Revue et site sous la responsabilité du Bureau exécutif de la IVe Internationale.

Interview de Paulus Suryanta Ginting, militant de la gauche radicale

par Alex De Jong

Douze ans après la fin d'un des régimes militaires les plus sanglants du monde, la gauche radicale en Indonésie continue à être confrontée à des conditions de lutte difficiles. Nous nous sommes entretenus avec Paulus Suryanta Ginting, porte-parole du Komite Politik Rakyat Miskin — Partai Rakyat Demokratik (Comité politique des pauvres — Parti populaire démocratique, KPRM-PRD), une organisation de la gauche radicale.

Alex de Jong : Comment as tu commencé ton militantisme ?

Paulus Suryanta Ginting :

J'ai été actif dans les mouvements ouvriers à Semarang, au centre de l'île de Java, et Sidoarjo, à l'est de Java, ainsi que dans les mouvements étudiants à Jakarta. J'ai rejoint le Parti populaire démocratique (PRD) et je devins membre de sa direction en 2004. Plus tard, en 2006, je suis devenu secrétaire général de la Ligue étudiante nationale pour la démocratie et j'ai continué à être actif dans le mouvement étudiant jusqu'à cette année.

Alex de Jong : Peux-tu nous parler des principaux problèmes auxquels le peuple indonésien doit faire face ?

Paulus Suryanta Ginting : Le chômage constitue un problème très important. Plus de 30 % de la population active n'a pas de travail. En particulier ce sont les travailleurs du textile qui ont perdu leurs emplois. Après 1998, de nombreuses usines textiles de Bandung, sur l'île de Java, ont fait faillite, étant incapables de payer les matières premières importées, par exemple, de Chine, car la roupie indonésienne a été brusquement dévaluée. Après la chute de Soeharto, les droits de douane à l'importation du textile de Chine ont été abolis ou fortement réduits et nombre d'industries indonésiennes furent incapables de faire face à la concurrence et ont cessé leur activités. L'accord de libre échange Asie-Chine implique que beaucoup de produits chinois peuvent être importés sans droits de douane ou avec des taxes très réduites et, comme ce fut le cas du textile, les industries indonésiennes ne sont pas concurrentielles. De plus, l'accès à l'éducation et aux soins médicaux est également cher et nombreux sont ceux qui ont du mal à les payer.

Synthèse actualisée Inprecor

Alex de Jong : L'année 1998 fut celle de la fin du régime de Soeharto, mais pourquoi ce fut également un tournant économique ?

Paulus Suryanta Ginting : Soeharto avait déjà accumulé un fort endettement auprès du Fonds monétaire international (FMI). A la fin des années 1990, l'Asie fut frappée par une crise économique, provoquée en grande partie par la spéculation financière. Le FMI a conditionné ses prêts à l'Indonésie par l'application par celle-ci du soit disant Programme d'ajustement structurel (PAS). C'est Soeharto qui avait signé l'accord avec le FMI, mais la réalisation de ces PAS fut l'œuvre de son successeur, Bacharuddin Jusuf Habibie (1). Ce dernier a par ailleurs conclu de nouveaux accords avec le FMI, comme Abdurrahman Wahid (2) et les présidents successifs : Megawati Soekarnoputri (3) et Susilo Bambang Yudhoyono (4). Ces programmes ont imposé une libéralisation de l'économie indonésienne. La Banque mondiale a également conditionné ses prêts à la libéralisation et la dérégulation de l'économie.

Au cours du régime de Soeharto — " l'ordre nouveau » — l'Indonésie avait été très populaire parmi les investisseurs étrangers, mais une grande partie de l'économie était commandée par le dictateur et ses acolytes. Depuis, tout a été privatisé et les subventions gouvernementales pour les soins de santé, l'Éducation, les transports en commun et la nourriture ont été réduites. Le coût de la vie a donc augmenté depuis la chute de Soeharto. Lorsque j'étais étudiant à la fin des années 1990 à Yogyakarta, un bon repas coûtait 2000 roupies, maintenant c'est 4500…

Alex de Jong : Depuis 1998 l'Indonésie a officiellement un régime démocratique, mais en réalité les droits démocratiques sont limités…

Paulus Suryanta Ginting : En effet. Les mouvements de gauche sont régulièrement confrontés aux milices, qui travaillent indirectement pour les élites. Beaucoup des membres de cette élite ont accédé au pouvoir sous l'ordre nouveau et restent très influents, dans certaines régions du pays ils ont même plus de pouvoir maintenant. Des lois qui proscrivent les mouvements marxistes sont toujours en vigueur. L'espace démocratique se contracte.

Les conservateurs religieux constituent une autre menace. Dans la province d'Aceh (ou Atjeh), au nord de l'île de Sumatra, une police civile force les femmes à porter le foulard, dans la province de Banten (extrémité occidentale de l'île de Java) les lois en vigueur sont très proches de la charia islamique et limitent sévèrement les droits des femmes. Par exemple elles n'ont pas le droit de sortir le soir sans être accompagnées par un homme. À Jakarta, une réunion au sujet des droits humain des minorités sexuelles a été attaquée par la milice des fondamentalistes islamiques (FPI). De telles milices ont souvent leurs racines dans l'ancien régime, qui les employait pour attaquer le mouvement démocratique au cours des années 1990. Cela provoquait de violents affrontements entre les mouvement de protestataires et les milices. Finalement les milices furent défaites et le régime militaire est tombé.

Alex de Jong : Au cours des mobilisation de masse contre le régime de Soeharto à la fin des années 1990, le Parti démocratique du peuple (PRD) avait émergé comme la plus significative des organisations de la gauche radicale en Indonésie. Pourquoi n'êtes-vous plus actifs au sein du PRD ?

Paulus Suryanta Ginting : Nous avions deux objections concernant le fonctionnement du PRD. Premièrement, il s'agissait de son manque de démocratie interne. Deuxièmement, nous étions en désaccord avec la stratégie électorale adoptée par la majorité du PRD.

Le système électoral en Indonésie est très restrictif. Pour pouvoir participer aux élections un parti doit être présent dans la moitié au moins des provinces et des villes et, dans chaque ville, il doit être présent dans un quart des districts. Pour un petit parti cela rend la participation électorale quasiment impossible.

Après de nombreuses tentatives infructueuses de nous présenter aux élections, le PRD a décidé de construire un front électoral : Papernas (Parti unifié de libération nationale). Ce front n'avait pas un programme socialiste mais mettait en avant un certain nombre de revendications minimales : le non payement de la dette, la nationalisation du pétrole, de l'énergie et des industries minières, un programme national d'industrialisation. De cette manière nous avions essayé de créer une organisation large. Nous avions eu quelques succès mais aussi beaucoup de problèmes. Plusieurs meetings de Papernas ont été attaqués par les fondamentalistes islamiques.

Le groupe qui est devenu le KPRM-PRD avait mis en cause certains des choix du PRD. Nous considérions que le parti avait délaissé l'organisation des actions de rues, qui radicalisent le peuple, au profit de la construction d'une organisation électorale. Mais finalement Papernas n'a pas pu participer aux élections. La majorité du PRD décida alors de constituer une alliance avec le Partai Bintang Reformasi, un parti religieux réactionnaire de notables. Cela leur a permis de participer aux élections, mais le prix qu'ils ont payé fut très élevé, car ils ont dû abandonner leurs revendications et ils étaient alliés avec des politiciens traditionnels et des généraux responsables des violations des droits humains. À l'approche des élections nous avons été exclus car nous étions opposés à ces manœuvres.

En Indonésie, des centaines d'activistes du mouvement démocratique étaient devenus des candidats des grands partis. D'autres ont rejoint les ONG et limitent maintenant leurs objectifs au cadre du statu quo.

Alex de Jong : Quelle est maintenant votre principal centre d'activités ?

Paulus Suryanta Ginting : La majorité de nos cadres sont actifs dans les organisations ouvrières au sein de l'Alliance des revendications ouvrières. Il s'agit d'une structure des travailleurs de diverses industries, comme le textile, le transport, l'électricité, etc. L'Alliance combat pour des salaires convenables, contre l'externalisation, organise des grèves et prend part dans les campagnes politiques. L'Alliance a également ses propres publications et organise des meetings de débat. Le KPRM-PRD organise des meetings publics pour débattre avec les travailleurs des axes des campagnes à mener. La construction de ce mouvement est notre priorité.

Nous participons également au mouvement étudiant et nous avons construit une organisation de femmes : Libération des femmes. Les femmes de diverses couches de la population — des travailleuses, des étudiantes, des paysannes — font partie de cette organisation. Le mouvement ouvrier est le plus grand mouvement du pays, mais les ouvriers ne sont pas rapidement mobilisables, car leur travail prime. Le mouvement étudiant est par contre capable de se mobiliser rapidement et il a une tradition de mobilisations politiques, en particulier pour la démocratie, contre les abus du pouvoir et contre la corruption. Le 1er mai, dans les rues de Jakarta, l'Alliance des revendications ouvrières avait réuni près de 7 000 manifestant(e)s et, comme d'autres groupes ont également mobilisé, la manifestation a réuni environ 24 000 personnes.

Depuis 1998, les mobilisations politiques sont devenues une part de la culture indonésienne. C'est un important héritage du mouvement qui a renversé Soeharno. De nouvelles manifestations ont lieu presque quotidiennement, en général de manière spontanée. Cette volonté de mobilisation est présente partout, non seulement dans les villes mais aussi à la campagne. Par exemple les paysans résistent contre les expulsion et défendent leurs terres et il peut s'agir de mobilisations très radicales au cours desquelles le peuple utilise des armes primitives pour résister à l'armée.

Nous pensons que la gauche peut former une alternative aux élites traditionnelles. Si nous coopérons, nous pouvons être assez forts pour le faire, car la confiance que la population faisait aux politiciens traditionnels décline et la classe dominante est divisée. La récente crise économique a également frappé durement l'Indonésie. Tout cela fait que la population cherche des alternatives ; il y a un intérêt croissant pour les idées socialistes et pour les gouvernements progressistes en Amérique latine. Je pense que si nous parvenons à faire converger les différents mouvements, nous pourrons arracher de nouvelles victoires. ■

* Alex de Jong fait partie de la direction de l'Alternative politique socialiste (Socialistische Alternatieve Politiek ,SAP), la section hollandaise de la IVe Internationale.

notes
1. Bacharuddin Jusuf Habibie, vice-président de Soeharto qui l'a remplacé après sa démission en mai 1998. Il fut président jusqu'au 20 octobre 1999.

2. Abdurrahman Wahid (1940-2009), couramment surnomé " Gus Dur » (" Dur » en tant que diminutif d'Abdurrahman et " Gus » en tant qu'abréviation d'Agus, appellation honorifique javanaise pour les religieux musulmans), intellectuel musulman et opposant à Soeharto, qui a fondé en 1999 le Parti du réveil national. Il a été président de la République d'Indonésie de 1999 à juillet 2001, lorsqu'il a été destitué par le Majelis Permusyawaratan Rakyat (Parlement).

3. Megawati Soekarnoputri, fille de l'ancien Président Soekarno renversé par le général Soeharto en 1967, a été la tête du Parti Démocratique Indonésien-Lutte (PDIP), un des deux partis autorisés par la dictature. Députée depuis 1987 elle avait symbolisé l'opposition légale du régime et son parti arriva en tête aux élections de 1999. Vice-présidente en 1999 puis élue présidente par le parlement le 23 juillet 2001 (jusqu'au 20 octobre 2004).

4. Susilo Bambang Yudhoyono, dirigeant du Parti démocrate (PD), premier président élu au suffrage direct en 2004 (contre Megawati Soekarnoputri), réélu en 2009.

traducteur
J.M. (de l'anglais)

Inprecor a besoin de vous !

Notre revue est en déficit. Pour boucler notre budget en 2024, nous avons besoin de 100 abonnements supplémentaires.

Abonnement de soutien
79 €

France, Europe, Afrique
55 €

Toutes destinations
71 €

- de 25 ans et chômeurs
6 mois / 20 €