Argentine : la tension monte entre le gouvernement et la CGT

par Eduardo Lucita

Après le retrait de la CGT du dialogue social, le gouvernement passe à la vitesse supérieure. Il s’apprête à reprendre l’ensemble de la réforme du travail inscrite dans la Loi fondamentale, et commence par s’attaquer à la structure syndicale. La réponse de la CGT est de reprendre le Plan de Luttes.

La nécessité politique pour le gouvernement de faire approuver la Loi fondamentale par le Congrès national l’a amené à faire une série de concessions, notamment sur le chapitre du travail. Dans ce domaine, les diverses négociations menées par la CGT et d’autres dirigeants syndicaux avec les différents blocs des deux chambres ont permis d’obtenir le retrait de 42 articles de ce chapitre de la Loi fondamentale.

Les points litigieux restants étaient la figure du travailleur indépendant et les blocages d’usines. Les dirigeants de la centrale syndicale avaient convenu avec le secrétaire au Travail, Julio Cordero, de traiter ces deux points lors de la première réunion de dialogue social.

Un échec…

Comme nous l’avons expliqué dans un article précédent, rien ne s’est passé comme prévu et convenu. Alors que la CGT s’apprêtait à participer a la réunion avec le gouvernement, celui-ci, sans l’intervention du secrétaire au Travail, a rédigé la réforme du Travail. Après quoi, la ministre du Capital humain, Sandra Pettovello a publié sur ses réseaux : « La table du Dialogue social est ouverte. Nous avons invité tous les secteurs du monde du travail, mais il est clair que la CGT a peur de Moyano ». Elle a accompagné ce message d’une photo où on la voit ouvrir le dialogue social – mais avec qui ? Car seul l’avocat du syndicat du commerce était présent – entourée du secrétaire au Travail et du ministre de la Déréglementation et de la Transformation de l’État, Federico Sturzenegger. 

Une véritable provocation. Il est de notoriété publique que le Ministre a été le mentor idéologique de la Loi fondamentale (Ley Bases), avec un accent particulier sur le chapitre du travail, conseillé par un groupe d’avocats des principales entreprises du pays, parmi lesquels Julio Cordero alors qu’il n’était pas encore fonctionnaire de l’État. Ceci est juridiquement contestable car seuls les fonctionnaires ou conseillers officiellement désignés comme tels peuvent intervenir dans les activités et résolutions de l’État, y compris les projets de loi…

La décision officielle a eu un tel impact que La Nación1  a publié une pleine page dans son édition de samedi dernier, intitulée « La déclaration de guerre de Pettovello accélère le conflit ». En réalité, il s’agit d’un euphémisme car Cordero est dépassé par Sturzenegger et Pettovello, qui sont les véritables décisionnaires, en matière de travail, Cordero ne fait qu’exécuter les ordres. 

L’escalade du conflit

Nous avons détaillé dans une précédente note les trois factions qui coexistent au sein de la CGT sous le slogan de la préservation de l’unité. Les partisans de la collaboration ne baissent pas les bras, ils cherchent  toujours, infructueusement,  des alternatives pour parvenir à un consensus avec le gouvernement. Le « noyau dur » de la présidence « est prêt à aller jusqu’au bout du conflit avec le syndicalisme ». Les premiers projets présentés par M. Sturzenegger sont les suivants : un projet d’abrogation du quota de solidarité et un autre projet visant à promouvoir la démocratisation des syndicats en limitant les mandats à quatre ans et en imposant une seule réélection. Le premier vise à mettre en difficulté financière les organisations syndicales et l’autre, sous prétexte de démocratisation – qui est objectivement une nécessité – s’immisce dans les organisations de travailleurs, qui sont celles qui doivent décider comment et sous quelle forme s’organiser et choisir leurs dirigeant·es.  Le gouvernement ne fait pas de même avec les organisations patronales. 

Un premier pas

La CGT et les deux CTA ainsi que la majorité de la gauche se sont joints à la mobilisation organisée par les mouvements sociaux le 7 août pour « rendre visible la grave situation d’urgence alimentaire, sociale et du monde du travail ». La foule était composée de salarié·es, de salarié·es privé·es d’emploi et de cette immense fraction de la société que le capital a éloignée de la production et de la consommation et condamné à l’économie informelle. Les représentant·es organiques de la plupart des syndicats qui composent les centrales syndicales étaient présents, avec un nombre non négligeable de travailleurs alors même qu’elle avait lieu sur une journée de travail – seuls les travailleurs de l’État affiliés à l’ATE et les professeurs d’université étaient en grève – et à un moment peu propice à la mobilisation des travailleurs salariés.

Ce rassemblement peut être considéré comme le premier maillon d’un nouveau plan de lutte que la CGT définira une fois que l’assemblée plénière des Secrétaires généraux et les Délégations régionales auront été convoquées (comme toujours, elles prennent leur temps). Si les mouvements sociaux sont attentifs aux données officielles sur la pauvreté (55%) et l’indigence (20%), les dirigeants syndicaux ne peuvent manquer de remarquer que, selon les sondages d’opinion et les focus groups2 , la peur de perdre son emploi a déjà égalé la préoccupation concernant le coût de la vie, tandis que le rapport entre ceux qui soutiennent le gouvernement et ceux qui s’y opposent, qui était en décembre de 50 contre 37 s’est inversé en juillet, 41 contre 48.

Au-delà de la massivité de l’évènement si l’on doit retenir quelque chose de cette manifestation, c’est la joie qui se lisait sur les visages de la plupart des manifestants. Cela contraste avec certains indices des jours précédents, marqués par le reflux et la démoralisation. Ces visages semblaient dire : « nous sommes de retour dans les rues, luttant pour ce qui nous appartient ». 

Un autre paragraphe mérite d’être rédigé à propos du débat d’opinions au sommet de la direction syndicale. Les dirigeants auraient reconnu la nécessité de reprendre l’initiative afin de « ne pas perdre la confiance des travailleurs dans nos syndicats. Ou nous serons défaits », de sorte que toute action de protestation organisée doit déboucher sur un appel réussi. Le tout couronné par l’aveu que « nous sommes seuls, sans direction politique ». Peut-être est-ce le début d’une prise de conscience que la distance entre le péronisme et les travailleurs s’accroît ? Ou que le moment est venu d’agir en toute indépendance politique ?

Il est clair que sous le gouvernement Milei, il n’y a pas de place pour un État qui cherche à arbitrer les relations capital/travail. Au contraire, le gouvernement cherche à modifier ces relations dans un sens historique. Ainsi, la CGT, au-delà de ses divergences internes, n’a d’autre possibilité que de s’affronter.

Le conflit s’envenime par sa propre dynamique, au-delà de la traditionnelle volonté de négocier de nos directions syndicales.

Le 8 août 2024, traduit par Hegoa Garay

  • 1La Nación est un traditionnel journal libéral conservateur. La Nación S.A. est la société mère du groupe, contrôlée depuis 1996 par une autre société, MNMS Holding, détenue à 70 % par un groupe d’investissement basé aux îles Caïmans, Barton Corp, et à 30 % par la famille Saguier.
  • 2Un focus group (ou groupe de discussion) est une forme de recherche qualitative/étude quantitative qui prend forme au sein d’un groupe spécifique culturel, sociétal ou idéologique, afin de déterminer la réponse de ce groupe et l’attitude qu’il adopte au regard d’un produit, d’un service, d’un concept ou de notices. En sciences sociales, les focus groups sont utilisés pour étudier des problématiques sociétales non pas à travers l’enquête d’individus, comme c’est le cas dans l’enquête par sondage, mais par la discussion de groupe. Le résultat de cette forme de recherche reflète l’interaction entre les attitudes des participants et le processus social au sein du groupe. Le philosophe Edgar Morin avait déjà posé les contours de ces groupes de discussion dans son essai La rumeur d’Orléans (1969).