Entretien avec Jalel Ben Brik Zoghlami
Propos recueillis par Jan Malewski, le 19 février 2011.
Les villes cités dans l'article sont représentées ® Inprecor/JR
Jalel Ben Brik Zoghlami : Je crois qu'on est dans un processus qu'on appelle la révolution, une révolution sociale, démocratique et nationale. C'est une révolution antisystème et c'est une révolution pour la dignité nationale. Dans sa dynamique tunisienne, comme dans sa dynamique arabe, c'est une révolution permanente. Dès janvier, un de ses mots d'ordre essentiels — et ce n'est pas nous qui l'avons avancé ! — c'était : " Révolution ininterrompue, Ben Ali dégage ! »
L'essentiel de notre révolution peut être résumé en trois slogans : du travail, de la liberté et la dignité nationale. C'est une révolution qui a commencé par le geste symbolique d'un jeune diplômé qui s'est immolé par le feu. Il symbolisait ces jeunes diplômés, sans travail, qui prenaient la route de l'Italie et de l'Europe avant qu'elle ne soit fermée. Le jeune Mohamed Bouazizi symbolisait cette jeunesse totalement écrasée. Après son geste ce fut l'explosion, l'irruption des masses, surtout des jeunes des régions " oubliées », déshéritées — Sidi Bouzid, Kasserine, Gafsa, etc. — et des quartiers populaires des grandes villes, Tunis, Nabeul, Sfax et même Sousse. Ce sont toujours les jeunes qui commençaient la lutte. Internet a joué là un grand rôle médiatique — en Tunisie il y a 1,8 millions d'abonnés au réseau, là encore avant tout les jeunes.
Comment ces jeunes en révolte ont-ils pu faire face à l'État policier ?
Jalel Ben Brik Zoghlami : Quand ont dit que cette révolution n'a pas eu de direction, c'est vrai. Il n'y avait pas de direction politique. Mais il y avait une " arrière garde », c'est-à-dire des points d'appui pour l'irruption des masses. Quand les jeunes se sont révoltés et ont affronté directement le système, ils ont dû faire face à la répression. Alors ils se sont repliés, pour se regrouper et pour organiser leur défense, dans les locaux des structures de base de l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT). Dans ces régions peu industrielles, ils ont trouvé surtout les syndicalistes enseignants, qui avaient été étudiants dans les années 1980, qui étaient issus du mouvement étudiant d'alors, influencé par la gauche radicale et nationaliste. Dans les années 1990, les années les plus noires de la répression de Ben Ali — il y a eu quarante morts sous la torture, 30 000 prisonniers politiques — ils se sont retrouvés dans le mouvement syndical, pas en tant que militants politiques organisés, mais avec leur bagage politique, surtout de la gauche radicale. De qui s'agissait-il ? Des dirigeants de notre organisation ou proches de nous, d'autres groupes de la gauche radicale, ceux du Front du 14 Janvier, qui regroupe treize partis essentiellement de l'extrême gauche et des organisations nationalistes…
Votre organisation, la Ligue de la gauche ouvrière, a été fondée au cours de la lutte…
Jalel Ben Brik Zoghlami : Oui, la Ligue de la gauche ouvrière s'est constituée au cours de la révolution. Mais ses militants ne viennent pas de nulle part. Ce sont des dirigeants très connus dans le mouvement syndical, associatif, féministe, dans l'affrontement politique avec le régime, des dirigeants jeunes connus dans le mouvement culturel, des animateurs très connus qui étaient à la tête du mouvement à Sidi Bouzid, des dirigeants des syndicats de l'enseignement primaire, de la poste et des télécoms. Quelques-uns d'entre nous viennent de l'Organisation communiste révolutionnaire, la section tunisienne de la IVe Internationale, qui a éclaté à la suite de la répression, car elle ne pouvait plus avancer dans sa forme d'organisation. En 1990 elle a eu 40 condamnations : des jeunes — le plus vieux avait 27 ans, le plus jeune 16 ans. C'était un coup très dur. L'OCR était une organisation de jeunes révolutionnaires, qui avait une position claire contre le pouvoir et contre les intégristes, pour un pôle ouvrier populaire. Elle s'était aussi clairement opposée à la brutale répression policière contre les intégristes — c'était rare en ce temps-là, même les autres amis de l'extrême gauche et les démocrates ne le disaient pas. Que l'on me comprenne bien : nous avons toujours lutté contre les intégristes — qui aspirent à un État contre les femmes et contre les ouvriers, qui aujourd'hui marchent la main dans la main avec le type le plus haï par la classe ouvrière, Mohamed Sayah, un dirigeant du Néo-Destour qui avait réprimé la grève générale de février 1978 au côté de Ben Ali — mais nous n'avons jamais accepté que ce soit le régime policier qui fasse le tri par la répression sur la scène politique.
Tu as souligné le rôle joué par les militant syndicaux, héritiers du mouvement étudiant des années 1980, qui n'étaient pas, dans leur très grande majorité, considérés comme l'opposition politique à Ben Ali…
Jalel Ben Brik Zoghlami : N'oublions pas que lorsque les médias occidentaux parlaient de l'opposition dans la Tunisie de Ben Ali, ils parlaient de mon frère emprisonné, Taoufik Ben Brik, ils parlaient de Moncef Marzouki, lorsque les policiers avaient cassé ses lunettes… et même de moi lorsqu'on m'a refusé mon passeport… Mais ils ne parlaient pas de deux grèves ! Ni de celle des 100 000 enseignants primaires et secondaires, lorsque la délégation israélienne était venue en Tunisie, ni de la grève générale de l'UGTT… Les médias parlaient du microcosme — d'un microcosme courageux — mais pas du rôle de la classe ouvrière. Pourquoi ? Parce que ce microcosme ne constituait pas un danger. Lorsqu'il réussissait un rassemblement démocratique, il y avait au maximum 250-300 personnes, d'une moyenne d'âge de 50-55 ans !
Quel a été le rôle du mouvement syndical dans la chute de Ben Ali ?
Jalel Ben Brik Zoghlami : L'histoire politique de la Tunisie ne peut être comprise sans le rôle du mouvement ouvrier tunisien et du mouvement syndical depuis 1924. C'est une spécificité dans la région arabe. Un mouvement syndical indépendant existe depuis 1924. Il s'est renforcé avec la création de l'UGTT en 1946. Le régime de Bourguiba, depuis 1956 jusqu'aux années 1970, était une alliance entre le parti de Bourguiba (le Néo-Destour) et les dirigeants de l'UGTT. Le programme de la Santé de 1958, le programme de l'Éducation de 1958 et le programme de l'industrialisation de 1964 étaient le produit du programme de l'UGTT de 1955 et ont été appliqués par des ministres qui avaient été les secrétaires généraux de l'UGTT. Même la question de la libération de la femme est très liée au mouvement ouvrier. Le premier qui a demandé l'égalité totale des hommes et des femmes c'était Tahar Haddad en 1929, très lié au mouvement ouvrier tunisien et au dirigeant du premier syndicat indépendant, Mohamed Ali El Hammi.
Ce qui a réellement fait basculer le rapport de forces en faveur de la révolution, ce furent les trois grèves régionales, appelées par l'UGTT. Le mercredi 12 janvier dans la région de Sfax, le jeudi 13 janvier dans les régions de Kasserine, Kairouan, Sousse et Monastir et le vendredi 14 janvier dans celle du grand Tunis. Au sein de la Commission administrative de l'UGTT, qui a appelé à ces grèves, la bureaucratie syndicale — affaiblie du fait de la destruction de ses bases historiques — se trouvait confrontée à des syndicats très forts dirigés par des camarades essentiellement de la gauche radicale : le syndicat de l'enseignement primaire et le syndicat de l'enseignement secondaire, qui sont très forts, ensemble près de 100 000 adhérents, alors que pour l'ensemble de l'UGTT c'est 517 000 membres, celui des postes et télécommunications, celui des médecins de la santé publique, les dirigeants des régions de Ben Arous, de Jendouba, etc. La bureaucratie syndicale fut obligée de tenir compte des syndicalistes radicaux. Les camarades révolutionnaires au sein de l'UGTT ont poussé à la grève générale, la bureaucratie a dû céder devant cette pression et cela a donné ces grèves régionales successives, permettant au mouvement de se construire petit à petit. Ces grèves ont tranché : la fuite de Ben Ali a eu lieu le jour de la grève générale du grand Tunis.
Aujourd'hui en Tunisie, contrairement à l'Égypte par exemple, nous n'avons pas à organiser la classe ouvrière, nous avons une classe ouvrière organisée, dont les secteurs essentiels sont sous la direction de la gauche radicale. Leur représentant le plus en vue est un camarade de la Ligue de la gauche ouvrière. La dynamique de la classe ouvrière actuellement, c'est de se battre contre cette bureaucratie attentiste. C'est pour cela que la bureaucratie syndicale a refusé d'entrer au gouvernement parce qu'elle avait peur de sa base radicale. Mais, sans en faire partie, elle a soutenu le deuxième gouvernement, encore plus lié aux institutions internationales.
Au sein de l'UGTT il y a une grande radicalisation à la base. Le secrétaire général l'a compris et a annoncé qu'il va quitter son poste au prochain congrès, dans deux ans. Il a dit qu'il respectera l'article 10 des statuts — abrogé lors du Congrès de Djerba en février 2002 — qui stipule qu'aucun des membres de l'exécutif ne peut exercer le mandat plus de deux fois. Cela veut dire que 8 des membres de l'exécutif actuel ne pourront se représenter. Avec la situation révolutionnaire il y a non seulement une grande radicalisation mais aussi un grand élan pour exiger la démocratie dans toutes les institutions.
La chute de Ben Ali ouvre une nouvelle étape, le régime est affaibli mais il n'a pas été renversé. Le gouvernement Ghannouchi est faible, mais il tient encore…
Jalel Ben Brik Zoghlami : Ben Ali et le RCD ont été mis à l'écart. Le pouvoir a fait tout son possible pour continuer le benalisme sans Ben Ali, pour nous faire croire que les seuls corrompus c'étaient les familles Traboulsi et Ben Ali. Or la corruption est liée à plein des familles dominantes, une quarantaine au moins, qui ont leurs sbires… On les a vus pratiquer la terre brulée à Le Kef pendant deux jours, avec à leur tête un milliardaire très connu de la contrebande, très lié à un ministre très connu, Zouari, et, dit-on aussi, à un grand spécialiste des services de sécurité, Mohamed Ali Ganzoui. La revendication c'est donc la nationalisation et avec ces moyens là, du travail, du travail, du travail… de la santé, de la santé, de la santé…
Actuellement, nous devons faire face à deux grands problèmes.
D'abord, la Tunisie ce n'était pas un système de bureaucratie civile ni la dictature d'un parti unique, c'était une dictature policière. Les milices ne sont donc pas des milices du parti RCD et ne se sont pas effondrées avec ce parti. Elles sont liées aux dirigeants de la police qui avaient la mainmise sur le marché parallèle. Ça donne aujourd'hui des sortes d'escadrons de la mort, liés à la police et en même temps à la contrebande. Deuxièmement c'est un pays très dépendant de l'Union européenne et aussi de la France de Sarkozy et de l'Italie de Berlusconi. Ben Ali est venu en 1987 pour être le représentant et le bâton du programme d'ajustement structurel (PAS), imposé en 1985, avec la crise du système bonapartiste de Bourguiba vieillissant. Il est venu pour faire face à un mouvement syndical fort. Pour faire appliquer le PAS, les institutions internationales ont choisi celui qui était le chef de la Sécurité lors de la grève de 1978. Ben Ali n'était pas Hafez el-Assad (président syrien depuis le coup d'État de 1970), ni bien sûr Nasser, ce n'était pas un dictateur avec un programme à lui, c'était un spécialiste de la répression mis en place pour faire passer le programme imposé par les institutions internationales — la Banque mondiale, le FMI — et par la France. Car l'essentiel de l'économie tunisienne est très lié aux capitaux français. Dans l'immédiat, il faudra faire face à la dette : il y a une échéance de paiement en avril de 480 millions de dollars. C'est une dette très inique.
Quelles sont les débats actuels dans le mouvement révolutionnaire ?
Jalel Ben Brik Zoghlami : Nous avons commencé à parler d'un programme de transition en Tunisie, des tâches urgentes et des tâches transitoires. Parmi les tâches urgentes il y a le démantèlement total du parti RCD et des institutions policières, la question du travail pour les chômeurs, la nationalisation de tous les biens des familles liées à Ben Ali sous le contrôle des travailleurs, l'annulation de la dette, la fiscalité, etc.
En même temps il y a une proposition sur le plan des institutions, c'est de créer un Congrès national de défense de la révolution avec toutes les organisations — syndicats, organisations des droits de l'homme, partis et surtout comités d'organisation autonomes qui sont dans les villes et les villages insurgés. La discussion va de l'exigence du départ de Ghannouchi et de son gouvernement — et je crois qu'il sera obligé de partir, qu'il ne tiendra pas — à celle de l'exigence d'un nouveau gouvernement choisi entre toutes les composantes du Congrès, pour qu'il y ait un gouvernement dont la tâche serait de légiférer sur les questions courantes, démocratiques, nationales et économiques et de préparer des élections vraiment libres de la Constituante. Je crois que c'est tout à fait réaliste … Même si le rapport de forces ne permettait pas de faire tomber ce gouvernement, ce poids de représentation populaire au sein de ce Congrès va peser sur lui et permettra de proposer, contrôler, barrer la route, etc. Nous avançons la Constituante et en même temps un gouvernement populaire de travailleurs et démocratique. En Tunisie cela peut se réaliser sous la forme d'un gouvernement UGTT populaire et démocratique.
Il faut aller vers un congrès du mouvement de masse qui ait une représentation plus large, pas seulement l'exécutif de l'UGTT mais toutes les fédérations et les régions syndicales. En même temps il faut structurer dans chaque région, dans chaque localité, dans chaque secteur des comités de secteur, locaux et régionaux, vraiment liés aux masses populaires. Cela donnerait de vraies forces populaires de contrôle et d'initiative.
Tu as parlé des comités d'organisation autonomes. S'agit-il de structures d'auto-organisation qui se sont installées dans la durée ?
Jalel Ben Brik Zoghlami : Ce sont des structures qui ont commencé à se construire dans les luttes. D'abord à Sidi Bouzid, à Menzel Bouzaïane, à Agareb, à Thala… Là où il y avait des confrontations dures contre la police et contre l'administration répressive de Ben Ali. Les gens se sont organisés pour leurs revendications et pour se défendre contre les attaques de la police et contre la répression. Cela a donné avec le temps une organisation populaire et une direction locale.
Après, avec la chute de Ben Ali, il y a eu des attaques atroces des milices et d'une partie de la police pour répandre la peur. Les gens se sont organisés dans toute la Tunisie pour défendre leur quartier, leur école, leur lycée, leurs services publics. Cela a donné des comités de quartier de défense. Il y eu aussi les propositions des gouverneurs des willayas et les gens ont répondu qu'ils sont contre. Le parti au pouvoir gérait les quartiers. Quand il a été évincé, les gens se sont retrouvés dans l'obligation de prendre en main la gestion des localités, les locaux du RCD sont devenus des locaux de la population de tout le quartier. Ils s'y rassemblent, discutent et comme il y a une grande politisation, tout le monde parle du gouvernement, de ses choix, des liens des ministres avec Ben Ali, avec la France, avec les États-Unis… Dans tous les quartiers les gens ont choisi de se réunir dans ces ex-locaux du RCD et à y créer des Maisons de défense de la révolution. Dans certains quartiers il s'agit de formes d'organisation spontanées qui durent, et dans d'autres quartiers ils ont déjà élu une direction. Cela conduit à évincer les municipalités et c'est le comité de village qui devient de facto la municipalité. C'est un processus d'auto-organisation en vue de faire face aux besoins vitaux — organiser la vie quotidienne, se défendre au besoin contre les milices très liées à la contrebande, au RCD, à la police, etc. et en même temps une volonté de discuter sur les questions sociales, politiques, etc.
Comme toute forme de lutte et d'auto-organisation, c'est inégal et combiné. Cela est très lié au degré de radicalisation. Ça dépend des régions, des secteurs et des moments de lutte. Mais l'essentiel c'est qu'elles commencent à prendre racine dans le pays. Certainement à Agared, à Thala, à Menzel Bouzaïane, dans quelques quartiers de Tunis… Il y a des formes d'auto-organisation qui voient aussi le jour dans les établissements publics et les institutions… en lien avec l'intervention des syndicalistes et des travailleurs pour balayer les dirigeants plus corrompus et pour imposer les plus compétents. Par exemple à Tunisie-Télécom ils ont exigé que les 30 % privatisés soient renationalisés et que les directeurs les plus corrompus et qui avaient des salaires indécents soient écartés… Au ministère des Affaires étrangères les travailleurs ont exigé que le ministre ne rentre pas au ministère, parce qu'il a donné l'image d'une Tunisie lèche-bottes de l'impérialisme français. Au ministère de la Jeunesse et des Sports il y a tout un mouvement pour balayer les plus corrompus. Cela se passe d'une façon très civilisée : " Monsieur, on ne veut plus de toi ». Le gouvernement Ghannouchi tente de s'y opposer, parle de l'anarchie, du danger d'effondrement de l'économie, de la menace de perdre les spécialistes les plus qualifiés… Mais les travailleurs savent qu'il s'agit des plus qualifiés dans la corruption ! Ghannouchi a dit qu'il n'était que le spécialiste de l'économie, alors qu'il était le spécialiste de l'économie corrompue… Tous ces gens soit-disant très qualifiés le sont pour deux choses : pour la corruption et pour être au service du programme d'ajustement structurel, du programme de l'Union européenne, du FMI et de l'OMC. Pour ça, pour nous sucer le sang, ils sont hyper qualifiés !
L'auto-organisation dont tu parles atteint-elle également les médias ?
Jalel Ben Brik Zoghlami : Historiquement, sous Ben Ali, la presse était non seulement contrôlée par Abdelwahab Abdallah, le Raspoutine tunisien, mais surtout elle était sous la direction des services spéciaux de la police politique, dont ni la tête ni le personnel n'ont été changés. Jusqu'à maintenant les directions des journaux gouvernementaux ou privés sont très liées à la police politique. Cela vaut aussi pour l'audiovisuel et les radios. Mais dans de nombreux journaux il y a des mouvements, les ouvriers et les journalistes imposent leurs comités pour avoir plus de liberté et pour contrôler l'administration. Là où ça avance le plus, où il y a le plus de revendications et le plus de tentatives de contrôle de la part des ouvriers et du syndicat, c'est dans la première chaîne de TV nationale et aussi dans quelques journaux — Sabah (le Matin), Al Chourouk… Par contre, pour le moment, les deux chaînes privées de TV sont très tenues, surtout NessmaTv de Berlusconi, dont le patron est très lié à la police politique et aux benalistes.
Tu as mentionné l'objectif d'une Constituante… Quel est le lien entre cet objectif et l'auto-organisation dont tu as parlé ?
Jalel Ben Brik Zoghlami : La revendication de la Constituante était historiquement une revendication qui traversait quelques groupes de la gauche radicale. Même la plupart des militants de la gauche révolutionnaires ne s'y intéressaient pas. Le peuple n'en avait jamais entendu parler auparavant, les gens ne savaient même pas ce que c'était. Les partis et organisations n'en parlaient pas. Depuis la chute de Ben Ali, le relais a été pris par le Front du 14 janvier — qui regroupe l'essentiel des forces organisées de l'extrême gauche, la gauche radicale et quelques groupes nationalistes qui ont des relais dans tous les secteurs et dans toutes les régions et ont des relations avec les militants syndicaux et les militants jeunes. Le peuple commence à discuter de la Constituante. A Tunis partout, dans les usines, dans les lycées, dans les quartiers, à Kef, à Sidi Bouzid, à Agareb, à Thala… le peuple commence à avancer le mot d'ordre de la Constituante : " Non à Ghannouchi ! Non au régime présidentiel ! Pour une Constituante ! »
Je crois que cette revendication, qu'on y aboutisse ou non, constitue la revendication qui articule toutes les revendications démocratiques. Elle prendra aussi en charge les revendications sociales. Plus elle est portée dans les comités populaires, plus elle est liée à ces comités d'auto-organisation locaux et régionaux, plus elle sera celle d'une Constituante populaire et moins celle de notables élus.
Pour terminer, où en est la gauche révolutionnaire tunisienne ?
Jalel Ben Brik Zoghlami : Aujourd'hui l'essentiel de la gauche radicale tunisienne ce sont des militantes et des militants non organisés. Les organisations existantes — une dizaine — ne représentent même pas 10 % de cette gauche qui est très présente dans les organisations autonomes des quartiers, les syndicats, etc. Donc la tâche de construire le parti dont la révolution a besoin devra être assumée dans le cours même de la révolution, en marche. Ce n'est pas une tâche facile. Les organisations de la gauche radicale et révolutionnaire sortent de la clandestinité ou se constituent. Si elles attirent les militantes et les militants, jusque-là non organisés, elles manquent de moyens matériels — de locaux, de bibliothèques, de moyens d'expression, de publications. Nous espérons que tous ceux qui, dans la gauche révolutionnaire internationale, se sont enthousiasmés pour notre révolution sauront nous aider. C'est urgent. A charge de revanche ! ■
* Jalel Ben Brik Zoghlami, avocat, est un des dirigeants de la Ligue de la gauche ouvrière (LGO), ancien dirigeant de l'ex-Organisation communiste révolutionnaire (OCR, section tunisienne de la IVe Internationale).