Retour sur la campagne de Francisco Louçã (Bloc de Gauche)

par Alda Sousa
Alda Sousa, de la direction nationale (Mesa Nacional) du Bloc de Gauche et de l'Association Politique Socialiste Révolutionnaire (section portugaise de la IVe Internationale), est membre du Comité international de la IVe Internationale.

Le 9 mars, Anibal Cavaco Silva a remplacé Jorge Sampaio à la Présidence de la République. C'est la première fois en trente ans de démocratie au Portugal que les partis de droite ont réussi à faire élire leur candidat à ce poste. Le 22 janvier, Cavaco Silva, cinquième président de la République, a été élu de justesse au premier tour (50,6 %, une avance de seulement 30 000 voix).

 

Pourtant il y a un an, aux élections générales de février 2005, le Parti Socialiste avait pour la première fois remporté une majorité absolue au Parlement, en capitalisant l'espoir de changement qui a suivi la débâcle du gouvernement de droite. Depuis, le nouveau premier ministre José Sócrates n'a fait que suivre les politiques néolibérales de ses prédécesseurs de droite au gouvernement : l'augmentation de l'âge de la retraite, la réduction des salaires réels des fonctionnaires pour la huitième année consécutive, la privatisation complète du secteur de l'énergie, la continuation de la chute des investissements et de l'augmentation des inégalités dans la distribution des revenus. C'est pourquoi le Parti Socialiste a subi une défaite humiliante aux élections municipales du 9 octobre dernier (1). Les quatre plus grandes mairies du pays — Lisbonne, Sintra, Vila Nova Gaia et Porto — restent gouvernées par une coalition de droite. Pour le Parti Socialiste, ce résultat fut pire que celui de 2001, ce qui était difficile à croire… et à prévoir.

 

La campagne présidentielle s'est donc déroulée dans un scénario où les électeurs et les électrices étaient désillusionnés par les politiques gouvernementales. En même temps, les médias intronisaient d'avance Cavaco Silva, comme s'il n'y avait pas besoin d'élections pour le déclarer vainqueur ! La droite s'est regroupée autour de lui (2). Le PS s'est divisé dans une querelle de frères ennemis entre Mario Soares (80 ans, ex-premier ministre, président de la République entre 1986 et 1996) et Manuel Alegre (vieux dirigeant socialiste, vice-président du Parlement). Enfin le Parti communiste (PCP) a présenté son secrétaire général, Jerónimo de Sousa.

 

 

Une candidature ouverte…

Dans ces élections organisées par des politiciens du passé, le dirigeant le plus connu du Bloc de Gauche, Francisco Louçã, a été le candidat du renouveau. Depuis le début, sa candidature a été claire, ayant pour but de combattre le " consensus mou » et la politique de pourrissement social et politique du régime. En annonçant sa candidature, Francisco avait dit que " ce sera l'élection la plus difficile de ma vie ». Il avait tout à fait raison. Il s'agissait de présenter une alternative pour les 10-15 prochaines années, ce qui veut dire présenter des choix sur des questions de fond : l'emploi, la Sécurité Sociale, les services publiques, la réforme de la justice, la politique européenne, la parité entre hommes et femmes, la défense de l'environnement… " Le premier objectif de ma candidature est de créer un système de protection sociale universel et juste ; c'est cette détermination qui permettra de répondre à la question la plus urgente du pays, à savoir le chômage qui atteint aujourd'hui un demi-million d'hommes et de femmes. Mais je veux aussi présenter des alternatives pour la protection sociale à long terme car le système qui existe aujourd'hui n'est ni universel, ni juste, ni soutenable ».

 

D'après la loi portugaise, chaque candidature ne devient légale qu'après une demande au Tribunal Constitutionnel faite par au moins 7 500 électeurs et électrices (accompagnés de certificats d'inscription au recensement électoral !). Entre début novembre et début décembre, plus de 12 000 personnes avaient signé pour la candidature de Francisco Louçã.

 

Une Commission Nationale de Soutien à sa candidature a été crée : elle était très ouverte, plurielle et représentative de plusieurs secteurs, bien au-delà des militants du Bloc. Un " vieux » chanteur comme Sérgio Godinho, des chanteurs du nouveau fado comme Mísia et Camané, des chanteurs de bandes très connues — Miguel Guedes (Blind Zero) et Messias (Mercado Negro), des écrivains comme Luisa Costa Gomes et José Luis Peixoto, des intellectuels comme Boaventura Sousa Santos et Claudio Torres, des éditeurs, des animatrices et animateurs culturels comme Zélia Afonso (veuve du chanteur José Afonso), des syndicalistes de la fonction publique et du commerce, des membres de plusieurs commissions de travailleurs d'entreprise (Volkswagen, Banque Santander Totta, entre autres), des militants des mouvements sociaux (antiraciste, féministe, LGBT), ce qui montre comment cette candidature était " enracinée » dans une pluralité de secteurs de gauche qui voulaient un changement plus profond, plus radical et qui se reconnaissaient dans les propositions d'une candidature qui traduisait le courage et la détermination de rompre avec le néolibéralisme.

 

 

… et présente partout

Francisco Louçã a fait au moins 48 000 km en voiture, accompagné d'une équipe qui comprenait au moins le directeur de campagne, l'attaché de presse et l' " équipe du site » : un journaliste, une photographe et un/une cinéaste. Pour un pays de 560 km x 280 km, cela correspond à faire plusieurs fois le tour du Portugal. Depuis la mi-décembre jusqu'à la fin de la campagne, le député européen Miguel Portas, d'autres député(e)s au Parlement National — Luis Fazenda, João Teixeira Lopes, Alda Macedo, Fernando Rosas — ainsi que le mandataire national José Manuel Pureza ont aussi accompagné Francisco.

 

Le site Internet (actif du 17/10/05 au 26/1/2006), a permis le contact avec les électeurs et électrices. Francisco Louçã a lui-même répondu aux 1 228 mails que lui ont été envoyés pour le site. Il le faisait en cours de voyage, dans la petite camionnette où il circulait avec son équipe.

 

Les 96 vidéos du site incluaient des débats avec les autres candidats, des interviews à la télé, les temps de télédiffusion, des reportages sur les initiatives de campagne. Un journal de campagne (espèce de blog) rendait aussi compte non seulement des actions mais aussi des commentaires sur la campagne des autres candidats.

 

Francisco Louçã a sillonné le pays. Il a rencontré les pêcheurs d'Algarve et de Matosinhos, visité des usines de technologie de pointe (Auto-Europa, …), rencontré des travailleuses et travailleurs en lutte, visité des hôpitaux, des Facultés, des instituts de recherche scientifique, des communautés d'immigrés, des prisons. Qu'il s'agisse de discuter de la Sécurité Sociale, de l'avenir de la recherche avec les cellules-souche, des droits des immigré(e)s, du besoin de changer le code du travail, de la défense des services publics ou de l'importance de l'échange de seringues à l'intérieur des prisons, Francisco avait des propositions claires, courageuses, qui défiaient le conservatisme de la société.

 

Les " arruadas » (petite promenade dans les rues, normalement précédées de musique, où l'on distribuait de la propagande) ont toujours été un succès : que ce soit au centre des villes ou aux marchés, il y avait toujours des hommes et des femmes de tout âge qui voulaient parler à Francisco, soit pour raconter une expérience ou un problème personnel, soit pour donner un renseignement sur une illégalité et une injustice, presque toujours aussi pour le féliciter de son courage en tant que député et pour dire que s'il n'avait pas été candidat, ils n'auraient pas su pour qui voter…

 

 

Contre Cavaco Silva…

Un des sommets de la campagne présidentielle a été sans doute le débat à la télé entre Cavaco Silva et Francisco Louçã. Dans les débats précédents et les interviews, Cavaco Silva avait toujours réussi a fuir les réponses aux questions, cherchant un abri dans le vague et l'abstrait. Avec Francisco il a vraiment dû parler et dire ce qu'il pensait. A part son ignorance des études les plus récentes sur la sécurité sociale (qu'il ne connaissait pas, alors qu'il réclamait encore des études), il s'est montré très conservateur. Il a essayé de ne pas dire un mot sur le mariage entre couples homosexuels (" ce n'est pas un problème très important »). Il a affirmé que ses détracteurs l'accusaient de ne pas tenir compte des questions femme, mais que sa femme à lui ne s'était jamais plainte ! En ce qui concerne l'immigration, il a montré qu'il avait peur : " si tous les immigrants voulaient tout d'un coup avoir la nationalité portugaise, nous risquerions d'être en minorité », a-t-il proclamé.

 

Cavaco Silva a été élu de justesse au premier tour. L'abstention a été modérée (37,4 %). Manuel Alegre a recueilli 20,7 % des voix. Mário Soares, ex-premier ministre et ex-président de la République, candidat officiel du Parti Socialiste, a subi une très forte défaite, ne réussissant à atteindre que 14 % des voix. L'ensemble des votes recueillis par Mário Soares et Manuel Alegre est inférieur de 10 % au nombre de votes du Parti Socialiste il y a un an. Le Parti Communiste a tenu bon pour la deuxième fois : 8,6 % est le résultat d'une campagne de défense de la forteresse communiste, mais qui s'est montrée très efficace dans son but de garantir le vote identitaire.

 

Francisco Louçã a eu 5,3 % de votes, un peu moins que le score de vote du Bloc de Gauche aux élections législatives de 2005 (6,3 %). Étant donnée la difficulté de la situation politique provoquée par la division de la gauche, c'est un bon résultat qui prouve qu'une partie significative de l'électorat veut une alternative à gauche qui puisse être mobilisatrice dans les années à venir. Au lendemain des élections, certains commentateurs qui voulaient dénigrer le Bloc en insistant sur le caractère volatile, inconsistant, de son vote, affirmaient que presque la moitié des votes du Bloc en 2005 avaient été transférés à Manuel Alegre. Mais à cette présomption il y a aussi l'autre face de la monnaie : si c'était vrai, la conclusion serait alors que parmi ceux et celles qui ont voté Francisco, nombreux n'avaient jamais voté pour le Bloc auparavant !

 

 

…le meilleur allié de Sócrates

Cavaco Silva doit sa victoire au Parti Socialiste. En réalité, c'est l'irresponsabilité et le défaitisme de la direction du PS et du gouvernement Sócrates qui sont, en première main, responsables de la défaite de la gauche. Dès le début, avec ses hésitations, son délai à présenter un candidat et son choix final : en fait ni Mário Soares ni Manuel Alegre ne furent un premier choix, mais le quatrième ou le cinquième choix d'un PS dont le secrétaire général et premier ministre a bel et bien accepté la cohabitation avec Cavaco.

 

En plus, le gouvernement ne s'est pas gêné d'approuver des mesures très anti-populaires en pleine campagne électorale : l'augmentation du prix de l'essence et des transports publiques, la fermeture de Centres de Santé, des lois qui instituaient le caractère temporaire de la première embauche à la fonction publique. C'est comme si le candidat Soares n'existait pas ou comme si la victoire de Cavaco Silva était inévitable, pour ne pas dire bienvenue. C'est vrai que les deux candidats du PS étaient différents, mais ils ont été obligés de jouer le même rôle politique pendant la campagne, c'est-à-dire, devoir chaque jour expliquer les positions et les choix stratégiques ou tactiques du gouvernement.

 

Manuel Alegre, depuis toujours membre du PS, fâché de ne pas avoir été le choix de Sócrates, a fait des discours enflammés contre les partis politiques (!) et leurs appareils, défendant une citoyenneté active. Il a évité de critiquer le gouvernement, a manqué la session parlementaire qui a voté le budget pour 2006, et est resté vague sur de nombreuses questions.

 

Néanmoins il faut dire que beaucoup d'électeurs et électrices de gauche ont voulu punir Sócrates et donné une opportunité à Alegre de passer au second tour, tout en dépassant Soares. Il s'en est fallu de peu. Et s'il est vrai que le million de votes pour Alegre était très hétérogène, il n'en est pas moins vrai qu'une partie non négligeable de ces votes est certainement plus proche du Bloc de Gauche que des politiques du gouvernement Sócrates. Mais contrairement à l'intention annoncée, ce million de votes ne va pas aboutir à la création d'un mouvement civique stable ou organisé. Encore moins, à la création d'un nouveau parti politique dont certains semblaient rêver.

 

Avec l'élection de Cavaco Silva la droite gagne une référence pour sa recomposition, ayant été capable de polariser une partie importante d'électeurs du centre qui avaient donné la victoire à Sócrates en 2005. Dans son premier discours au Parlement, Cavaco Silva a donné raison à tous ceux qui, comme Francisco Louçã, affirmaient pendant la campagne électorale présidentielle que Cavaco Silva montrait une convergence très nette avec la politique du gouvernement du parti socialiste. Le premier ministre José Sócrates a lui-même commenté le discours en soulignant l'affinité de points de vue en ce qui concerne l'action du gouvernement. Le premier anniversaire du gouvernement est marqué par le mot d'ordre de la stabilité institutionnelle.

 

La convergence de discours Sócrates-Cavaco Silva au plan économique aura encore d'autres conséquences : le premier ministre tendra de tourner à droite son ordre du jour. Des réformes sur les droits de citoyenneté (divorce, avortement, mariage homosexuel), bien que beaucoup plus modestes que celles de Zapatero, mais qui pouvaient tout au moins ouvrir des fractures avec la hiérarchie catholique, seront oubliées.

 

Ce Bloc Central au plus haut niveau de l'État a tout de suite gagné la confiance de la haute finance et des banquiers, avec l'annonce des plus grandes affaires de la part des groupes économiques : une OPA sur Télécom et une concentration bancaire au travers de l'OPA sur le BPI.

 

 

Construire une alternative

Le commentaire de Francisco Louçã a été clair : les politiques sociales plus actives seront mises en deuxième plan ; les prochaines années seront marquées par le renforcement des politiques de droite. Il a aussi critiqué l'absence totale de références à la politique internationale : " à la veille d'un probable conflit armé, le nouveau président n'a pas un seul mot à dire ni sur l'Irak ni sur la possibilité de guerre avec l'Iran. »

 

Il est désormais plus que nécessaire de construire une alternative politique à gauche qui puise sur le combat pour le plein emploi, la soutenabilité de la sécurité sociale et contre la privatisation des services publics. L'opposition socialiste que le Bloc représente a une responsabilité immense. La prétention du PS et du PSD de changer le système électoral, en introduisant des circonscriptions uninominales, impose une lutte tenace : la désarticulation du système proportionnel exclut la pluralité, réduit la représentation politique à deux partis et exclut les femmes de la vie politique, ce qui va à l'encontre de l'exigence de démocratie

 

Le pays a presque un demi-million de chômeurs et 20 % de pauvres. Le chômage et l'exclusion sociale sont les questions sociales les plus urgentes. Le Bloc prépare une marche pour l'emploi pour la première quinzaine de septembre.

 

Qu'il s'agisse de la guerre, des services publics, de la justice, de la parité, Francisco Louçã a semé des propositions qu'on n'oubliera pas facilement dans les années à venir.

 

Porto, Mars 2006

 

1. Cf. l'article de Luis Branco dans Inprecor n║ 511/512 de novembre-décembre 2005.

 

2. Anibal Cavaco Silva a été Premier ministre entre 1985 et 1995, puis candidat à la présidentielle de 1996, battu alors par Jorge Sampaio (PS).