la Colombie parvient à la paix, non seulement la Colombie mais aussi la région iront de l'avant.

Nicolás Hernández : Vous avez mentionné le concept de " vivre savoureusement », un slogan qui a été au cœur de la campagne du Pacto Histórico. De quoi s'agit-il ?

Francia Márquez : Eh bien, au milieu des difficultés, au milieu des besoins fondamentaux, au milieu des conflits armés, nous avons été capables de semer la paix. Lorsque les femmes du Pacifique colombien entendent les bombes et commencent à jouer du marimba, du guazás, commencent à chanter pour faire taire les sons des armes à feu à travers la musique traditionnelle des peuples afro-descendants du Pacifique, il y a des possibilités pour une vie digne. Vivre savoureusement signifie pour la Colombie récupérer les valeurs de la vie qui ont été tellement fracturées par la politique de la mort et par le modèle économique. Cela signifie vivre sans peur. Que nous puissions vivre dans la joie, que nous puissions vivre avec des droits, que nous puissions vivre dans la dignité.

Ma grand-mère, qui ne savait ni lire ni écrire, m'a appris à la maison que la dignité n'a pas de prix, et que la dignité est la seule chose qui nous reste dans ce pays. Après tant de souffrance, tant de tristesse et de douleur, la seule chose qui nous reste est la dignité. Nous nous levons donc à partir de là pour que chacun vive dignement, pour que chacun ait des droits. La dignité, c'est de pouvoir marcher sans crainte et de pouvoir prendre trois repas par jour. La dignité, c'est la possibilité d'avoir des opportunités. La dignité, c'est de pouvoir faire en sorte que ce que l'on entend dans les champs de ce pays, ce sont les instruments musicaux de la culture, de l'art, de la mémoire ancestrale de ce que nous avons été en résistance. La dignité, c'est que les enfants aient des espaces libres et qu'ils ne soient pas recrutés par des acteurs armés puis tués par l'État.

Cali, le 19 juin 2022

*Francia Elena Márquez Mina, est née le 1er décembre 1981 dans une famille d'ouvriers agricoles et mineurs et a grandi dans le département montagneux de Valle del Cauca, dans le sud-ouest de la Colombie. Militante à 15 ans pour empêcher le détournement de la rivière Ovejas, elle a eu un premier enfant à 16 ans, a travaillé dans des mines d'or, avant de devenir femme de chambre. À partir de 2014, elle commence des études de droit afin de mieux défendre ses engagements écologistes. Engagée contre l'exploitation illégale des mineurs et des mines, elle a reçu le prix Goldman 2018 (considéré comme le " Nobel de l'environnement ») pour son travail contre l'extraction illégale de l'or dans sa communauté de La Toma. Elle a été pré-candidate à la présidence lors de la consultation pour élire le candidat de la coalition Pacto Histórico au nom de son mouvement Soy porque somos (Je suis parce que nous sommes) et soutenue par le Polo Democrático Alternativo (Pôle démocratique alternatif). Elle vient d'être élue vice-présidente de la République de Colombie.
Nicolás Hernández, qui a réalisé cet entretien, collabore à El Salto Diario, une plateforme de communication qui se donne pour but d'amplifier les voix d'en bas et de gauche en faveur de la transformation sociale.
Nous avons traduit cet entretien d'El Salto Diario (https://www.elsaltodiario.com/colombia/entrevista-francia-marquez-pacto-historico-cuando-evitamos-meternos-politica-termina-asesinandonos).

notes

1. Cali (officiellement Santiago de Cali) est la troisième ville la plus peuplée de Colombie (2,5 millions d'habitantÀes), capitale du département de Valle del Cauca, une région marquée par la guerre civile et en proie au trafic de drogue et à l'accaparement des ressources.

 

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