La crise ouverte du péronisme

par S. Lopez

La bourgeoisie argentine a peur. Cette bourgeoisie qui commença à impulser, il y a plus de trois décennies, un processus de collaboration des classes entre le travail et le capital, connut comme résul­tat, il y a cinq ans, le Cordobazo (grève insurrec­tionnelle dans la ville de Cordoba), un des points les plus élevés des luttes de masse dans ce pays. Le Cordobazo marqua le début d'une série de luttes de masse semi-insurrectionnelles qui mirent bas les projets de rationalisation de la dictature militaire. Mais le Cordobazo ne fit pas seulement trembler le Parti militaire, qui avait pris en charge les affaires de l'État afin d'accomplir les tâches qu'aucun parti politique bourgeois n'avait réussi à mener à bien. Le Cordobazo fit trembler la classe dominante dans son ensemble, qui vit apparaître, au milieu des débris de ses tentatives malheureuses de collaboration de classe, le spectre du socialisme, du pouvoir ouvrier.

L'apparition d'une nouvelle avant-garde de masse

Pour la première fois dans l'histoire de l'Argentine, les luttes de classe pour le socialisme dépassèrent le cercle réduit de l'avant-garde et s'inscrivirent dans la dynamique des luttes de masse. Après la chute de Feron en 1955, l'Argentine a connu des tentatives successives de mise en place de régimes « démocratiques » ou dictatoriaux ; toutes ces tentatives ont échoué. L'expérience d'années de lutte, la répercussion des révolutions cubaine et vietnamienne et l'exacerbation des contradictions sociales sous le régime de Ongania vont stimuler l'apparition de milliers de nouveaux militants et de secteurs radicalisés au cours des mobilisations et des luttes de classes. Pour ces milliers de militants nouveaux et de dirigeants de masse, il n'était pas suffisant de se tourner vers la dictature pour lui demander de satisfaire leurs revendications immédiates. Il s'agissait d'en finir avec le régime d'exploitation et de dépense, fruit du capitalisme, et de construire une nouvelle société, une société socialiste. Le drapeau de la Patrie socialiste qui symbolise cette aspiration est repris au niveau de secteurs entiers des masses.

La dictature militaire ne disposait pas des moyens politiques lui permettant de faire face à la nouvelle menace par une répression massive et sanglante. Les forces armées avaient à faire à un mouvement de masse beaucoup plus puissant que celui qui existait au Brésil en 1964. Et il n'existait même pas un accord au sein de la bourgeoisie du type de celui qui permit le coup d'État au Chili en septembre 1973. L'affrontement entre les classes devra donc être différé. La solution bourgeoise à la crise de la dictature sera donc un retour à un régime de démocratie parlementaire, réintroduisant dans la vie politique le péronisme proscrit depuis 18 ans.

L'absence d'une option marxiste-révolutionnaire, option qu'aucun des partis de la gauche révolutionnaire n'a pu offrir, a amené le mouvement de masse à se laisser canaliser dans la perspective électorale. La majorité de ces milliers de nouveaux militants et dirigeants de secteurs de masses radicalisés — ce que nous appelons l'avant-garde large — se reconnaissaient dans l'aile gauche du péronisme, autant dans les organisations péronisées armées que dans les nouvelles organisations de jeunesse.

Mais cette évolution du mouvement de masse et de l'avant-garde large ne s'oppose pas mécaniquement à toute l'expérience de lutte antérieure. Au contraire, elle va porter au sein du péronisme les éléments de la radicalisation générale à l'œuvre dans le pays, aiguisant les contradictions internes qui éclateront immédiatement en durs affrontements.

Très rapidement, le régime démocratique parlementaire, avec le fonctionnement de toutes les libertés traditionnelles, va se montrer incapable de contrôler le mouvement de masse. En effet, bien qu'il attende quelque chose du péronisme, le mouvement de masse, et particulièrement ses secteurs radicalisés, entend aller plus loin que les plans de la direction bourgeoise et bureaucratique péroniste. Après le 25 mai, date de venue au pouvoir de Cam­ pera, se succèdent des occupations d'entreprises et de grandes mobilisations. Le nouveau gouvernement se montrera faible : déjà ce même 25 mai, il avait dû céder à la pression des masses et libérer sans autres formalités les prisonniers politiques. Cependant, pour la bourgeoisie, ce n'était pas tant ses nouveaux représentants que le système même de domination à travers les mécanismes classiques de la démocratie parlementaire, qui se montrait trop fragile pour affronter la radicalisation des masses. Campera n'accomplira pas ses cent jours : au bout d'un mois et demi, la bourgeoisie opérait un auto-coup d'État et réajustait ses plans. L'instabilité politique de la nouvelle période apparaissait clairement. Les marges de manœuvre des classes dominantes étaient fort étroites.

La marche forcée vers l'Etat fort

La bourgeoisie va commencer une marche forcée vers une transformation de ses mécanismes de domination, pour instaurer en Argentine un État fort. Il s'agit de transformer l'appareil d'État et de le rendre capable d'affronter l'explosivité des luttes de classe, sans avoir à faire appel aux forces armées politiquement discréditées. Il s'agit de créer un exécutif tout-puissant et omniprésent, capable d'intervenir rapidement dans n'importe quel conflit, réglant selon ses goals et ses besoins les libertés qui accompagnent traditionnellement une démocratie bourgeoise, transformant le Parlement en un simple auxiliaire de l'exécutif dans lequel les pressions des groupes représentant les différents secteurs s'épuisent en multiples couloirs et commissions.

L'homme capable d'entreprendre cette marche forcée vers l'État fort était Juan Perón. Parce que cette évolution supposait une série de batailles politiques et de frictions que seul quelqu'un disposant d'une cer­taine autorité au sein du mouvement de masse pouvait entreprendre sans provoquer dès le début de violentes réactions généralisées. Peron entra au gouvernement comme l'homme de la droite, comme le dirigeant de la bourgeoisie et non comme le représentant des travailleurs qui l'appuyaient. Pour défendre les intérêts de la classe dominante et de sesalliés, la bureaucratie syndicale péroniste itnpulsera la "Ley de Prescindibilidad" des fonctionnaires (Loi sur la sécurité de l'emploi des fonctionnaires, per­ mettant au gouvernement de les licencier sans aucune formalité), la Loi sur les investissements étrangers, la réforme du Code Pénal, la Loi sur les Associations professionnelles de la bureaucratie, la Loi de conci­ liation obligatoire qui limite le droit de grève, la Loi universitaire dont le but est d'adapter l'éduca- tion nationale aux intérêts du capitalisme dépen- dant argentin, etc. Pour défendre les mêmes intérêts, elle impulsera l'interdiction de la presse révolutionnaire, l'asservissement de la liberté de la presse, l'interdiction des manifestations publiques, l'interdiction des activités politiques dans les centres de l'éducation nationale (collèges et universités), la réintroduction de la censure avec sa suite normale : la répression et la torture contre les militants révolutionnaires et populaires. Peron lui-même don­na son aval explicite à la gestion de Villa et Marga­ ride, anciens hommes de main de la dictature qui se trouvent aujourd'hui à la tête de l'appareil de répression. Et ceci, juste au moment où les tortures infligées aux militants péronistes emprisonnés Gamps, Galli et Maestre, connaissaient un large écho public.

La marche vers l'État fort exige l'élimination de tous les secteurs de l'appareil politique de l'État les plus faibles et les plus sensibles aux pressions des masses. Ce processus de centralisation politique dans l'exécutif pour impulser les plans de la bourgeoisie rencontra quelques obstacles dans l'attitude de certains gouvernements provinciaux. Au Congrès, Paron dispose d'une majorité parlementaire confortable, ce qui lui évite certains problèmes et qui peut faire taire les quelques voix de protestation, comme cela se passa lorsque l'opposition prétendit interpeller le ministre de l'Intérieur au sujet des tortures. Mais le système fédéraliste et la ré­lative autonomie des provinces représentait une en­ trave pour le projet de mise en place d'un État fort, dans la mesure où les gouvernements provin­ ciaux devaient simplement administrer la vie publi­que en fonction de ce que l'exécutif national avait décidé. La crise qui s'ensuivit éclata en premier dans les principales provinces : Buenos Aires et Córdoba.

Dans le cas de Buenos Aires, le gouverneur Bidegain céda aux pressions de Perón. À Cordoba, vu l'absence d'une formalité plus discrète, le colonel Navarre, chef de la Police, se fit le fidèle interprète des aspirations du pouvoir exécutif national. C'est ainsi que nous avons pu voir ce procédé iné­ dit qui mit à nu la farce qu'est toute démocratie bourgeoise, particulièrement dans un pays dépen­ dant : un chef de police qui destitue son gouverneur, sous l'œil complaisant du gouvernement central. Le « coup de Navarro » n'aurait pas pu atteindre son but s'il n'avait pu compter avec l'appui du gouvernement et de Peron lui-même. Contrairement à ce que certains secteurs de la jeunesse péroniste ont insinué, Peron n'est prisonnier de personne et il sera toujours « tenu » par ceux qu'il considère les plus aptes à accomplir son projet politique. Peron est prisonnier de sa condition de dirigeant bour­geois, conséquent avec la défense des intérêts de sa classe : celle des patrons d'usines et d'entreprises et des exploiteurs de la classe ouvrière.

Dans le domaine social et économique, le plan de la bourgeoisie s'exprime clairement dans le Plan triennal et dans le Pacte social signé par le patronat et la bureaucratie syndicale sous l'auspice de Peron.

Tous les efforts demandés à la classe ouvrière pour augmenter la production seront récompensés par des miettes distribuées parcimonieusement. Selon qu'augmenteront les bénéfices. Afin de faire respecter la trève sociale, la prolifération des attaques et des attentats des bandes armées de la bureaucra­tie et des bandes para-policières sera nécessaire. C'est ainsi que nous assistons à ce curieux phénomène d'une « démocratie » bourgeoise constitutionnelle qui se fait le prometteur, à partir des sphères les plus élevées du gouvernement, du terrorisme de droite. Quand cette répression extra-légale ne se montre pas suffisante, les forces traditionnelles de répression entrent en action, sans hésiter à tirer pour tuer, comme cela est arrivé à 50 mètres de la Casa Rosada (Maison Rose – résidence de Peron) lors d'une manifestation au cours de laquelle le militant péroniste Chejolan trouva la mort.

Tous les politiciens bourgeois, réformistes et centristes qui se rendent à la Casa Rosada pour demander à Peron qu'il défende les libertés démocratiques en danger paraissent totalement ridicules ! Ceux qui prétendent avoir la plus grande admiration pour Peron, agissent comme s'il était complètement idiot et ne savait pas avec qui il travaille : ils lui demandent de destituer son ministre de l'Intérieur, son secrétaire privé et son ministre du Bien-être social, son ministre du Travail et son chef de police, etc. Mais ne sont-ils pas capables de voir que le responsable numéro un de la politique actuelle du gouvernement est le général Peron lui-même ?

Il y a longtemps que Peron a choisi son camp : celui de la bourgeoisie. Et il le dit très clairement à qui veut l'entendre. Il l'a répété lors du 1er mai du haut des balcons de la Casa Rosada quand il traita de stupides mercenaires et de traitres les secteurs radicalisés du péronisme qui prétendaient dialoguer avec lui en lui demandant : « Que se passe-t-il, général… » ? 

L'évolution du mouvement péroniste

La «patrie socialiste» ne se construira pas avec Peron, mais contre Peron. Le gouvernement de Peron est le gouvernement des bourgeois, des exploiteurs, des bureaucrates traitres à leur classe. Ce n'est pas en défendant ce gouvernement que l'on fera progresser les luttes de la classe ouvrière, mais au contraire en luttant pour un gouvernement des travailleurs, un gouvernement révolutionnaire ouvrier et populaire dans lequel il n'y a pas de place pour les bourgeois, les bureaucrates et les militaires.

Jusqu'ici, les directions de la jeunesse péroniste ra­dicalisée, secteur majoritaire de la nouvelle avant-garde large, ont suivi une politique hésitante et conciliatrice face à la direction bourgeoise et bureaucra­tique du péronisme. Comme il fallait s'y attendre, elles ne reçurent en réponse que des coups et des échecs. Le 1er mai, sa base a démontré qu'elle n'était pas prête à accepter passivement n'importe quel affront. D'une manière largement spontanée, ses militants tournèrent le dos à Feron et se regardèrent quand le général commença à lancer ses insultes. Cette masse de 60.000 jeunes tournant le dos à Feron est significative de la profondeur du processus de rupture entre le péronisme bourgeois et démocratique et de larges secteurs des masses. Quand on assiste à une rupture du type de celle qui se produisit lors de ce 1er mai, on comprend que si la classe ouvrière n'est pas venue massivement manifester ce 1er mai comme elle l'avait fait l'an passé, c'est à cause d'un certain scepticisme et du manque de perspective. Quelle différence palpable, impressionnante entre le 1er mai de l'an cent du gouvernement péroniste, quand, à l'appel de Feron, des centaines de milliers de travailleurs emplissaient l'avenue du 9 Juillet, et la caricature de cette année où la bureaucratie syndicale réussit à peine à rassembler quelques milliers de curieux. Au cours de la farce de la « fête du travail et de l'unité nationale » programmée par la bourgeoisie et la bureaucratie, dans une sati­ rade hystérique, Feron démontra son incapacité à attirer ses propres secteurs de la jeunesse combative.

La base des secteurs radicalisés du Péronisme en a trop supporté. En conséquence de leur orientation hésitante et de leur rôle de frein, ses directions actuelles vont commencer à perdre des secteurs significatifs pour la gauche. La radicalisation ne peut pas se maintenir dans le moule d'une tactique conciliatrice et étapiste d'alliance avec la bourgeoisie. L'opportunisme devra être payé à un prix très élevé, entraînant la crise de ces organisations et faisant perdre des énergies et des forces considérables, pourtant nécessaires pour la lutte révolutionnaire.

Des secteurs de la classe ouvrière sont en train de montrer quelle est la voie à suivre. La lutte des ouvriers d'Acindar, Marathon et Metcon, à Villa Constitucion, a démontré de façon exemplaire comment il fallait lutter contre la bureaucratie, en impulsant l'unité d'action sans sectarisme, en défendant la démocratie syndicale, en suscitant la solidarité la plus large possible de toute la population, en adoptant des méthodes combatives comme l'occupation des usines et l'autodéfense. Leur lutte a constitué la plus forte réponse de la classe ouvrière aux élections frauduleuses de l'Union ouvrière de la métal­lurgie, élections organisées par la bande des Miguel, Otero, Calabre et compagnie. Les travailleurs de la Banque nationale ont été confrontés à l'application de la Ley de prescindibilidad (loi sur la sécurité de l'emploi des fonctionnaires) contre leurs activités syndicales et contre les militants combatifs. Les graphistes de Rosario, les ouvriers des usines militaires et les enseignants de tout le pays ont affronté le Pacte social afin d'obtenir des salaires suffisants, montrant ainsi ce qu'ils pensaient du réajustement accordé par la Grande Commission paritaire nationale des bureaucrates, patrons et gouvernement qui s'était réunie récemment.

Avancer sans trève

Les luttes de la classe ouvrière doivent être impulsées et étendues, approfondies autour des thèmes unitaires les plus ressentis par l'ensemble des travailleurs. À la croissante centralisation de l'offensive de la bourgeoisie contre la classe ouvrière, les travailleurs doivent répondre également par leur organisation et la centralisation de leurs activités.

  • Contre le Pacte social, pour des salaires
  • Contre la bureaucratie, pour la démocratie ouvrière et la reprise en main des syndicats par les travailleurs eux-mêmes.
  • Contre la répression, libération des prisonniers politiques, pour une enquête sur les tortures et le jugement des
  • Contre les assassinats et le terrorisme de droite, pour l'organisation de l'autodéfense dans toutes les luttes de masse
  • Contre la dépendance négociée avec l'impérialisme, pour la nationalisation sans indemnisation des entreprises impérialistes et des monopoles, pour la non reconnaissance de la dette extérieure et la rupture de tous les accords passés avec l'impérialisme.
  • Contre l'oligarchie terrienne, pour la révolution agraire et le monopole du commerce extérieur.
  • Contre l'arbitraire patronal, contre la sur-exploitation capitaliste, pour le contrôle ouvrier de la production.
  • Contre le gouvernement de la bourgeoisie, pour un gouvernement révolutionnaire ouvrier et populaire.

Contre l'offensive bourgeoise et sa marche forcée vers l'État fort, il faut opposer l'unité dans l'action la plus large de tous les secteurs ouvriers et populaires. Il est nécessaire de dépasser le sectarisme et les préjugés à travers une discussion sur des points précis et sur les initiatives nécessaires pour le développement de la lutte, de la mobilisation et de l'organisation des masses.

Les batailles décisives entre la bourgeoisie et la classe ouvrière ne se sont pas encore produites. Mais la confrontation entre les classes est inévitable, car le projet politique de la bourgeoisie est irréconciliable avec les aspirations de la classe ouvrière et de la jeunesse.

Les travailleurs et les jeunes peuvent s'appuyer sur une expérience de lutte qui s'est considérablement enrichie au cours des dernières années. Mais ils doivent surmonter les positions opportunistes, centristes et hésitantes qui compromettent de façon dangereuse leur potentiel révolutionnaire. Pour la classe ouvrière, la seule alternative est d'avancer sans trève, comme disent les camarades chiliens, ou de subir une défaite qui compromettra sa situation pendant une longue période.

La bourgeoisie n'a pas encore réussi à établir la stabilité politique et économique dont elle a besoin. Ce qui fait aujourd'hui sa force sera demain une source de nouvelles contradictions : si Feron est le dirigeant capable d'appliquer son projet politique, la crise du mouvement péroniste, qui est aujourd'hui une crise ouverte, profonde, compromet ces mêmes institutions bourgeoises si péniblement mises en place. Et la bourgeoisie sait que des mouvements comme le péronisme ne survivent pas à leurs dirigeants, comme la France et le Portugal l'ont récemment rappelé. Aujourd'hui, la bourgeoisie n'est pas préparée à une telle perspective, mais elle y travaille fébrilement : Car derrière les sourires et les amabilités de façade, des fissures importantes divisent le front de la bourgeoisie et de la bureaucratie.

S. Lopez

10 mai 1974