Contre la guerre et pour un autre monde

par Salvatore Cannavò

Salvatore Cannavò, membre du Comité politique national du Parti de la refondation communiste (PRC) d'Italie et du courant IVe Internationale, est directeur-adjoint de Liberazione, quotidien du PRC.

Il y a au moins trois millions de façons de raconter Rome, ce 15 février 2003. On peut commencer dans le métro, rempli par-dessus bord avec tout ce qu'on peut imaginer : jeunes des banlieues populaires, étudiants, mamans et papas avec les enfants. Ou bien, regarder les centaines de drapeaux de la paix portés de plusieurs manières : chaussures, jupes, bandanas, châles, foulards. Ou bien la queue de la manifestation, qui n'est jamais partie de la place Ostiense, ou sa tête que personne n'a vue parce que la manifestation a été submergée par des centaines de milliers de participants et obligée de se frayer un parcours comme elle pouvait pour aboutir à St-Jean, juste à temps pour la sirène de 15h. Ou regarder les journalistes de la RAI (le réseau public) bâillonné sur l'estrade, un souvenir d'une page honteuse de l'histoire de la télé publique ; parler de l'accolade entre une pacifiste palestinienne et un " refusnik » israélien. Ou du message du sous-commandant Marcos, lu par Haidi Giuliani (1), ou de celui de l'états-unienne Campbell, première femme " prêtre » aux USA et représentante de la section états-unienne du Conseil mondial des Églises — qui compte environ 114 millions de personnes — venue rappeler que " le peuple des USA, contrairement à son gouvernement, veut la paix, pas la guerre ». Ou peut-être, partir de la première manifestation mondiale contre la guerre et donc du premier fruit concret et visible de l'événement historique de Porto Alegre.

Un peuple constituant

En effet, nous préférons partir du début, de ce septembre 2002 quand, dans une petite salle de l'Université de Barcelone, à l'occasion de la préparation du Forum social européen, une petite coordination a conçu l'idée de conclure le Forum avec une manifestation de rue — devenue par la suite celle du million de Florence — et de proposer une journée européenne — devenue mondiale par la suite à Porto Alegre — contre la guerre. Un petit semis qui en l'espace de cinq mois a créé les conditions pour changer, du moins un peu, la géographie politique de la planète.

La plus grande manifestation de l'histoire de l'Italie — plus de trois millions de personnes — a été non seulement une manifestation imposante et plurielle mais, par son insertion naturelle dans ce long parcours, une manifestation " constituante ». Au cœur de ses ruisselets de monde et de ses mille formes de participation — les camions avec la musique des fanfares ou des prières, les centaines de versions du chant partisan " Bella ciao » et les mille parcours inventés jusqu'au dernier moment, les sauts, les tambours, les danses ou les slogans plus politiques (le plus souvent lancé : l'appel à " la grève européenne »), les contingents de moines bouddhistes et les lycéens, Rifondazione (PRC) et les scouts, la jeunesse de Rifondazione communiste, avec leur très grand camion, et les Femmes en noir, les contingents multiples des syndicalistes (CGIL, FIOM, CISL, COBAS, SIN.COBAS, CUB) pour une fois tous unis, les ballons de l'ARCI qui tiennent la banderole de l'EZLN — un nouveau peuple composé d'au moins trois générations a pris la parole. Celle qui est née, politiquement, après la deuxième guerre mondiale, celle qui a " fait 1968 », et qui a résisté pendant les froides années 80, et la nouvelle génération politique qui est en train d'ébranler le monde et qui en exige " un autre », toutes conscientes que cette guerre ne vise pas uniquement l'Irak, mais aussi tout-le-monde. Car c'est une guerre contre nous, contre la vie elle-même et le projet d'avenir. Pour cela si nombreux sont les disponibles à se reconnaître sous la nouvelle banderole commune : celle de la paix, non plus un drapeau national mais, aux temps d'une guerre globale, du monde entier.

Refus de la guerre

Ce n'est pas un hasard, donc, si un des moments les plus forts sur le plan symbolique a été la présence sur l'estrade d'Oscar Luigi Scalfaro, démocrate-chrétien et ex-président de la République, et de Pietro Ingrao, communiste et ex-président de la Chambre, tous deux membres de l'Assemblée constituante et de ce fait " pères » de la Constitution italienne qui demande la " répudiation de la guerre ». Visiblement émus et intensément applaudis, les deux, par leur présence, ont rendu visible comment la guerre " préventive, permanente et infinie » constitue un coup de massue à ce tissu collectif, idéal et social, représenté et ordonné par notre Constitution. Mais aussi comment l'opposition à la guerre doit être l'élément décisif de la nouvelle Constitution européenne en voie de définition. Par ailleurs, comme l'a dit Bertinotti, " avec cette journée l'autre Europe est née » et sa première intervention ne peut être que d'assumer le terrain de la Convention comme un terrain décisif.

Et par ailleurs, ce fil " constituant » explique pourquoi une chanson comme " Bella ciao » ne passe jamais de mode et est entonnée avec autant d'enthousiasme par les jeunes et les vieux.

Ce mélange d'éthique intense et d'anticapitalisme instinctif, d'indignation morale et de bravade, mettent en évidence les tripes de ce pays, son visage plus beau et plus indompté, son espoir. Et les multiples faces du mouvement ne suffiront pas pour le représenter, bien qu'elles soient en présence sur l'estrade de manière éloquente : toutes les composantes du comité " Arrêtons la guerre » derrière la banderole de la manifestation et un appel commun lu par Fabio Alberti, du Pont pour Bagdad… L'expérience la mieux placée pour représenter un moment aussi important.

Outre la représentation plurielle, en effet, des formes unitaires et des canaux d'expression démocratique et où le " peuple constituant » prendra parti seront nécessaires. Pour le moment, si nous commençons à partir du contenu de l'appel lui-même (pourtant plutôt net dans son refus de la guerre et inébranlable dans la demande d'un lien cohérent aux parlementaires lors du vote), il s'agit de ne pas " rentrer à la maison » et que chacun, dans le respect des différences, travaille à une perspective fondée " sur l'unité et les convergences les plus larges » pour poursuivre la mobilisation de masse dans toutes les villes, dans tous les quartiers, sur chaque place publique du pays. Pour se retrouver le " premier samedi après l'éclatement du conflit », mais surtout pour " arrêter, pour de vrai, la guerre ».

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notes
1. La mère de Carlo Giuliani, le jeune militant antimondialisation tué par la police pendant les manifestations de Gênes en juillet 2002.