Le mouvement spontané qui s'est déclenché à Istanbul a pris une dimension sans précédent dans l'histoire du pays et s'étend maintenant aux 67 des 85 villes du pays.
Istanbul, le 3 juin 2013
Tout a commencé quand, pour exprimer l'opposition au réaménagement du parc Gezi et au déplacement des arbres pour l'aménagement du terrain, un groupe de citoyens a décidé d'occuper pacifiquement, ne serait-ce que pour quelques jours, la place Taksim en plein centre d'Istanbul. Le parc Gezi, selon les déclarations explicites mêmes du Premier ministre Erdogan, serait l'objet d'un projet de réaménagement comprenant également la reconstruction comme centre commercial de luxe d'une caserne d'artillerie, qui avait été démolie à la suite d'un soulèvement restaurationniste en 1909 contre la Révolution des Jeunes Turques de 1908 et dont les ruines avaient été définitivement rasées en 1940. Ce projet est d'ailleurs dénoncé par de nombreux spécialistes dont des urbanistes, des architectes et des écologistes.
Synthèse actualisée Inprecor
Vendredi le 31 mai, le jour même où un tribunal administratif d'Istanbul prenait la décision de suspendre le projet de reconstruction de la caserne, la police a attaqué les occupants pacifiques du parc Gezi et les a évacués. Cette agression a suscité une réaction massive de la part des habitants qui se sont solidarisés avec les occupants du parc. Après de violents affrontements, la police a enfin reculé, libéré les lieux les 1er et 2 juin. et perdu le contrôle de la place Taksim. Les guerres de rue se sont poursuivies jour et nuit dans de plusieurs quartiers du centre d'Istanbul.
L'étincelle
Plusieurs sujets de conflits peuvent être considérés comme éléments déclencheurs de cette explosion spontanée : le fait que le Parti de la justice et du développement (AKP), qui est au pouvoir depuis dix ans, ait pris un tournant autoritaire et exclu tous ceux qui ne sont pas dans son camp ; les réactions dans de larges segments de la jeunesse aux politiques néolibérales ; l'intervention de la police qui est entrée dans le parc pour évacuer brutalement les protestataires et leurs enfants et qui a incendié leurs tentes… Tout cela a largement fournit l'étincelle qui était nécessaire pour déclencher l'explosion.
L'AKP, qui a une base électorale confortable de 50 %, a subi une toute première défaite et cela dans la rue. L'AKP, considéré par la moitié de la population comme un parti qui a réalisé d'importants changements, venait juste de se mettre à table de négociations avec les Kurdes pour trouver une solution pacifique a la question nationale. Ses politiques n'étaient jusqu'alors contestées que par des milieux de gauche militants mais peu influents. C'est un ensemble hétérogène de personnes difficilement définissable qui a conquis le centre de la ville après s'être affronté courageusement avec la police.
Malgré l'importance de la participation aux manifestations des milieux kémalistes laïques, mécontents du pouvoir de l'AKP, aussi bien que des groupes de gauche, la majorité sont des manifestants de 20-30 ans qui, pour la première fois, se sont engagés dans une lutte politique. Il faut souligner que c'étaient des jeunes femmes qui occupaient les premiers rangs pendant les affrontements avec la police. La proximité des quartiers de pauvres a facilité la participation aux manifestations de jeunes habitants de ces quartiers. Les gens venus de partout se sont orientés vers le centre-ville. À l'aube, un important convoi de manifestants a traversé le pont du Bosphore à pied et rejoint les autres manifestants. Même si cela restait limité, certaines membres du parti d'extrême-droite MHP ont participé aux manifestations, mais la direction du parti leur a tout de suite donné l'ordre de quitter les rangs. Il y a un mélange de jeunes filles qui portent de foulard, de " musulmans anticapitalistes », de fans de clubs de foot, de groupes LGBT, de Kurdes, de kémalistes et surtout de tous ceux qui disaient contre le Premier ministre Tayyip Erdogan : " nous aussi nous sommes là, nous existons ».
Les mots d'ordre importants étaient " Tayyip démissionne ! », " Au coude à coude contre le fascisme ! », " Ce n'est qu'un début, la lutte continue ! ». Pourtant aucune revendication nette n'a été exprimée par la foule. Même si l'initiative de la place Taksim a formulé la revendication de la démission du ministre de l'Intérieur, cette revendication n'est pas encore très répandue dans la masse.
Ce qui est plus important, ce sont des discussions au sujet de l'apparition éventuelle d'une opposition qui pourrait s'étendre de " Nous sommes » à " Nous serons », est le fait que, pour la première fois, de centaines de milliers de gens se rendent d'une façon indépendante sur les places publiques, sans être appelés ou dirigés par un centre connu (un parti, un syndicat ou l'État), afin de s'opposer aux politiques du gouvernement qui prend de plus en plus une tournure autoritaire. Même si les revendications sociales n'ont pas encore vu le jour, il est bien évident que la mise en œuvre des politiques néolibérales provoque l'indignation de ces masses.
La revanche du 1er mai ou les guerres de mémoire
Le gouvernement avait, le 1er mai dernier, fermé aux manifestations la place Taksim, qui a une importance symbolique, sous prétexte de travaux en cours. Il a paralysé le transport maritime et routier afin d'empêcher les manifestations du 1er mai. Il a déployé des policiers partout. Suite à l'adoption par le gouvernement d'une méthode à la Poutine pour d'étouffer le souffle de l'opposition sociale la ville avait été paralysée.
Il y a une guerre de mémoire entre la gauche et le gouvernement au sujet de la place Taksim, connue comme place du 1er mai. Face à une gauche qui souhaiterait perpétuer la mémoire de 42 personnes qui sont tombés sur cette place le 1er mai 1977, ainsi que les idéaux de la classe ouvrière, le gouvernement voudrait en reconstruisant la caserne d'artillerie, à la fois " revivifier l'histoire » et, en transformant le caserne en centre commercial, créer sa propre légitimité historique.
En humiliant les manifestants, qu'il stigmatise comme maraudeurs et provocateurs, Erdogan a révélé à quel point il était peu " consistant » en s'opposant à la répression israélienne à Gaza ou en critiquant Assad en Syrie. Au cours des deux prochaines années auront lieu les élections municipales et législatives, ainsi que l'élection présidentielle. Selon de nombreux analystes, il est presque certain qu'Erdogan sera élu comme président. Et il voudrait faire adopter un amendement constitutionnel lui permettant de constituer un régime présidentiel à la Poutine.
Cependant ces derniers événements sont pour lui une défaite inattendue.
Dorénavant ce dont nous avons besoin, c'est de nouvelles expériences massives. ■
* Masis Kürkçügil, analyste politique et écrivain, ancien membre de la direction du Parti de la liberté et de la solidarité de Turquie (ÖDP), est un des dirigeants de Sosyalist Demokrasi İçin Yeniyol (Cours nouveau pour la démocratie socialiste, section turque de la IVe Internationale). Exilé en France au cours des années 1980, il fut le rédacteur de la revue Enternasyonalen, acheminée clandestinement en Turquie.