Cela fait maintenant plus d'une semaine que les " chemises rouges » manifestent dans les rues de Bangkok. Venus principalement des provinces du nord et de l'est, jusqu'à 150 000 manifestants ont défilé toute la semaine dans le calme et la bonne humeur pour demander la tenue d'élections législatives anticipées et le retour de la démocratie. Les événements actuels montrent qu'il ne s'agit plus d'une opposition entre différents secteurs de la bourgeoisie ou une opposition ville/campagne comme cela a souvent été présenté.
Cette " guerre de classe », comme la nomment les manifestants, est révélatrice de la profonde crise que traverse la Thaïlande depuis le coup d'État de septembre 2006. Le pays reste plus que jamais divisé entre les élites de Bangkok et les milieux populaires et les pauvres, principalement des paysans et des ouvriers, qui vivent dans les provinces du nord et de l'est du pays.
® JR
En fomentant un coup d'État en 2006, les militaires thaïlandais, avec l'aval de la monarchie, avaient pour objectif de rétablir l'ancien ordre politique — accaparé par la monarchie, la bureaucratie, les militaires et le parti démocrate — et sérieusement ébranlé par cinq ans de gouvernement Thaksin : Arrivé au pouvoir pour défendre ses propres intérêts de milliardaire, Thaksin avait réussi en quelques années à dominer la vie politique et économique. Dans un pays où business et politique sont étroitement mêlés, Thaksin menaçait directement les intérêts économiques et financiers de la famille royale et de " grandes familles financières » non liées à son clan. Dans le même temps, il avait eu l'habileté de mener une politique en faveur des plus démunis, ce qui n'était jamais arrivé en Thaïlande. Cela lui a valu un soutien indéfectible des classes populaires, soutien qui rentrait directement en concurrence avec la popularité du roi et cela, les élites de Bangkok ne pouvaient le supporter. Le roi est le garant de " l'unité du pays », ce qui dans les faits s'est jusqu'à récemment traduit par un étouffement de toutes revendications des classes populaires et le maintien du système en faveur de l'establishment.
Thaksin a appris à ses dépens qu'il est difficile et risqué de bouleverser les équilibres de pouvoir dans le système politique thaïlandais. Les élites ne sont pas prêtes à accepter le verdict des urnes s'il ne va pas dans le sens du maintien de l'ordre traditionnel.
Depuis le printemps 2006, trois gouvernements démocratiquement élus, tous liés à Thaksin, ont été renversés par les militaires ou le pouvoir judiciaire avec l'appui de la monarchie. Le gouvernement actuel, dirigé par le chef du Parti démocrate Abhisit Vejjajiva a été mis en place par les militaires en favorisant un renversement d'alliance au sein du parlement en décembre 2008. Ce parti est minoritaire dans le pays et n'a pas remporté d'élections depuis plus d'une décennie. Il a soutenu le coup d'État de 2006. Depuis, Abhisit s'est révélé un précieux allié de l'armée sur de nombreux sujets. Mais, pour l'armée et la royauté, les problèmes sont à venir. Dans un an, des élections législatives auront lieu et le Parti démocrate ne semble pas en mesure de les remporter.
C'est, dans ce contexte politique, qu'il faut comprendre la décision de Justice rendue à la fin du mois de février : 46,6 des 76,6 milliards de baths de Thaksin et de son ex-femme Pojama, gelés depuis le coup d'État de 2006, ont été saisis par la Justice. C'est un nouvel épisode dans la lutte que l'establishment mène contre Thaksin. Les militaires ont d'abord cherché à détruire le parti de Thaksin en ayant recours au pouvoir exorbitant de la Justice thaïlandaise. La nouvelle Constitution de 2007, écrite sous la dictée des militaires, offre en effet la possibilité de dissoudre un parti si la Justice considère que l'un de ses membres a commis une faute. Cette possibilité a déjà été utilisée deux fois depuis 2006 à l'encontre de Thaksin et de son parti, le Thai Rak Thai (TRT, "les Thaïs aiment les Thaïs") et ensuite de son héritier le People's Power Party (PPP, "Parti du pouvoir du peuple"). Malgré son exil, les militaires et la monarchie n'ont pas réussi à faire disparaître Thaksin de la vie politique thaïlandaise, ils cherchent donc maintenant à s'attaquer à son autre instrument de pouvoir, l'argent, afin d'empêcher l'émergence de toute autre alternative politique.
Cette condamnation judiciaire a été vécue dans les classes populaires comme profondément injuste et montrant combien la Justice thaïlandaise est à deux vitesses. Celle-ci n'a toujours pas traduit en justice les responsables de la prise d'assaut de l'aéroport Suvarnabhumi, il y a plus d'un an et demi maintenant, tous des soutiens du coup d'État…
C'est à la suite de ce verdict que les dirigeants de l'UDD ont décidé d'organiser les mobilisations actuelles. L'objectif numérique affiché, réunir un million de manifestants à Bangkok, est loin d'être atteint et le gouvernement ne cédera pas à la demande de dissolution de l'Assemblée. Mais, contrairement à ce qu'écrivent de nombreux commentateurs qui relaient l'information des classes dominantes, ce mouvement a atteint de nombreux objectifs politiques de première importance. En premier lieu, les " chemises rouges » sont définitivement entrées sur la scène politique nationale et les vieilles élites ne peuvent plus ignorer leur poids et leurs revendications. En rassemblant 150 000 personnes, l'UDD a montré sa capacité de mobilisation et sa réelle popularité. Un tel mouvement, historique selon certains analystes, n'avait jamais été vu depuis que le pays est devenu une monarchie constitutionnelle en 1932. Autre avancée, le Front a été capable d'élargir sa base sociale. On ne peut plus dire que cette lutte oppose les " rouges enragés » et " hordes rurales» des campagnes aux élites et classes moyennes de Bangkok. Ces qualificatifs méprisants ont été employés par le Bangkok Post pour parler des " chemises rouges ». Une partie de ces classes moyennes a pris conscience du coût élevé du coup d'État, tant en termes politiques qu'économiques et elle soutient maintenant un mouvement qui cherche à rétablir la démocratie. Le système politique actuel est en pleine décomposition et la mort du roi, qui à l'âge de 82 ans est depuis plusieurs mois hospitalisé pour insuffisance respiratoire, pourrait précipiter son effondrement. Les " chemises rouges » ne sont plus les seuls à penser que seule une élection libre et un minimum de dévolution du pouvoir aux provinces permettraient d'apporter des solutions à la crise politique.
La popularité acquise par les " chemises rouges », l'élargissement des soutiens au mouvement, sont une étape nouvelle dans la longue lutte pour le rétablissement de la démocratie et de la justice sociale. Les événements actuels montrent qu'il ne s'agit plus d'une opposition entre différents secteurs de la bourgeoisie ou une opposition ville/campagne comme cela a souvent été présenté. Les divisions sont profondes et basées sur une remise en cause des privilèges des classes dominantes, autrement dit sur des différences de classe. Reste que les classes populaires thaïlandaises sont orphelines d'un parti politique qui représente réellement leurs intérêts. Ce mouvement est un premier pas qui met fin à l'exclusion des travailleurs de la sphère politique. Mais pour qu'il y ait une réelle démocratisation de la société thaïlandaise, il leur faudra s'affranchir complètement des populistes du type Thaksin et élaborer un véritable programme de transformation sociale. ■
21 mars 2010
* Danielle Sabai, militante du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) et de la IVe Internationale, est correspondante d'Inprecor pour l'Asie.