Les archives de la Quatrième Internationale à la Contemporaine de Nanterre

par Marianne Gourdon

À la fois centre d’archives, bibliothèque et musée, La Contemporaine a inauguré récemment son nouveau bâtiment, intégré à l’Université de Paris-Nanterre. Elle propose de nombreuses collections thématiques sur l’histoire des mouvements sociaux et des dynamiques révolutionnaires internationales. Les fonds trotskistes y sont déjà bien représentés : on peut notamment y consulter les archives de la Ligue communiste révolutionnaire, ainsi celles de Pierre Frank et Michel Pablo. Attendu depuis de nombreuses années, l’inventaire des archives de la Quatrième Internationale (SU) déposées à la Contemporaine est désormais achevé.

 

Il sera bientôt disponible en ligne sur Calames, le catalogue numérique des archives de l’enseignement supérieur 1 . Ce fonds est issu d’un don effectué par le Secrétariat Unifié à l’occasion du déménagement des locaux de la Quatrième Internationale en 1993. Faute des ressources nécessaires, le traitement de ces archives était depuis resté incomplet et les possibilités de consultation du fonds demeuraient limitées. Le travail a repris en 2023, et ce sont au total plus de 400 cartons d’archives écrites qui ont fait l’objet d’un classement et d’une description minutieuse. La collection contient des documents allant de la fin des années 1960 jusqu’au milieu des années 1990, et témoigne de l’intensité et de la diversité de l’activité politique de ces décennies. L’inventaire complet, doté de nombreuses indications thématiques, a pour but de faciliter les recherches militantes et académiques sur une variété d’espaces et de luttes révolutionnaires.

Des sources inédites sur l’histoire de la Quatrième Internationale

Ces archives nous renseignent sur l’activité de la Quatrième Internationale dite « Secrétariat Unifié ». Ce Secrétariat Unifié naît en 1963 de la réunion du Secrétariat International et d’un certain nombre d’organisations qui avaient scissionné dix ans auparavant, notamment le Socialist Workers Party (SWP). 

Le fonds contient tout d’abord les archives issues des grandes instances de la Quatrième Internationale, c’est-à-dire du Congrès mondial, du Comité exécutif international (CEI), du Secrétariat unifié ainsi que de son Bureau. Nous y trouvons une très grande variété de documents, permettant une analyse approfondie des activités et des débats qui ont traversé l’organisation révolutionnaire. Outre les nombreuses circulaires et minutes de réunions, le fonds présente une importante quantité de correspondances, notamment avec diverses organisations politiques, syndicales ou associatives. Elles offrent des éclaircissements utiles sur les relations entretenues avec d’autres mouvements révolutionnaires. Les archives sont également constituées d’un remarquable ensemble de tracts, brochures et périodiques présentant la variété des perspectives et des mobilisations menées par les partis membres de la Quatrième Internationale. Signalons également la présence de nombreux cartons de documentation et de rapports, témoins du travail minutieux de collecte d’informations visant à produire des orientations politiques sur divers sujets. Tout cela permet de suivre avec précision les coulisses du fonctionnement de la Quatrième Internationale, des débats internes à la rédaction des résolutions, jusqu’au vote et à l’application des directives dans les sections. 

La plus grande originalité du fonds réside cependant dans la partie consacrée aux relations avec les sections. Composée de près de 300 cartons d’archives, elle conserve l’ensemble des documents relatifs aux échanges avec les différentes organisations, qui, dans chaque continent, se sont revendiquées de la Quatrième Internationale (SU). Ces cartons, organisés par pays et d’une grande richesse thématique et géographique, nous renseignent sur la vie politique, les mobilisations et les controverses qui ont animé chacune de ces organisations, ainsi que sur leurs liens avec l’Internationale. Les archives permettent aussi d’observer les recompositions des forces militantes par pays, à mesure que certaines sections sont traversées de tensions ou connaissent des processus de scission. La répartition des cartons donne une idée du poids politique, de l’intensité des relations et de la force numérique de chaque section. L’Europe et l’Amérique latine sont particulièrement bien représentées, ainsi que certaines parties de l’Asie, comme l’Inde, le Japon et le Sri Lanka. En revanche, d’autres espaces géographiques restent plus marginaux, au premier rang desquels le continent africain. 

Cette partie du fonds offre un grand nombre de documents rares, au tirage limité, ouvrant sur nombre de luttes et événements politiques de la deuxième moitié du 20e siècle, et ce à toutes les échelles. La documentation s’étale des rassemblements contre les armes nucléaires en Inde aux organisations de chômeurs en Belgique, de la question des prisonnier·es politiques au Chili aux mobilisations contre le néocolonialisme à l’Île Maurice, jusqu’aux grèves de juillet 1980 au Sri Lanka. La Quatrième Internationale est impliquée sur la plupart des grands fronts politiques de la période : grèves ouvrières, luttes anticoloniales, résistances aux dictatures, mobilisations contre le chômage et la crise, campagnes pour l’abolition de la dette, luttes contre l’extrême droite et mouvement écologiste. 

Quelle pratique de l’internationalisme ?

Plonger dans les archives de la Quatrième Internationale, c’est aussi comprendre comment se structure en pratique l’internationalisme défendu par l’organisation révolutionnaire 2  .

Un des éléments clés de la pratique de l’internationalisme est la presse militante, outil de circulation des informations, des théories et des expériences. Celle-ci sert de courroie de transmission entre les différents pays engagés dans l’Internationale, permet l’élaboration des résolutions et des stratégies ainsi que la comparaison des différents terrains de luttes. Tout particulièrement, les bulletins intérieurs constituent une ressource essentielle pour saisir dans le détail la vie politique des groupes militants. Au niveau de chaque section, ces bulletins délivrent quantité de détails sur l’actualité militante et les débats internes qui traversent la Quatrième Internationale et les organisations qui s’en réclament. Ils permettent aussi d’observer l’apparition – ou la disparition – de certains enjeux politiques, ainsi que les « points chauds » du débat à une époque donnée. On peut par exemple retracer les débats qui ont présidé à la rédaction de la « résolution femmes » de 1979, faisant s’affronter plusieurs perspectives sur les rapports entre mouvement des femmes et mouvement ouvrier. 

La multiplication des titres de presse et des brochures témoigne de l’importance de la circulation et de la mise en commun des échanges dans le cadre de la pratique internationaliste. Loin de se limiter aux frontières nationales, cet internationalisme passe également par des titres plus spécifiques, comme La Internacional, destinée à l’immigration espagnole en France ou encore le bulletin des marxistes révolutionnaires arabes. Cette presse est parfois marquée par l’expérience de l’exil et de la clandestinité politique, notamment en Amérique latine, comme en attestent les fausses couvertures utilisées pour dissimuler les bulletins. 

L’internationalisme s’élabore aussi par les multiples campagnes de solidarité animées par les organisations de la Quatrième Internationale : pour les exilés grecs, contre la répression au Chili, mais aussi contre la colonisation en Palestine. Ces politiques de solidarité sont particulièrement sensibles dans les archives des commissions, dont les dossiers nous révèlent un travail important de liaison et d’enquête sur le terrain. On y trouve des rapports et des dossiers de presse sur la situation politique de plusieurs pays, comme la Corée du Sud, le Brésil ou encore les États-Unis. Ces archives montrent comment les orientations politiques s’élaborent en relation avec les sections, et renseignent sur les missions et voyages destinés à prendre contact avec les militant·es révolutionnaires de différents pays. Toutes les sections n’ont cependant pas la même place dans l’élaboration stratégique. Si les sections française et américaine, notamment, sont presque constamment engagées dans les débats et les décisions, d’autres organisations restent plus éloignées des instances dirigeantes. Les archives révèlent aussi les lettres restées sans réponses et les difficultés pratiques et financières de certains partis. 

Dans une perspective d’ouverture et de massification, la « Quatre » s’étudie également elle-même. Un certain nombre de rapports sont consacrés à la féminisation de l’organisation et nous renseignent avec précision sur le nombre de femmes dans chaque section, ainsi que leur accès – ou non – aux responsabilités militantes. D’autres rapports internes fournissent d’intéressants détails sur la moyenne d’âge des militant·es, leur origine professionnelle et l’évolution des effectifs. Le fonds contient également les archives de la formation militante : cours, stages et séminaires. Ces documents témoignent de l’importance croissante accordée à la question de la jeunesse au sein de l’organisation, notamment à partir de la résolution de 1982, consacrée aux mouvements des jeunes dans les pays impérialistes. Plusieurs initiatives sont mises en place en ce sens, tout particulièrement les Camps d’été qui rassemblent des centaines de jeunes. 

Les mutations de l’espérance révolutionnaire

Dans les années 1970, tout particulièrement, en lien avec l’ébullition générale des mouvements révolutionnaires, de nouvelles théorisations marxistes voient le jour au sein de la Quatrième Internationale, autour des textes de Daniel Bensaïd ou encore d’Ernest Mandel. Le fonds contient un certain nombre de documents permettant d’approfondir notre compréhension de ces élaborations. Elles renvoient aux grandes questions de la période 1970-1990, de la chute de l’URSS à la mondialisation capitaliste, en passant par la création de l’Europe. Au-delà du contexte européen, il est également possible de suivre l’évolution des pensées révolutionnaires latino-américaines, par le biais de l’exemple du Pérou, notamment. Hugo Blanco, figure majeure du mouvement paysan et autochtone, a été longtemps un compagnon de route de la Quatrième Internationale. Les archives permettent de retracer son parcours, de son emprisonnement en 1963 à ses relations avec la Quatrième Internationale, jusqu’à son éloignement vis-à-vis de l’organisation à la fin des années 1980. Elles permettent ainsi de saisir l’articulation entre luttes agraires et luttes d’émancipations. De manière générale, on peut retracer les grandes controverses qui ont traversé la Quatrième Internationale. La question de la lutte armée se pose notamment avec une grande acuité concernant les révolutions d’Amérique centrale, notamment au Nicaragua. L’attitude à adopter vis-à-vis des événements en Pologne et en Iran est également au cœur des débats de l’organisation dans les années 1980. 

Enfin, l’intégration progressive de nouveaux fronts militants dans le mouvement est sensible. La succession des congrès donne à voir la prise en compte croissante de certaines luttes. Le bouleversement induit par les mouvements féministes des années 1970 se reflète au Congrès mondial de 1979, où est adoptée une résolution intitulée « Libération des femmes et révolution socialiste ». C’est également à partir de cette date que la question écologique commence à être abordée dans les textes officiels de la Quatrième Internationale, dans le sillage des mobilisations contre l’industrie nucléaire. Dans une moindre mesure, on trouve plus tardivement des matériaux sur les luttes de libération homosexuelles et lesbiennes. Dans le même temps, c’est également la stratégie du « tournant vers l’industrie » qui est au cœur des préoccupations. À partir de 1980, il s’agit alors pour les militant·es de rejoindre volontairement certains secteurs industriels, afin d’enraciner davantage le mouvement au sein de la classe ouvrière. 

Ainsi, ces archives sont d’une importance cruciale pour la compréhension des dynamiques du mouvement révolutionnaire de la seconde moitié du 20e siècle. Approfondir le travail de collecte des fonds révolutionnaires est essentiel pour la mémoire de ces luttes. Aux 400 cartons présentés ici doivent être ajoutés 600 cartons de périodiques faisant également partie du don de la Quatrième Internationale de 1993. Cette collection, encore en cours de traitement au sein de la Contemporaine, est constituée de publications issues de l’ensemble des sections.

Afin de proposer une démarche réflexive autour du fonds, la Contemporaine s’est associée à Fanny Gallot, maîtresse de conférences à l’université Paris-Est Créteil, pour organiser un cycle de séminaires consacré aux « circulations internationales des espérances révolutionnaires ». L’ambition de ces rencontres est de stimuler les recherches consacrées à l’histoire de la Quatrième Internationale et, plus généralement, aux organisations révolutionnaires. La première séance, qui a eu lieu le 24 avril 2024, était consacrée à la présentation du fonds de la Contemporaine, ainsi qu’aux archives du site Radar 3 . Chaque séance est également l’occasion d’interroger deux « grands témoins » de l’histoire de ces mouvements. La première table ronde donnait la parole à Penelope Duggan et Léon Crémieux, deux militant·es de longue date de la Quatrième Internationale, et membres de son Bureau. 

L’histoire de la Quatrième Internationale peut également être enrichie par d’autres ressources. Signalons par exemple la traduction en français des mémoires de Livio Maitan 4  , qui offre un point de vue à la fois intime et critique sur le mouvement de 1975 à 1995. Par ailleurs, les fonds présents à la bibliothèque de l’IIRE (Institut International de Recherche et de Formation) ont récemment fait l’objet d’un inventaire. Les archives audio-visuelles en ligne sur le site de l’Institut sont également une ressource précieuse, constituée d’un certain nombre d’enregistrements, dont plusieurs séminaires donnés par Daniel Bensaïd. 

La conservation et la valorisation de ces différents matériaux sont particulièrement importantes pour mieux comprendre l’histoire des mouvements révolutionnaires, et ainsi éclairer les luttes contemporaines.


 

Le 12 juin 2024

  • 1Pour consulter ce catalogue, voir le site calames.abes.fr
  • 2Ludivine Bantigny et Fanny Gallot, « Un internationalisme pratique. La culture politique de la IVe Internationale dans les années 1970 », Histoire Politique n° 42, 2020.
  • 3//association-radar.org
  • 4 itinéraire d’un communiste critique, Éditions La Brèche - IIRE, Paris 2020.

 

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