<i>Manuel Kellner est collaborateur du SoZ-Sozialistische Zeitung et membre de la coordination de la isl (gauche socialiste internationale, une des deux fractions publiques de la section allemande de la IVe Internationale l'autre étant la RSB, Ligue socialiste révolutionnaire)</i>
Faut-il croire que 290 000 ex-électeurs/électrices du SPD pensent vraiment que la CDU sera en mesure de mieux défendre leurs intérêts ? Non, il s'agit plutôt d'un réflexe de désespoir. Les conservateurs défendent à peu près le même programme que le SPD, et ils veulent aller encore plus loin contre les droits sociaux des salarié(e)s, des sans-emploi, etc. Mais ne seraient-ils pas " plus compétents » que les social-démocrates, ce qui veut dire : " ne seraient-ils pas plus proches des patrons, donc plus capables de faire en sorte qu'il y aura plus d'investissements productifs et donc moins de chômage, et, un beau jour, aussi moins de pression austéritaire ? »
Pour la première fois depuis longtemps, le SPD perd aussi au profit d'une nouvelle formation politique située à sa gauche et mettant les problèmes sociaux au premier plan : l'Alternative électorale pour l'emploi et la justice sociale (WASG) (1). Celle-ci, en effet, avait réussi non seulement à se constituer, à organiser des candidatures dans toutes les circonscriptions, à récolter les signatures nécessaires, mais aussi à obtenir 2,2 % des voix. Des 180 000 électrices et électeurs du nouveau parti, 60 000 s'étaient abstenus il y a cinq ans, mais 50 000 sont des ex-électeurs/électrices du SPD.
Régression du SPD
Depuis les élections en Rhénanie-Westphalie, le SPD tombe continuellement dans les sondages au niveau fédéral. Il s'est établi solidement en-dessous de la barrière imaginaire des 30 %, se situant pour le moment à 26 % (institut Forsa). Il continue aussi à perdre des membres partant de presque 900 000 membres il y a encore quelques années, il en a moins de 600 000 actuellement. Pour mesurer la profondeur de la crise que ces chiffres traduisent, il faut revenir quelques décennies en arrière.
Quand en 1958 à Bad Godesberg, le SPD adopta un nouveau programme éliminant toute référence au marxisme et abandonnant le socialisme comme projet de société alternatif au capitalisme (dans le programme adopté alors, le socialisme næapparaît plus que comme uns référence " éthique »), son objectif était justement de sortir du " ghetto » légendaire des 30 %. Effectivement, " le camarade tendance » (" der Genosse Trend ») se mit en marche, le point culminant étant l'année 1972, quand le SPD récoltait plus que 45 % des voix et devenait, pour la première fois, le parti majoritaire. L'arrière-fond était la révolte de la deuxième moitié des années 1960 se conjuguant avec un besoin de réforme inhérent à la société capitaliste à cette époque. Willy Brandt exprimait en même temps le besoin de réforme du système, l'intégration de nouvelles aspirations émancipatrices et des intérêts de promotion sociale de la base ouvrière du SPD. C'était l'ouverture de l'université pour des jeunes issus de couches ouvrières, c'était la " Ostpolitik » et c'était le slogan " oser plus de démocratie » (la république autoritaire-bigotte-conservatrice de Konrad Adenauer et de ses successeurs chrétiens-démocrates étant la référence négative). Et c'était aussi le sentiment, nourri encore par l'onde longue expansive des années 1950 et 1960, que l'on pourrait continuer à améliorer peu à peu le sort et les conditions d'existence de la masse des salariés sans toucher aux limites du système. Dans ces conditions, le SPD était capable de sauvegarder son rôle de parti exprimant (de façon aussi tordue que ce soit) les aspirations (et les illusions) d'une importante partie du salariat et de s'ouvrir en même temps à des couches nouvelles.
Aujourd'hui, le SPD semble à nouveau enfermé dans le carcan des 30 %. C'est évidemment la conséquence de son tournant néolibéral qui se nourrit des exigences d'un capitalisme en déclin, à tendance stagnante et dépressive. Désormais, la bourgeoisie revendique la régression sociale massive, l'abaissement des salaires, l'aggravation des conditions de travail , etc., pour contrer la chute du taux de profit. Gerhard Schröder avait dit qu'il faut gagner les voix " du nouveau centre ». Mais, cette fois-ci, les voix des nouvelles couches " intermédiaires » s'avèrent être un phénomène peu stable, tandis que l'érosion de la base électorale populaire du SPD bat son plein. Dans la première moitié des années 1970, l'intelligence culturelle était " de gauche », et la droite était considérée comme arriérée et peu intelligente ; aujourd'hui la bêtise et l'obscurantisme rétrograde sont le nouveau culte, alors que tous ceux et toutes celles qui se réfèrent aux droits sociaux, à la défense des intérêts des salariés et des dépossédés, qui veulent résister au démantèlement des services publics et des acquis sociaux, qui veulent résister à une politique pour laquelle " le marché » (lire : le profit) est tout, sont en revanche considérés comme des " conservateurs arriérés ».
Il y a longtemps qu'il n'y a plus de vie de parti à la base du SPD représentant l'aspiration de travailleuses et de travailleurs à une expression politique des intérêts des salariés. Depuis longtemps, ce parti est dégénéré, étant devenu une machine d'aide mutuelle pour organiser des carrières politiques. Le dernier fil conservant la spécificité du SPD comme parti issu du mouvement ouvrier, c'est la liaison avec les directions et appareils syndicaux. Mais, là aussi, c'est devenu quelque peu précaire. C'est quand même une partie, même si elle est petite, de gens de l'appareil intermédiaire des syndicats (surtout de l'IG Metall et de Ver.di, le grand syndicat des services) qui ont, ensemble avec d'autres, lancé la WASG. Et la majorité des directions des syndicats, tout en maintenant l'alliance contre nature avec le SPD, le tolère !
Vers un nouveau " Parti de gauche »
Le nouveau " Parti de gauche » en gestation, de toute façon dans sa forme présente est de quelque sorte le résultat de l'initiative de Gerhard Schröder visant l'organisation des élections anticipées dès septembre 2005 en posant la " question de confiance » (en organisant lui-même sa " défaite »). Il est encore possible que le Président de la république, Köhler, n'accepte pas cette manoeuvre plus que douteuse sur le plan juridique, de même la Cour Suprême peut la refuser. Mais, après l'échec électoral en Rhénanie-Westphalie, Schröder ne voulait ni continuer comme si de rien n'était, ni démissionner. Il voulait couper court à de nouvelles vagues de protestation sociale, à la critique au sein de son propre parti et aussi rendre plus difficile la formation d'un nouveau parti à gauche du SPD. Tout ce beau calcul ne semble pas trop bien coller.
Les protestations sociales recommencent déjà à s'organiser. Le Forum Social d'Allemagne à Erfurt à la fin de ce mois de juillet sera une date importante à ce propos. La critique au sein du SPD prend de l'ampleur, le nouveau " parti de gauche », même s'il n'existe pas encore formellement, monte systématiquement dans les sondages et en est maintenant à 11 % des intentions de vote. Déjà la direction du SPD a réagi et Schröder ne peut plus présenter " sa politique », celle de l'agenda 2010. Il a été contraint de présenter un projet politique modifié : Introduction d'une taxe symbolique sur " les riches », correction de certains excès du plan Hartz IV (par exemple réintroduction d'une plus longue durée de paiement de l'allocation de chômage I pour celles et ceux qui ont travaillé pendant des décennies, etc.) (2).
Après Oskar Lafontaine (3) entré dans la WASG il y a deux semaines lors du congrès régional de Rhénanie-Westphalie et élu en tête de sa liste provisoire (4) pour les élections fédérales anticipées un deuxième membre très connu du SPD, Ulrich Maurer de Baden-Württemberg, vient de rejoindre les rangs de la WASG et du nouveau " Parti de gauche ». Membre du SPD depuis 35 ans, député régional de longue date, Ulrich Maurer était même chef du SPD dans le land de Baden-Württemberg. On est en droit de penser qu'il y en aura d'autres qui suivront son exemple, au fur et à mesure que le nouveau parti monte dans les sondages. La WASG est par ailleurs en train de gagner 150 membres par jour et vient de franchir le seuil des 7000 membres.
L'annonce d'une alliance du PDS et du WASG pour marcher ensemble dans les élections fédérales a suscité une nouvelle vague d'espérance et même d'enthousiasme. Le week-end passé, à la fête de la presse du petit PC allemand (DKP) à Dortmund, le plus gros meeting avec 1000 participants en discutait, avec au podium des représentants du PDS, de la WASG, d'Attac, du Forum Social Allemand et, bien entendu, le président du DKP Heinz Stehr. Ce dernier a annoncé que son parti soutiendra l'alliance électorale, tout en ne voulant pas entrer dans le nouveau parti qui pourrait être créé au cours de l'année.
Formellement, l'alliance, pour des raisons juridiques, fonctionnera en tant que " liste ouverte » du PDS. Schröder ayant précipité les choses, les directions du PDS et du WASG ne se sentaient pas capables de créer un nouveau parti aussi vite. Mais en même temps, le PDS changera son nom en " Linkspartei » (Parti de gauche). Il est très clair pour toutes et tous qu'il s'agit quand même d'une alliance, et tout le monde a intérêt à se comporter en conséquence. Lorsque la WASG, fraîchement créée, avec un budget sensiblement inférieur à celui du PDS qui avait " investi » massivement dans son matériel électoral, obtient 2,2% des voix le 22 mai en Rhénanie-Westphalie et le PDS seulement 0,9%, il était devenu définitivement clair pour les dirigeants du PDS, que ce dernier ne pourrait plus espérer percer à l'ouest, mais que la WASG représente la possibilité d'une percée électorale réelle à sa gauche. C'est pourquoi tout comportement non conforme au fait qu'il s'agit en réalité d'une alliance avec comme composante majeure à l'Est le PDS et comme composante dominante à l'Ouest, la WASG risque d'enfermer le PDS dans son " ghetto » à lui.
Mais ce Parti de Gauche mené par Lafontaine et Gregor Gysi (5) ne sera-t-il pas très " droitier » dès le départ ? Bien entendu, le programme et le profil de la nouvelle formation ne sera pas anticapitaliste. Son idée fondamentale est le keynesianisme, et on voit déjà maintenant, par manque de concept internationaliste, son penchant vers le protectionnisme nationaliste (contre la main-d'oeuvre à salaires bas venant de l'Europe de l'Est). En son sein, les forces de la gauche anticapitaliste et révolutionnaire auront à renforcer leur intervention en tant que courant d'idées : Pour mettre en avant les revendications concrètes dans l'intérêts des salariés et des exclus, pour mener un débat sans exclusives sur la stratégie, pour une action et une orientation internationales, en commençant avec une campagne pan-europénne pour une adaptation à la hausse des minima sociaux et des salaires, pour une réduction sensible du temps de travail sans perte de salaire, pour l'emploi des finances à des fins sociales et non pour les aventures militaires, pour des services publiques de haute qualité, etc.
Même si rien ne permet de prétendre que le personnel dirigeant de la WASG serait plus " à gauche » que celui du PDS, il semble quand même assez clair pour le moment que le nouveau " Parti de Gauche » traduit une tendance vers la gauche, encourage le mouvement de protestation sociale et rend plus difficile pour la direction du PDS de faire passer sa politique de co-gouvernement avec le SPD sur le plan régional. C'est pourquoi Gysi a dit qu'il ne sera pas question de co-gouverner avec le SPD au niveau fédéral. Mais il a ajouté deux jours plus tard, qu'avec un SPD " changé » et sans le " néolibéral Gerhard Schröder » à sa tête, ce deviendrait bien possible (dans la revue " Stern »). Tout ceci montre bien la nécessité pour la gauche anticapitaliste de se faire entendre dans le nouveau parti, qui, à moyen terme, risque très bien à son tour (après le SPD, les Grünen i tutti quanti) à prendre le chemin de l'adaptation...
1. Wahlalternative Arbeit und soziale Gerechtingkeit. Le terme " Arbeit », que nous traduisons ici par " emploi », pourrait aussi être traduit par " travail » ou par " monde du travail »... Pour des éléments d'information sur le processus d'apparition de la WASG on se reportera aux articles d'Angela Klein (" Perspectives syndicales et politiques dans une société ébranlée », Inprecor n° 489/499 d'octobre-novembre 2004) et de Manuel Kellner (" Embryon d'une alternative politique au néolibéralisme », Inprecor n° 501/502 de janvier-février 2005).
2. Sur les lois Hartz, on se reportera aux articles paru dans Inprecor n° 492/493 de mai 2004 et dans Inprecor n° 497 de septembre 2004.
3. Oskar Lafontaine avait été un des principaux dirigeants du SPD et c'est largement grâce à lui que Gerhard Schröder a pris la direction du parti. Il fut ministre de l'économie dans le premier gouvernement Schröder, poste dont il a démissionné en désaccord avec l'orientation de plus en plus pro-patronale et néolibérale du gouvernement.
4. Le système électoral allemand exige que, pour obtenir une représentation parlementaire, les partis franchissent la barre de 5 % des suffrages à l'échelle nationale. Or la WASG n'existe pour le moment que dans l'ex-Allemagne de l'Ouest, alors que dans l'ex-Allemagne de l'Est c'est le PDS qui occupe le terrain politique à la gauche de la social-démocratie. Aucune des deux formations ne peut avoir la certitude de franchir cette barrière dans l'ensemble du pays et une fusion entre les deux ne pourrait se faire avant les élections, si celles-ci sont organisées en septembre 2005. De ce fait le PDS a proposé d'ouvrir ses listes à la WASG, acceptant qu'à l'Ouest ce soit la WASG qui détermine leur composition. La liste adoptée par la WASG en Rhénanie-Westphalie est donc provisoire, parce qu'il faudra encore intégrer des candidat(e)s proposés par le PDS.