L'insurrection libyenne entre le marteau de Kadhafi, l'enclume de l'Otan et les confusions de la gauche

par Gilbert Achcar
é Mohammed Shamma
Voilà plus d'un mois que la coalition conduite par l'Otan a commencé son intervention militaire en Libye, après que le Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU) a adopté, le 17 mars 2011, sa résolution 1973 autorisant la mise en œuvre d'une zone d'exclusion aérienne au-dessus du pays ainsi que " toutes mesures nécessaires » pour " protéger les civils et les régions peuplées de civils ».

Cette résolution et l'intervention militaire qui a suivi avaient été réclamées d'urgence par des acteurs liés à l'insurrection libyenne. Celle-ci avait pris son essor à mi-février, inspirée par le succès du soulèvement égyptien qui a réussi à renverser Hosni Moubarak. Outre l'immense masse de gens non politisés qui de manière bien compréhensible en avaient assez, après plus de 40 ans de domination par un dictateur de plus en plus psychopathe, l'insurrection libyenne a réuni le même mélange de forces politiques qui sont actives dans la plupart des autres soulèvements en Afrique du Nord et au Moyen-Orient : des démocrates libéraux, divers types de courants islamiques, de modérés à extrémistes, des anciens membres du régime (en Tunisie, l'armée elle-même s'est mise du côté des protestataires), ainsi que des groupes et personnes orientés à gauche, en Libye probablement aussi (1).

Dès les premiers jours, la répression des manifestations de masse par les forces fidèles à la famille régnante de Kadhafi fut plus sanglante que tout ce qu'eurent à subir les protestations massives contre d'autres despotes arabes qui se sont développées depuis le début de l'année 2011. Le régime de Tripoli avait deux avantages importants sur le soulèvement, malgré la défection de quelques-uns de ses hauts responsables et de forces militaires qui se sont joints aux insurgés. Kadhafi et ses fils, et leurs acolytes, contrôlaient les brigades bien armées ainsi que les forces aériennes, et disposaient également de ressources considérables en devises et en or, disponibles dans les coffres de l'État. Afin de compenser l'impact initial du soulèvement sur leurs capacités militaires, ils ont eu recours à l'engagement intensif de mercenaires de pays africains pauvres (selon diverses sources, ce recrutement s'est fait avec l'aide d'une entreprise israélienne à 200 dollars par jour, dont la moitié seulement est payée au mercenaire). Ils ont également utilisé tant la force que l'argent pour essayer de donner l'impression d'un soutien massif à la dictature (en Tunisie où j'étais récemment, des réfugiés de Tripoli confirment qu'on leur a offert de l'argent pour manifester dans les rues en soutien à Kadhafi).

Le 22 février 2011, deux jours après que son fils Saif eut averti les manifestants que la Libye n'était ni la Tunisie ni l'Égypte — signifiant que la famille Kadhafi n'abandonnerait pas le pouvoir sous la pression politique — et les menaçant d'une guerre civile, Mouammar Kadhafi lui-même a prononcé un des discours les plus odieux de l'histoire récente, un discours dont le ton et le vocabulaire (en particulier la qualification de ses opposants comme des rongeurs et des insectes) rappelaient les années 1930 (seule une traduction partielle et approximative est disponible en anglais). Le despote libyen évoqua les précédents qu'il entendait imiter, parmi eux le massacre de Tian'anmen de 1989 (2) et celui de 2004 à Falloujah (3). Il a évoqué aussi l'assaut israélien de 2008-2009 sur Gaza, une analogie qu'il a répétée dans l'entretien du 7 mars qu'il a donné à une chaîne française par satellite. Et dans un discours ultérieur, le 17 mars, le jour où la résolution 1973 était sur le point d'être votée au Conseil de sécurité, il a comparé son assaut sur Benghazi à l'attaque de Madrid par le dictateur espagnol Franco, déclarant qu'il comptait sur une " cinquième colonne » parmi la population de la ville pour l'aider à la " libérer ». Les forces du régime avaient commencé à se regrouper dans la banlieue de Benghazi pour lancer leur offensive sur la ville le 19 mars.

Face à la supériorité militaire écrasante des forces de Kadhafi, les insurgés demandaient depuis plusieurs jours une protection internationale, en particulier une zone d'exclusion aérienne afin d'empêcher Kadhafi d'utiliser son aviation. Lors de sa première séance le 5 mars, le Conseil national intérimaire (certaines traductions françaises utilisent le terme " transitoire ») adoptait une déclaration de fondation qui concluait ainsi : " Finalement, même si la balance des forces est inégale entre les manifestants sans défense et les mercenaires et bataillons privés du tyran, nous nous en remettons à la volonté de notre peuple pour une existence libre et digne. En outre, nous demandons à la communauté internationale de remplir ses obligations de protéger le peuple libyen contre la poursuite du génocide et des crimes contre l'humanité, mais sans intervention militaire directe sur sol libyen. »

Cette requête était appuyée par la Ligue arabe une semaine plus tard, le 12 mars, avec deux États votant contre sur vingt et un — l'Algérie et la Syrie (la Libye n'était pas représentée) (4).

Pour les régimes arabes, y compris les plus réactionnaires d'entre eux regroupés dans le Conseil de coopération du Golfe, c'était là une façon bon marché de plaire à l'opinion publique arabe préoccupée du sort du soulèvement libyen, alors que chacun d'entre eux est en train de réprimer ou de prévenir un soulèvement dans ses propres frontières. Pour le secrétaire de la Ligue arabe, Amr Moussa, c'était une façon supplémentaire d'apparaître aux côtés du peuple après ses apparitions opportunistes parmi les manifestants sur la place Tahrir du Caire, dans la perspective de sa candidature à la présidence de l'Égypte post-Moubarak.

Les termes d'une alternative

Cette requête fut alors appuyée par les puissances militaires occidentales décisives, particulièrement les trois qui disposent d'un siège permanent au Conseil de sécurité : États-Unis, Royaume-Uni et France. Pour les puissances occidentales, plusieurs considérations étaient en jeu : les possibles conséquences néfastes pour l'économie du pétrole d'un massacre à grande échelle en Libye que j'ai signalées à plusieurs occasions ; la crainte qu'" un massacre aurait poussé des milliers de réfugiés de plus hors des frontières de la Libye » comme l'a exprimé Barack Obama dans son discours du 28 mars ; et, certainement, la responsabilité morale et l'embarras idéologique d'être accusés de ne pas être venus au secours d'une population en danger qui appelait à l'aide, alors qu'ils ont précédemment envahi des pays où personne ne demandait rien, sous le prétexte d'en aider les populations.

C'était aussi pour les mêmes puissances une manière (politiquement bon marché mais financièrement assez coûteuse) d'essayer de montrer combien elles sont du côté des aspirations démocratiques populaires dans le monde arabe, en espérant que les gens oublient leur bilan véritable, soit des années de soutien apporté aux autocraties arabes, Kadhafi inclus. Washington, en particulier, voulait faire oublier que son appui à Moubarak, puis à son chef des services secrets, a duré jusqu'au dernier moment. Et Paris voulait cacher son offre, politiquement désastreuse, d'aide au dictateur Ben Ali dans ses tentatives initiales d'étouffer le soulèvement de Tunisie, avant qu'il atteigne des proportions impressionnantes. L'intervention était en outre une manière de détourner l'attention sur la politique de deux poids deux mesures que les États-Unis et leurs alliés continuent d'appliquer, en particulier dans leur attitude très modérément critique — sinon carrément bienveillante — à l'égard de la répression des soulèvements massifs dans les dominions des États-Unis dans le Golfe, tels que Bahreïn. Pour Nicolas Sarkozy, c'était, en plus de tout cela, une façon de s'assurer une part importante des contrats pétroliers de la Libye de l'après Kadhafi aux dépens des concurrents de la France. Quant à David Cameron, Silvio Berlusconi et leurs pareils, leur prise de position fut une réponse à la tentative de la France de renforcer encore ses intérêts, déjà substantiels, en Libye.

Quoi qu'il en soit, le 19 mars — après que le régime libyen eut rejeté de facto l'ordre de cessez-le-feu de la résolution du Conseil de sécurité — il n'y avait pas de choix autre que l'alternative entre, d'un côté, l'occupation de Benghazi par les troupes de Kadhafi, à un coût humain terrible et, d'un autre côté, l'intervention des puissances de l'Otan afin d'empêcher cela à un coût humain certainement moindre à court terme, et au prix d'une incertitude manifeste quant au futur.

Il n'existait aucun troisième scénario réaliste et meilleur : une intervention des États arabes seuls, comme proposée par certains, n'aurait certainement pas été une solution meilleure et moins meurtrière (tous les États arabes à divers degrés dépendent de l'Occident ou/et sont non démocratiques, y compris l'Égypte dominée par les militaires) ; et tout le reste n'était que spéculations complaisantes. Si Kadhafi avait écrasé le soulèvement dans un bain de sang, l'effet contre-révolutionnaire sur toute la région aurait sans aucun doute été terrible. Il était nécessaire de l'empêcher de faire cela : c'était vraiment un cas où on doit tolérer un " moindre mal » pour en éviter un autre bien pire.

L'attitude des forces dites anti-impérialistes

La question décisive dans de telles conditions était et reste d'éviter de devenir la proie d'illusions concernant ce qui reste un " mal », quoiqu'un mal moins dangereux pour le moment (la raison étant la réserve que l'intervention ne se transforme pas en une intervention sur le sol libyen). De telles illusions se développent malheureusement parmi la population insurgée à Benghazi comme l'illustrent les drapeaux occidentaux qui y flottent, tout spécialement les drapeaux français et les slogans pro-occident sur les murs et les banderoles.

Léon Trotsky l'a écrit de la manière la plus pertinente : " Comme déjà dit depuis longtemps, des accords purement pratiques, tels qu'ils ne nous lient pas politiquement dans aucune mesure et ne nous obligent politiquement à rien, on peut en conclure même avec le diable lui-même, si c'est avantageux à un moment donné. Mais il serait absurde en tel cas d'exiger que le diable se convertisse au christianisme et qu'il fasse usage de ses cornes… pour des actions pieuses. En avançant de telles conditions, nous agirions en réalité comme les avocats du diable en le priant de nous permettre d'être ses parrains. »

C'était là le sens de ma première contribution sur la question, le 19 mars (5). Je disais que nous ne pouvions pas nous opposer à la demande d'une zone d'exclusion aérienne exprimée par les insurgés libyens, ni nous opposer à sa mise en œuvre initiale. Je n'ai jamais dit que nous devrions l'appuyer et encore moins appuyer l'intervention occidentale, comme de nombreuses personnes à gauche ont déformé ce que j'avais écrit — certains de bonne foi, entre camarades ; mais d'autres de la façon typique de ceux qui, si jamais ils venaient à occuper le pouvoir, enverraient au goulag tous ceux qui sont en désaccord avec eux. Au même moment, je dénonçais l'hypocrisie de ces grandes puissances sur le point d'intervenir et je mettais en garde contre toute illusion quant à leurs intentions et j'appelais à une complète vigilance pour surveiller leurs actions et pour nous opposer à toute violation qui irait plus loin que le mandat officiel de protéger la population civile (6).

Six jours après, dans une deuxième contribution sur cette question, le 25 mars (7), dans laquelle j'engageais le débat avec ceux qui avaient critiqué ou attaqué ma position, j'écrivais que " nous devrions définitivement exiger que les bombardements cessent après que les moyens aériens de Kadhafi auront été neutralisés ».

Et j'ajoutais : " Nous devons nous opposer à ce que l'Otan devienne un véritable participant à la guerre au sol au-delà des frappes initiales contre les blindés de Kadhafi nécessaires pour arrêter l'offensive contre les villes rebelles dans la province occidentale — même si les insurgés devaient demander la participation de l'Otan ou s'en réjouir. Au contraire, nous devrions exiger que des armes soient livrées ouvertement et massivement aux insurgés, afin que, le plus vite possible, ils n'aient plus besoin d'un soutien militaire étranger direct. »

D'importantes forces anti-impérialistes dans le monde arabe ont adopté une position similaire à celle que j'avais formulée le 19 mars, en mettant la faute sur Kadhafi et en mettant en garde contre les intentions occidentales, mais sans condamner la zone d'exclusion aérienne, ni appeler à des manifestations contre l'intervention occidentale. Le leader du Hezbollah libanais Hassan Nasrallah dans son discours du 19 mars, le Parti communiste libanais, le Front populaire pour la libération de la Palestine, ou encore Annahj Addimocrati, la principale organisation de la gauche radicale au Maroc — pour ne rien dire des Frères musulmans égyptiens (et ses organisations sœurs, dont le Hamas palestinien) que j'hésiterais à classer comme " anti-impérialistes ». Les socialistes révolutionnaires égyptiens — qui sont membres de la tendance internationale dont le SWP britannique est la composante la plus éminente — n'ont pas avancé quelque chose de plus précis qu'un vague " Non à l'interférence étrangère », au-delà de la critique des desseins impérialistes qui est commune à tous. Ils ont reproché au Conseil de sécurité de l'ONU de n'avoir pas livré des armes aux rebelles plus tôt. La seule organisation dans le monde arabe qui, à ma connaissance, a appelé à " la cessation immédiate » de l'intervention militaire est le Parti communiste des ouvriers de Tunisie, anciennement pro-albanais. Il a aussi appelé " toutes les forces anti-impérialistes dans la région arabe et musulmane et dans le monde entier à manifester publiquement et à mener toutes formes de lutte pour arrêter cette intervention ».

La simple comparaison entre cet appel et le fait que nulle part dans le monde il n'y a eu de protestations massives contre l'intervention occidentale en Libye est éloquente, vu que plusieurs groupes et individus de la gauche occidentale avaient pris des positions contre la zone d'exclusion aérienne et avaient appelé à des mobilisations pour arrêter l'intervention occidentale. De toutes les grandes interventions militaires des puissances occidentales ces dernières années, l'intervention militaire en Libye est celle qui a suscité le moins de protestations de la part des masses. Tout ce que certains groupes de la gauche occidentale ont réussi à faire avec leur opposition réflexe à la zone d'exclusion aérienne et à l'intervention occidentale aura été de perdre une précieuse occasion de se faire entendre des larges masses arabes. Dans toutes les mobilisations populaires qui ont eu lieu depuis le 17 mars dans le monde arabe, le soutien à l'insurrection libyenne s'est largement exprimé, mais il n'y a guère eu d'appels à la cessation de l'intervention occidentale.

Au lieu de réagir selon des réflexes politiques conditionnés, les groupes de la gauche occidentale que j'ai mentionnés ci-dessus, et qui combattent dans le ventre même de la bête, auraient eu un impact beaucoup plus grand s'ils avaient exprimé leur compréhension de la situation des insurgés libyens, en rejetant sur Kadhafi la faute de les avoir confrontés à un tel dilemme, tout en mettant vigoureusement en garde le peuple libyen et tous les autres peuples du monde arabe contre toute illusion sur les desseins des puissances impérialistes ; et en exigeant la livraison d'armes aux insurgés pour leur permettre de battre Kadhafi par leurs propres forces. Une telle position aurait suscité beaucoup plus de sympathie pour la gauche tant auprès des " masses arabes » que dans le monde entier (8).

Rappel nécessaire

Dans ma dernière contribution du 31 mars (9), je constatais que le massacre imminent à Benghazi avait été évité, l'aviation de Kadhafi détruite de manière irréparable, et ses forces très affaiblies, bien qu'elles aient toujours encore clairement l'avantage sur les insurgés. J'ai par conséquent dénoncé le projet de l'Otan de poursuivre son intervention directe durant trois mois sous le prétexte de la résolution du Conseil de sécurité et de la supériorité des forces de Kadhafi. Je soulignais alors que " la manière de mettre fin à cette supériorité et de permettre au soulèvement de l'emporter, conformément au droit à l'autodétermination du peuple libyen, c'est de la part des gouvernements occidentaux hypocrites — qui ont vendu beaucoup d'armes à Kadhafi depuis que l'embargo sur la Libye a été levé en octobre 2004 et qui ont a fait de Kadhafi un modèle — de livrer des armes aux insurgés. (…) Maintenant que la zone d'exclusion aérienne a été appliquée avec la main lourde habituelle de l'Otan et que la capacité des forces de Kadhafi de menacer les concentrations de civils d'un massacre à grande échelle a été sévèrement affaiblie, nous devrions concentrer notre campagne sur deux revendications inséparables à adresser à la coalition menée par l'Otan : Arrêt des bombardements ! Livrez des armes aux insurgés ! Associer les deux revendications est notre façon de démontrer concrètement que nous nous préoccupons du soulèvement du peuple libyen contre son tyran bien mieux que ceux qui leur refusent des armes tout en voulant imposer leur tutelle à leur mouvement. »

Dans un article publié en ligne par le quotidien le Monde, le 12 avril 2011, Moustafa Abdoul Jalil, le président du Conseil national intérimaire qui dirige le soulèvement libyen, reconnaissait ce que des observateurs indépendants sur place avaient déjà confirmé, à savoir que la Libye serait tombée sous le talon de fer de Kadhafi " si elle n'avait pas été sauvée par les avions français qui ont sauvé Benghazi du bain de sang que le dictateur lui promettait, et qui aurait eu lieu si l'intervention de la communauté internationale dirigée par M. Sarkozy et ses alliés n'avait pas eu lieu ». Il ajoutait cependant : " Nous ne demandons à personne de faire la guerre à notre place. Nous ne demandons pas que des soldats étrangers viennent et arrêtent l'ennemi. Nous n'attendons pas des amis de la Libye qu'ils libèrent notre pays pour nous. Nous demandons qu'on nous donne le temps et les moyens de créer une force armée qui tiendra en respect les mercenaires et la garde prétorienne du dictateur et libérera ensuite nos villes. La communauté internationale, à moins qu'elle ne change de position, doit continuer de nous aider, pas seulement avec ses avions, mais aussi sous la forme d'équipements et d'armement. Donnez-nous les moyens de nous libérer nous-mêmes et nous étonnerons le monde : Kadhafi n'est fort que de la jeunesse et de la faiblesse initiale de notre lutte ; il n'est qu'un tigre de papier ; attendez et vous verrez bien. »

Se mobiliser en faveur du soulèvement en Libye

Les troupes de Kadhafi ont adopté de nouvelles tactiques de combat, en prenant position dans les zones urbanisées près des civils et en faisant usage de véhicules plus légers dans leurs mouvements. Elles conservent néanmoins un net avantage sur les insurgés grâce à leur supériorité en armes qui a été récemment bien décrite et évaluée dans le New York Times du 20 avril par C. J. Chivers. Dans ces conditions, elles ne pourraient être défaites que par des frappes à très grande distance (y compris par des drones) à un coût en vies humaines très élevé et au prix d'une destruction matérielle extensive de la Libye, pour autant que les forces de Kadhafi puissent être vaincues de cette manière. C'est une raison supplémentaire pour laquelle les frappes aériennes étrangères devraient être remplacées par une livraison d'armes aux insurgés pour qu'ils libèrent leur propre pays, comme ils n'ont pas cessé d'affirmer qu'ils le veulent et le peuvent.

Les raisons que Chivers met en avant pour expliquer la forte réticence de la plupart des puissances occidentales, particulièrement le gouvernement des États-Unis, à livrer aux insurgés les moyens qui leur permettraient de l'emporter, sont de la même veine hypocrite que leur prétention selon laquelle leur intervention a été prioritairement motivée par des considérations humanitaires. Ces raisons sont : 1° que les insurgés " sans loi » pourraient violer les règles internationales de la guerre et même commettre des crimes de guerre ; 2° que les armes qu'on leur livrerait pourraient aboutir sur le " marché noir » et dans les mains de terroristes.

Chivers conclut son article en écrivant : " Observer les rebelles libyens qui partent au front, c'est voir des jeunes hommes avides de liberté marcher vers une disproportion sanglante, et souvent vers leur mort. Et pourtant, les armer, c'est assumer d'autres risques, dont certains pourraient durer des années. » Il ne vient pas à l'idée de Chivers, ou il ne prend pas la peine de le mentionner, que 1° les mêmes puissances occidentales qui interviennent militairement en Libye violent habituellement les règles de la guerre et commettent des crimes de guerre à une échelle qui fait apparaître comme bien peu de choses non seulement les crimes potentiels des insurgés libyens, mais même ceux de la dictature libyenne elle-même ; et 2° ces mêmes puissances occidentales n'ont pas eu de scrupules à vendre des armes à toutes sortes de tyrans sanguinaires, beaucoup d'entre eux spécialistes du terrorisme d'État ou du terrorisme encouragé par l'État, y compris bien sûr Kadhafi lui-même.

Dans un récent article (apparemment daté de façon erronée du 11 mars) mis sur le site internet du SIPRI, Pieter Wezeman explique très bien comment " dans les frappes aériennes actuelles contre les forces libyennes, des pays qui soutenaient auparavant le régime du colonel Mouammar Kadhafi, attaquent désormais — sur la base des sanctions votées par les Nations unies — les armements qu'elles lui avaient vendus et livrés seulement quelques semaines plus tôt ». L'hypocrisie, cependant, ne peut pas cacher la raison fondamentale de la réticence des puissances occidentales à armer les insurgés : elles n'ont aucune confiance dans le Conseil national intérimaire, aucune confiance dans sa capacité à contrôler le soulèvement des masses, et aucune confiance dans l'allégeance à leurs intérêts d'un futur gouvernement libyen démocratiquement élu. Le simple fait que plusieurs personnalités du soulèvement, sur les terres libyennes, aient formulé des critiques sévères contre l'Otan au lieu de faire preuve de la gratitude servile que l'Alliance attend d'eux est un signal important que les gouvernements occidentaux n'ont pas manqué d'enregistrer.

En fin de compte, les puissances occidentales partagent de plus en plus la sorte de soucis qu'a Israël à propos de la Syrie. Certains regrettent probablement qu'ils n'aient pas laissé Kadhafi réprimer le soulèvement pour continuer de jouer son rôle de précieux allié dans leur " guerre contre le terrorisme » et leur guerre terroriste contre les immigrés. Dans un pertinent article paru dans le Monde du 14 avril, Jean-François Bayart dénonçait la collusion entre les États européens, emmenés par l'Italie, et le régime de Kadhafi dans la répression sale et criminelle de l'immigration vers l'Europe depuis les côtes africaines (y compris les îles italiennes de la Méditerranée). Il faisait remarquer que l'Otan n'attaque pas la flotte de guerre de Kadhafi de peur de détruire ce qu'il appelle très justement " l'outil anti-migration » !

La seule manière pour les puissances de l'Otan, comme la France et le Royaume-Uni, d'envisager une livraison (limitée) d'armes aux insurgés libyens, c'est sous contrôle étroit de leurs " conseillers » qu'elles envoient sur place — dans le but de reconnaître le terrain pour un futur engagement de troupes au sol (la prétention que ces conseillers sont nécessaires est seulement un prétexte qui n'est même pas corroboré par les insurgés eux-mêmes).

Ces puissances de l'Otan préparent les conditions d'une telle invasion par le fait même qu'elles refusent de livrer aux insurgés les armes et l'équipement dont ils ont besoin pour battre les forces de Kadhafi. Ainsi cela permet à ce dernier de progresser jusqu'au point où les insurgés eux-mêmes pourraient se sentir obligés de requérir l'intervention au sol qu'ils ont très justement et résolument refusée jusqu'à aujourd'hui. Une première victoire de cette manœuvre machiavélique se voit à Misrata où les insurgés ont demandé une intervention au sol après avoir perdu l'espoir que l'Otan puisse arrêter par air et par mer l'avance des troupes de Kadhafi.

Le mouvement antiguerre et anti-impérialiste à travers le monde devrait mobiliser en faveur du soulèvement libyen comme en faveur de tous les autres soulèvements en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Il faut savoir comment dénoncer de la manière la plus efficace les desseins des puissances impérialistes en montrant qui sont les vrais amis des luttes populaires (10). ■

* Gilbert Achcar, originaire du Liban, est actuellement professeur à l'École des Études orientales et africaines (School of Oriental and African Studies, SOAS) de l'université de Londres. Parmi ses ouvrages : le Choc des barbaries, traduit en 13 langues ; la Poudrière du Moyen-Orient écrit en collaboration avec Noam Chomsky ; et plus récemment les Arabes et la Shoah : la guerre israélo-arabe des récits. Cet article a été publié en anglais par ZNet et en traduction française par À l'encontre & La Brèche : http://alencontre.org/?p=2171

Synthèse sur la Libye
(® Inprecor)

notes
1. À ma connaissance, la dernière fois qu'on a entendu parler d'une gauche organisée en Libye fut au début des années 1970 quand des nouvelles rapportèrent la répression d'un groupe trotskyste.

2. En avril et mai 1989, la place Tien'anmen à Pékin est massivement occupée par des manifestants pour la liberté. Plus de mille étudiants chinois font une grève de la faim en mai. Le 19 mai les autorités proclament la loi martiale. Le 20 mai, pacifiquement, les manifestants tiennent tête et font reculer l'armée. Le 30 mai ils érigent une statue de la " déesse de la liberté » sur la place. Après le transfert à Pékin de 22 divisions de l'armée, le 4 juin l'armée entreprend l'occupation de la ville, tire sur les foules rassemblées et vide la place Tien'anmen à 5 h 40 le 5 juin. C'est la fin du " Printemps de Pékin ». On ne connaît toujours pas le nombre de victimes, les estimations variant entre plusieurs centaines et plusieurs milliers de tués. De même, les chiffres concernant les personnes emprisonnées varient entre un et plusieurs milliers.

3. Du 6 au 29 novembre 2004, l'armée étatsunienne d'occupation de l'Irak, avec les forces armées du gouvernement irakien mis en place à la suite de l'occupation du pays, a lancé l'opération Phantom Fury, une offensive contre Falloujah (300 000 habitants), la seconde ville de la province irakienne d'Al-Anbar, qui échappait au contrôle de l'occupant. Les États-Unis y ont engagé 10 000 à 15 000 hommes du IIIe corps américain ainsi que 2 000 supplétifs irakiens. Les chiffres officiels font état de 470 morts civils et 1 200 blessés (dont 243 femmes et 200 enfants), mais aussi de 1 350 morts (sans distinction entre " insurgés » et " civils »). Diverses sources humanitaires parlent de 4 000 à 6 000 civils tués.

4. Un commentaire paru en anglais à propos de cette réunion déclarait que seuls onze pays de la Ligue étaient présents et participèrent au vote. C'était confondre le fait d'être représenté par le ministre des Affaires étrangères avec le fait d'être représenté tout court. Tous les États, à part la Libye, étaient représentés soit par leur ministre des Affaires étrangères ou à un niveau inférieur, par un ambassadeur ou équivalent. Il est à remarquer que les manifestants favorables au régime crient le même slogan en Libye " Dieu, Mouammar et personne d'autre » et en Syrie " Dieu, Bachar et personne d'autre ».

5. cf. dans Inprecor Les évènements en Libye

Gilbert Achcar.

6. Aucune personne lisant mes prises de position sans les lunettes déformantes appartenant à une tradition de sectarisme profondément ancrée, hélas toujours répandue dans la gauche radicale, ne pouvait manquer de voir la différence qualitative entre ma position et celle exprimée le 27 mars par mon ami Juan Cole, avec qui j'avais eu un désaccord auparavant à propos de l'Irak — pour ne rien dire des amalgames plus idiots de ma position avec celle des partisans " de gauche » de l'impérialisme.

7. cf. dans Inprecor Un débat légitime et nécessaire dans une perspective anti-impérialiste Gilbert Achcar.

8. Lance Selfa, qui discute ma position avec camaraderie dans son article du 29 mars de Socialistworker.org, conclut : " Quelque impopulaire qu'une position puisse paraître aujourd'hui, la gauche a raison de s'opposer à la zone d'exclusion aérienne au-dessus de la Libye et à l'intervention militaire occidentale. » C'est effectivement une position impopulaire mais le problème, c'est qu'elle n'est pas juste, et la partie de la gauche à laquelle il se réfère n'avait pas besoin de prendre une position impopulaire dans ce cas-là. Je suis aussi tout à fait en faveur d'adopter des positions justes même quand elles sont impopulaires chaque fois que nécessaire, mais celle-ci n'en était pas une.

9. cf. http://labreche.org/?p=2013

10. J'avais conclu mon article du 25 mars en affirmant : " On peut parier avec assurance que l'actuelle intervention en Libye va se révéler très embarrassante pour les puissances impérialistes dans le futur. Comme l'avaient averti avec raison ceux des membres de l'establishment aux États-Unis qui s'opposaient à l'intervention de leur pays, la prochaine fois que l'aviation israélienne bombarde un de ses voisins, que ce soit Gaza ou le Liban, les gens vont exiger une zone d'exclusion aérienne. » Certains ont cru qu'ils avaient trouvé dans cette citation la bonne occasion de marquer un point contre moi. L'un d'entre eux a demandé avec une emphatique ironie pourquoi aucune demande d'une zone d'exclusion aérienne n'avait été formulée lors de l'invasion du Liban par Israël en 2006 et lors de l'attaque contre Gaza en 2008-2009 ? Eh bien, il se trouve que la Ligue arabe a justement demandé, pour la première fois il y a deux semaines, le 10 avril 2011, qu'une réunion du Conseil de sécurité des Nations unies envisage d'imposer une zone d'exclusion aérienne à l'aviation israélienne quand il semble qu'elle va lancer une nouvelle campagne importante de bombardements contre la bande de Gaza. Cette démarche de la Ligue arabe a été saluée tant par l'Autorité palestinienne que par le gouvernement du Hamas à Gaza, et par les groupes pro-palestiniens dans le monde entier, alors qu'elle a suscité des réactions inquiètes et irritées de la part d'Israël et des forces pro-Israël.

 

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Auteur·es

Gilbert Achcar

Gilbert Achcar est professeur d'études du développement et des relations internationales à la SOAS, Université de Londres. Il est l'auteur, entre autres, de : le Marxisme d'Ernest Mandel (dir.) (PUF, Actuel Marx, Paris 1999), l'Orient incandescent : le Moyen-Orient au miroir marxiste (éditions Page Deux, Lausanne 2003), le Choc des barbaries : terrorismes et désordre mondial (2002 ; 3e édition, Syllepse, Paris 2017), les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits (Sindbad, Actes Sud, Arles 2009), Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2013), Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme (Sinbad, Actes Sud, Arles 2015), Symptômes morbides, la rechute du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2017).