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L’extrême droite argentine au pouvoir, la fin d’une époque ?

par Adrian Piva
Manifestation d’épargnants argentins en 2001 devant la succursale de la Banco de la Nación Argentina située à Buenos Aires, Argentine. © Barcex, CC BY-SA 3.0

Dans la nuit du 19 novembre 2023, lorsque les résultats officiels du scrutin présidentiel en Argentine ont confirmé la victoire de Javier Milei, le candidat de « La libertad avanza » (LLA), de nombreux militant·es et intellectuel·les de la gauche et du progressisme se sont réveillé·es face à une réalité que nous avions tenté de nier ou que nous n’avions pas été capables de comprendre. C’est pourquoi la tentative d’approcher des explications, des raisons et des hypothèses pour cet événement impensable doit être, en même temps, un exercice de révision des catégories et des caractérisations que nous avions faites de la réalité sociale et politique argentine au cours des années précédentes.

Nous tenterons ici de comprendre ce phénomène comme la synthèse d’un processus de transformation profonde des relations de pouvoir qui articulaient l’économie et la politique après la crise de 2001 et, par conséquent, comme le signe de la fin d’une époque. Nous tenterons de développer cet argument en présentant les principaux éléments déterminant le processus économico-politique qui a rendu possible le triomphe de Milei, et nous fournirons quelques éléments de caractérisation du gouvernement et discuterons des perspectives d’avenir.

Le scénario mondial : entre la crise du néolibéralisme et la montée de l’extrême droite

La crise mondiale de 2008 et la récession mondiale qui l’a suivie ont inauguré une phase de faible croissance (faibles taux de croissance dans l’Union européenne (UE), stagnation continue au Japon, ralentissement en Chine depuis 2012), des pressions mondiales pour la restructuration productive (approfondissement des tendances à l’automatisation et à la robotisation – ce qu’on appelle l’industrie 4.0 –, expansion du capitalisme de plateforme, réorganisation des processus de travail et changements dans la structure de la relation d’exploitation, etc.), une crise de la coordination des réponses des États-nations face aux événements mondiaux (politiques monétaires et fiscales non coordonnées, crise climatique, pandémie de Covid-19…) et les tensions géopolitiques globales (crise syrienne depuis 2011, tensions entre les États-Unis et la Chine, guerre en Ukraine, relance de la question palestinienne, etc.).

Le dénominateur commun de ces différentes dimensions de la phase capitaliste que nous traversons est la crise du néolibéralisme. Le néolibéralisme a été défini de différentes manières 1, mais lorsque le terme est généralisé jusqu’à inclure les aspects les plus variés et les plus généraux, lorsque le néolibéralisme est identifié à toute attaque contre la classe ouvrière ou à tout projet de restauration du pouvoir de classe, la question essentielle de la forme spécifique de l’offensive capitaliste et de la subordination du travail est perdue. Le terme doit alors être explicité ou abandonné.

Nous considérons ici le néolibéralisme comme une forme spécifique de domination politique structurée par la coercition marchande, c’est-à-dire la démobilisation et l’individualisation de la classe ouvrière ainsi que l’encadrement des entreprises et des individus par des mécanismes d’extension et d’intensification de la concurrence. La combinaison de politiques monétaires restrictives, de déréglementation des marchés et de libéralisation commerciale et financière a été au cœur de l’articulation de ces mécanismes. Cette définition n’ignore pas le rôle de la violence dans l’imposition du néolibéralisme, elle souligne seulement qu’il s’agit d’une caractéristique générale de toute offensive capitaliste.

Cette définition n’ignore pas non plus le fait que la coercition marchande est essentielle à la domination capitaliste, fondée sur la dépossession des producteurs et leur transformation en vendeurs de force de travail. Mais elle souligne que la transformation de la coercition marchande en structure de domination politique est spécifique au néolibéralisme. Enfin, elle nous permet de différencier le néolibéralisme d’autres phénomènes auxquels il a été historiquement associé, tels que l’internationalisation et la restructuration de la production, mais ceux-ci sont caractéristiques d’une étape qui englobe et dépasse le néolibéralisme. En particulier, l’internationalisation de la production depuis la fin des années 1960 et, surtout, depuis le milieu des années 1970, est à l’origine de tensions entre une accumulation de plus en plus mondiale du capital et le caractère national de la domination politique, structurée par les États-nations. L’affaiblissement de la capacité de régulation de l’accumulation dans l’espace national et l’érosion des mécanismes d’intégration politique des États qui en résulte tendent à créer des problèmes de domination.

Crise du libéralisme et crise des rapports interimpérialistes

Le néolibéralisme était une réponse à ces problèmes de domination par la démobilisation et l’individualisation des travailleurs. Sa crise les rouvre donc. En témoigne l’instabilité politique chronique qui traverse les pays et les continents depuis la crise mondiale de 2008, en particulier les crises ou difficultés de fonctionnement des systèmes politiques, et les processus de polarisation. Mais depuis la fin des années 1980, la généralisation des politiques néolibérales – à travers le consensus de Washington – a établi une coordination de fait entre les différents États et consolidé une hiérarchie impérialiste dominée par les États-Unis. La crise du néolibéralisme explique ainsi les problèmes de coordination et la re-création de tensions géopolitiques mondiales, ce qui constitue une crise impérialiste. La crise du néolibéralisme a été ponctuée par des vagues mondiales de lutte des classes. La première, entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, a eu pour épicentre l’Amérique du Sud, où sévissait une crise régionale du néolibéralisme, mais qui s’inscrivait dans le cadre des grandes manifestations contre la mondialisation. Ce cycle d’insurrections contre le néolibéralisme a ouvert la période des gouvernements néo-populistes de gauche dans la région. La deuxième vague, entre 2010 et 2012, la première après la crise mondiale de 2008, et a été marquée par le printemps arabe et l’expérience de Syriza en Grèce.

Depuis la fin des années 1980, la lutte des classes a été surdéterminée par l’effondrement du « socialisme réel ». Mais l’épuisement des populismes de gauche latino-américains, l’échec de Syriza et la noyade dans le sang des printemps arabes ont conduit à ce que la troisième vague mondiale de protestations et de rébellions de 2018-2019, probablement la plus globale des trois, soit caractérisée par une absence totale d’alternatives populaires.

Un scénario de faible croissance, des pressions pour une restructuration capitaliste, des crises politiques, des tensions géopolitiques, des protestations et l’absence d’alternatives populaires, tel est le cadre de la montée de la nouvelle droite, de l’ultra-droite et de la propagation croissante de ce que l’on appelle les « régimes hybrides ». On peut dire que les nouveaux autoritarismes et la montée de l’ultra-droite font partie de la quête de rupture de l’équilibre des pouvoirs qui empêche de sortir de la phase ouverte par la crise mondiale de 2008.

Comme mentionné ci-dessus, la crise du néolibéralisme dans une grande partie de l’Amérique du Sud date du début du nouveau siècle, avant la crise mondiale de 2008. En ce sens, la dernière phase d’expansion mondiale de la période néolibérale, entre 2002 et 2008, conditionnait la possibilité du cycle des gouvernements néo-populistes et d’un processus d’accumulation aux caractéristiques néo-développementistes. Cela explique également le paradoxe apparent selon lequel l’épuisement de ce cycle a coïncidé avec la crise mondiale du néolibéralisme et, surtout, avec le début du ralentissement de la Chine. En tant que tel, il a signifié la dissolution des fondements mondiaux du néo-populisme.

La dissolution des fondamentaux économiques d’une époque

Depuis 2012, l’Argentine traverse une longue phase de stagnation économique et une tendance à la crise, dont les causes sont à la fois locales et globales. Les causes globales – la faible croissance mondiale et les pressions à la restructuration de la production – ont déjà été présentées. Les causes locales peuvent être trouvées dans la tendance à la restriction externe de l’accumulation et dans l’épuisement de la base productive locale, dont la dernière restructuration profonde remonte à la première moitié des années 1990, ce qui a exacerbé les pressions mondiales en faveur d’une restructuration. Par conséquent, l’ajustement fiscal et la dévaluation de la monnaie ne suffisent pas à relancer l’accumulation et, en l’absence de restructuration de la production, ils ne font qu’engendrer la récession et la spirale de la relation entre la dévaluation et l’inflation. Le cœur de l’explication de la dynamique et de la temporalité de la phase de stagnation réside dans un rapport de forces qui a bloqué les tentatives successives d’aller de l’avant avec une telle restructuration.

Cependant, plus de dix ans de stagnation et de tendances à la crise ont conduit à une détérioration des conditions de vie des travailleurs/ses, en particulier des plus pauvres. Comment cela affecte-t-il l’équilibre des forces entre le capital et le travail ? La littérature sur le travail et les conflits du travail reconnaît qu’il existe une relation entre l’amélioration des conditions de vie des travailleurs et la capacité d’action collective de la classe ouvrière. Pour reprendre les termes de Wright, la dégradation des conditions de vie de la classe ouvrière affaiblit les capacités structurelles d’action des travailleurs en tant que classe. Si, à court terme, les phénomènes de privation peuvent conduire à la montée des luttes ouvrières, en particulier en présence d’une organisation préalable, à long terme, c’est l’association inverse qui se vérifie. En particulier, la consolidation et l’approfondissement de l’hétérogénéité de la classe ouvrière, notamment la division entre formel et informel, ont affecté ces capacités 2.

La dissolution des formes politiques passées : l’épuisement du kirchnérisme et l’échec de l’anti-kirchnérisme

La dissolution des fondements économiques de la phase d’expansion entamée fin 2002 a sapé les bases de la stratégie néo-populiste du kirchnérisme, c’est-à-dire le déplacement temporel (report) et spatial (« deux modèles de capitalisme ») de l’antagonisme entre le capital et le travail. Depuis 2003, la reconstruction du pouvoir d’État et la construction et reproduction du consensus se sont développées sur la base d’une stratégie de satisfaction progressive des revendications populaires. L’inadéquation entre des politiques fiscales et monétaires expansionnistes et un processus d’accumulation dépendant de l’exportation de produits industriels, avec de faibles gains de productivité et une tendance à la restriction externe, a entraîné une croissance déséquilibrée et l’entrée dans un régime de forte inflation. Le retour de pratiques politiques et d’un imaginaire péronistes a mobilisé des pratiques et des représentations antipéronistes encore en vigueur dans de larges groupes sociaux, notamment dans les « classes moyennes ».

Face à la fin de la phase d’expansion, le deuxième gouvernement de Cristina Kirchner (le troisième gouvernement kirchnériste) a cherché à procéder à un ajustement progressif (« fine tuning »).

Mais face à l’érosion de ses bases de légitimation, il a transformé les mesures d’urgence (contrôle des changes, fermeture partielle de l’économie, etc.) en un mécanisme de report de la crise. Le début de la phase de stagnation et l’évidence de l’épuisement de la stratégie politique ont accentué les ruptures et les désertions et ont finalement conduit au triomphe électoral de la coalition de droite Cambiemos.

Le gouvernement Macri a tenté de restaurer le néolibéralisme, mais, dans un premier temps, il n’a pu faire avancer que partiellement l’ajustement et, ensuite, la tentative de mettre en œuvre la triple réforme (travail, sécurité sociale et fiscalité) s’est heurtée à la résistance populaire lors des grandes mobilisations de décembre 2017. 2018 et 2019 ont été des années de crise profonde qui se sont soldées par le retour du péronisme au gouvernement.

Le Frente de Todos (FdT) était une coalition des différentes fractions du péronisme qui a intériorisé les pressions exercées par le haut en faveur de la restructuration et par le bas pour la bloquer. Une fois au gouvernement, il a manqué d’orientation et de leadership, ce qui confirme que l’épuisement du kirchnérisme a laissé le péronisme sans stratégie.

L’épuisement du kirchnérisme et l’échec de l’anti-kirchnérisme ont dissous les axes qui avaient structuré le système politique depuis sa reconstitution après la crise de 2001.

La démobilisation des travailleurs et du peuple (3)

Nous avons déjà souligné le lien entre la détérioration des conditions de vie des travailleurs et les conditions des conflits du travail. Avec le début de la phase de stagnation, et sur la base d’un processus d’accumulation des forces qui s’est poursuivi après l’insurrection de 2001, un cycle de haute fréquence des conflits du travail et de montée de la mobilisation des syndicats et des mouvements sociaux dans la rue a commencé en 2012. Au cours de l’année 2017, dans un contexte défavorable aux négociations syndicales, alors que les conflits du travail ont baissé, la mobilisation dans la rue, la politisation et les actes de violence dans le cadre de la mobilisation ont fortement augmenté. Les affrontements avec les forces de sécurité sur la Plaza Congreso les 14 et 18 décembre 2017 ont été le point culminant de ce processus ainsi que de l’unité des syndicats et des mouvements sociaux.

Cependant, depuis 2018, un processus de démobilisation a commencé. Dans ce processus, l’impact de la crise sur les capacités structurelles d’action de la classe ouvrière a joué un rôle important, ce qui était déjà évident dans l’effondrement des conflits du travail en 2017. Mais la canalisation institutionnelle du conflit après la relative désinstitutionnalisation de 2017 a également joué un rôle. La formation du FdT et l’attente de la voie électorale ont été particulièrement importantes à cet égard.

L’arrivée du péronisme au gouvernement a renforcé le lien entre l’institutionnalisation des conflits du travail et la démobilisation populaire. La baisse du nombre de conflits du travail s’est prolongée, les manifestations de rue ont diminué et l’unité d’action des syndicats et du mouvement social s’est réduite. Cette évolution s’est faite en même temps et sur la base de la baisse des salaires réels et de l’augmentation de l’informalité.

La mobilisation de la droite 3

L’un des phénomènes les plus importants des deux dernières décennies a été le début de la mobilisation de la classe moyenne anti-kirchnériste, en 2006 et 2007. Il s’agit de la rupture de facto de l’alliance dans la rue qui a rendu possible l’insurrection de décembre 2001 : « piquete y cacerola » (piquet et casserole). Le ralliement massif de ces groupes sociaux à la bourgeoisie agraire lors de la rébellion fiscale de 2008 a constitué un changement qualitatif. C’était la naissance d’une droite sociale qui allait former la base d’une alliance politique de droite. Mais il fallait encore les grandes mobilisations (cacerolazos) de 2012 et 2013, qui ont montré la massification de la contestation des classes moyennes et le passage à l’opposition de secteurs qui jusqu’alors votaient pour le péronisme ou du moins hésitaient. Entre août et octobre 2019, dans la campagne pour la réélection de Mauricio Macri, après la catastrophe électorale des primaires ouvertes, simultanées et obligatoires (PASO) de Juntos por el Cambio (JxC, élargissement de Cambiemos), la mobilisation de cette base a transformé la droite sociale en sujet politique, ce qui s’est confirmé dans les manifestations contre la pandémie organisées par la droite.

Cependant, l’échec de la droite au gouvernement et la désintégration de l’axe d’articulation du système politique depuis 2003 (entre kirchnérisme et anti-kirchnérisme) ont profondément affecté la constitution politique de ce sujet. Cela s’est manifesté par le glissement vers des positions d’extrême droite, d’abord dans la figure de Patricia Bulrich, centrales dans les protestations pandémiques et post-pandémiques, puis, débarrassées de toute nuance, dans la figure de Milei. 4

L’exigence d’ordre

Mais le processus d’ultra-droitisation ne pouvait s’achever que par une véritable massification de la demande d’ordre, sa pénétration dans de larges secteurs de la classe ouvrière.

La prolongation temporaire de la crise a des effets qui ne peuvent être mesurés qu’au niveau micro-social. La crise finit par affecter la sociabilité quotidienne, érodant l’ordre social par capillarité avec toute une série de dysfonctionnements plus ou moins importants. L’insécurité croissante liée à la criminalité de droit commun et à l’augmentation du trafic de drogue est bien réelle et touche surtout les travailleurs et les travailleuses. Dans un régime de forte inflation qui désorganise la vie des majorités populaires et affecte durablement leurs revenus, lademande d’ordre finit par englober tous les niveaux, économique, social et politique, et devient l’articulateur d’un vaste ensemble de revendications de toutes sortes.

Sous le gouvernement Macri, c’était la base d’un discours qui tentait d’identifier la restauration de l’autorité du capital sur le lieu de travail et au niveau social avec la restauration de l’ordre sans adjectif. Le discours de Milei approfondit cette identification, épurée de toute référence à la république et à la démocratie, seul le geste autoritaire subsiste.

Les élections 5

Le vote pour Milei a condensé toutes ces déterminations. Au PASO (élections primaires, primarias, abiertas, simultáneas y obligatorias) du 13 août, la LLA (La liberté avance, en espagnol La libertad avanza) de Milei a obtenu environ 30 % des suffrages exprimés, ce qui lui a permis d’arriver en tête. Aux élections générales du 22 octobre 2023 il est arrivé en deuxième position, à 7 points du péronisme. Mais au PASO, 69,6 % des électeurs ont voté (un pourcentage historiquement bas en Argentine depuis le retour de la démocratie) et aux élections générales 77,04 %. La progression du péronisme par rapport au PASO indique qu’une partie importante de l’abstention provient du vote péroniste. Malgré l’énorme mobilisation électorale du péronisme aux élections générales, il n’a pas dépassé 37 % des votes, en deçà du plancher historique de 40 %. Une analyse locale du vote en faveur de Milei dans le Grand Buenos Aires, historiquement péroniste (la ceinture qui entoure la ville de Buenos Aires), montre la similitude des profils de vote de l’ALL et du péronisme. Milei a obtenu les meilleurs résultats dans les bastions du péronisme et dans ceux qui étaient autrefois péronistes et qui ont oscillé entre le péronisme et la droite depuis 2011.

Par ailleurs, le profil sociodémographique des districts où Milei a obtenu ses meilleurs résultats aux élections du PASO et aux élections générales est similaire à celui du péronisme : il est meilleur là où l’informalité de la main-d’œuvre est plus élevée. La contestation du vote péroniste par Milei est renforcée par deux faits concernant les élections dans les provinces. D’une part, Milei a réussi à s’imposer dans 5 des 6 provinces où le péronisme, jusqu’alors au pouvoir, a perdu les élections de gouverneurs de provinces (Chubut, San Juan, San Luis, Santa Cruz et Santa Fe) et dans 4 des provinces qu’il a réussi à conserver lors d’élections dissociées de l’élection présidentielle (La Pampa, La Rioja, Tierra del Fuego et Tucumán). Lors des élections générales du 22 octobre, le péronisme a pu inverser le résultat dans les quatre provinces où le péronisme provincial avait gagné les élections locales, mais seulement dans une de celles qu’il avait perdues (Santa Cruz). Deuxièmement, lors du scrutin, l’écart important du candidat de l’ALL par rapport au péronisme (56 % contre 44 %) s’explique en grande partie par la performance électorale de Milei dans les provinces du nord-ouest argentin (NOA), bastion historique du péronisme. Alors que Macri, lors du second tour de 2015, a été défait dans le NOA par 57,2 % contre 42,8 %, Milei l’a emporté par 50,6% contre 49,4 %.

Tout cela montre qu’il existe un lien entre la montée du vote Milei et la crise du vote péroniste. Le péronisme a été historiquement l’outil électoral de la classe ouvrière, la crise du vote péroniste au profit de l’ultra-droite exprime, au niveau politique, le processus de désagrégation du comportement de la classe ouvrière que nous avons vu au niveau de la lutte sociale. C’est le moment politique du processus de démobilisation et de désorganisation des travailleurs.

Mais une analyse similaire du vote pour Milei dans deux provinces avec un vote anti-péroniste consolidé (Santa Fe et Córdoba) montre que dans ces provinces, tant dans le PASO que dans les élections générales, le vote pour Milei partage le profil du vote de droite, le vainqueur des élections précédentes. Au second tour, il a réussi à attirer la majorité du vote JxC au niveau national.

La convergence des votes péroniste et anti-péroniste dans la figure de Milei indique, d’une part, la déstructuration des axes d’articulation du système politique depuis 2003, mais soulève en même temps la question de la signification politique de cette fusion. Une hypothèse probable, basée sur ce qui a été dit jusqu’à présent, est qu’ils sont unifiés par la demande d’ordre, qu’une partie importante du vote Milei (pas la totalité, bien sûr) exprime un tournant autoritaire de la part d’une grande partie de la société.

Le noyau autoritaire de l’ascension de Milei et les perspectives d’avenir

Il existe un lien étroit entre la démobilisation des travailleurs et du peuple, la massification de la demande d’ordre et l’ascension de Milei. Il s’agit de la dissolution du lien social, de la désagrégation des comportements au niveau économique, social et politique et de leur réintégration en tant que masse à travers la figure du leader autoritaire. La pandémie a accéléré les processus de désintégration collective et a rendu plus urgente la médiation autoritaire comme forme de recomposition sociale, dans un contexte de crise persistante, de déstructuration du système politique et d’absence d’alternatives populaires. Mais ce processus ne peut être condensé et reproduit que par la médiation de l’État.

La repolitisation autoritaire de la lutte des classes est un trait commun à toute une série de phénomènes politiques, dont beaucoup se développent dans le cadre de l’État de droit, d’autres sous la forme de « régimes hybrides ». Il s’agit simplement du développement d’une médiation autoritaire de l’État en réponse à la crise des mécanismes néolibéraux de coercition du marché. Dans les expériences d’extrême droite telles que celle incarnée par Milei – et de nombreux régimes hybrides revêtent ce caractère, comme ceux d’Erdogan, Poutine, Bukele et bien d’autres –, elle se déploie comme une tendance à la rupture institutionnelle avec la démocratie bourgeoise, visant – et le degré de développement de cette tendance dépend des rapports de forces – à se constituer en régime autoritaire basé sur le leadership personnel.

Mais l’avenir de Milei soulève de nombreuses questions. La plupart des dirigeants d’extrême droite qui ont accédé au gouvernement ne sont pas néolibéraux (comme dans le cas de Trump) ou se sont montrés pragmatiques dans leurs objectifs de politique monétaire, de libre-échange et de réforme de l’État dès qu’ils gouvernent (comme dans le cas de Bolsonaro). Son maximalisme se déploie au niveau des politiques conservatrices et autoritaires. Le projet autoritaire de Milei exige une transformation de l’État – l’abolition ou la réduction de certaines fonctions, mais, en même temps, le développement ou la création d’autres – et non leur minimisation. Si Milei tentait d’aller jusqu’au bout de son programme ultra-libéral, il saperait ses propres fondements. De plus, le monde auquel il est confronté est très différent de celui des années 1990 : à cette époque, le libre-échange progressait, les États-Unis étaient à la tête de l’empire informel et les flux financiers internationaux ainsi que les processus de financiarisation locale permettaient de différer les déséquilibres économiques ; aujourd’hui, le libre-échange stagne dans un cadre de guerres commerciales et monétaires, la crise impérialiste génère une instabilité mondiale, les flux financiers mondiaux sont très volatils et l’approfondissement de la financiarisation locale se heurte à des restrictions structurelles.

De ce point de vue, l’attention qu’il a attirée dans les arènes de l’ultra droite mondiale et l’intérêt qu’il a suscité dans la presse internationale sont davantage dus à son discours antisocialiste, anti-environnemental et lgbtphobe enflammé qu’à son idéologie libertarienne. Ce sont ces traits qui le rattachent à l’extrême droite mondiale qui expliquent que des personnages et des forces politiques très éloignés de son idéologie « autrichienne », tels que Trump aux États-Unis ou les souverainistes réactionnaires de Vox en Espagne, se revendiquent de lui.

Les premiers mois du gouvernement de Milei ont donné la priorité à une profonde offensive contre les travailleurs/ses plutôt qu’à l’unification et à la libéralisation du marché des changes ou à l’ouverture des échanges : une dévaluation brutale de plus de 100 %, un ajustement fiscal sans précédent basé sur la liquidation des pensions et des salaires des travailleurs de l’État, une récession aiguë qui a commencé à provoquer des fermetures et des licenciements dans le secteur privé et la tentative, jusqu’ici infructueuse, de faire avancer une profonde réforme du travail par le biais d’un décret de nécessité et d’urgence (DNU) et une vaste réforme de l’État par le biais de ce que l’on appelle la « loi omnibus ».

Ces deux tentatives infructueuses sont le résultat de l’orientation maximaliste de Milei qui l’a mis en conflit avec l’élite politique traditionnelle à laquelle il propose la subordination ou la confrontation. La stratégie de Milei tend – objectivement, plus ou moins consciemment – vers la rupture institutionnelle. Cependant, les conditions de cette rupture ne semblent pas réunies. Les forces armées sont un acteur mineur de la politique argentine depuis la fin de la dictature militaire en 1983, et le soutien à Milei ne semble pas se traduire, du moins pour l’instant, par une mobilisation et une organisation permettant de soutenir un tournant autoritaire radical.

Toutefois, les processus de construction d’une société autoritaire sont progressifs. La politique du ministère de la sécurité a limité les manifestations de rue, et le maximalisme du gouvernement s’est accompagné d’un discours sans précédent pour un président en Argentine, au moins depuis 1983, qui tend à naturaliser le maccarthysme, la misogynie, la lgbtphobie, etc., à encourager le harcèlement et la persécution politique dans les réseaux et les institutions publics et à justifier les actions répressives des forces de sécurité. Certaines de ces dimensions étaient présentes sous le gouvernement de Macri, mais elles ne formaient pas une action systématique comme c’est le cas aujourd’hui.

L’hypothèse selon laquelle l’affrontement avec l’élite politique pourrait se terminer par un procès en destitution visant à le démettre de ses fonctions (« coup d’État en douceur ») n’est pas à exclure. Mais que se passerait-il s’il n’y avait pas d’intervention populaire ? Les questions clés sont donc de savoir quelle est l’ampleur du processus de démobilisation antérieur et dans quelle mesure il peut être inversé. Après les grandes mobilisations de la CGT le 24 janvier, du mouvement des femmes le 8 mars et du peuple dans son ensemble le 24 mars, nous ne pouvons qu’espérer une réponse populaire énergique par le bas qui secouera et ébranlera la scène institutionnelle, créant une nouvelle situation. C’est ce que nous espérons et c’est ce pour quoi nous agissons.

Le 12 juin 2024

Adrain Piva est un sociologue argentin. Il est enseignant-chercheur et milite à Poder Popular. Il est l'auteur notamment de Accumulacion y hegemonia en la Argentina menemista. Traduit par Fabrice Thomas.

  • 1Il a été défini comme une idéologie (Anderson, 1997), comme un processus civilisationnel (Dardot et Laval, 2013) et comme un projet de restauration de classe, d’une manière proche de notre approche (Harvey, 2007).
  • 2Les salarié·es informel·les, c’est-à-dire ceux qui ne cotisent pas pour leur retraite, sont passés de 31,4 % des salarié·es au deuxième trimestre 2016 à 37 % au même trimestre en 2023. La somme des travailleurs/ses indépendant·es et des salarié·es informel·les représentait 43,5 % des actifs occupé·es en 2016 et atteindra 48,9 % en 2023. Si l’on limite la définition à la somme des salarié·es informel·les et des travailleurs/ses à leur compte sans locaux propres, l’informalité est passée de 35,4 % à 41,1 % au cours de la même période (Source : INDEC).
  • 33) Les données utilisées dans ce paragraphe et les suivants sont basées sur des données compilées par les auteurs à partir de la base de données sur les conflits du travail du ministère national du Travail et des archives du journal La Nación.
  • 4alors qu’en 2017, 24 des 31 actes de violence collective enregistrés pouvaient être classés dans la catégorie de la violence populaire, en 2022, seuls 11 des 27 l’étaient.
  • 5Les données mentionnées dans ce paragraphe sont basées sur les résultats publiés par la Direction nationale des élections de la République argentine.

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