Les femmes dans la révolution de 1979 et après

par Houshang Sépéhr
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L’histoire spécifique du voile et du dévoilement dans l’Iran moderne est, bien entendu, longue et compliquée. 

 

L’époque de la monarchie

En 1936, pendant la dictature de Reza Chah, un décret gouvernemental a interdit aux femmes le port du voile en public. Ce dévoilement obligatoire a reconfiguré le signifiant islamique, dénaturalisant la marque de la féminité « traditionnelle », inscrivant « la femme naturelle et moderne » comme une seconde nature féminine renforcée. À ce propos, Afsaneh Najmabadi, chercheuse sur le féminisme en Iran, se souvient de l’histoire de sa mère : « Après que Reza Chah eut décrété le dévoilement obligatoire des femmes en public (janvier 1936), elle et d’autres femmes ont travaillé pendant plusieurs jours face aux murs, afin d’éviter le regard masculin ».

Dans son article, elle souligne le caractère momentané de cette ambivalence en expliquant comment « une fois habituées au dévoilement, tant de possibilités dans la vie publique s’ouvraient aux femmes… c’était une expérience à la fois oppressive mais aussi significativement émancipatrice ». (5)

Dans les décennies antérieures à la révolution de février 1979, il n’existait pas de mouvement des femmes en Iran. Ce qui avait pris forme après la révolution constitutionnelle de 1906 puis dans les années 1941-1953, même très limité, est mort avec le coup d’État de 1953. Dans les années de dictature ayant suivi celui-ci, chaque fois que la « question des femmes » était posée, c’était à l’initiative du gouvernement et en relation avec les besoins de l’ordre existant. 

Dans la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale, le développement capitaliste en Iran avait répondu aux nouveaux besoins du capitalisme mondial. Il avait été le fait de l’État iranien. 

Le cadre législatif correspondant a été parfois mis en place progressivement, et parfois d’un seul coup. Le développement inégal et combiné de l’économie s’est traduit par une combinaison bancale entre, d’une part, les secteurs modernes de la production et les administrations liées à l’impérialisme et, d’autre part, le cadre général précapitaliste. Il en a résulté des problèmes particuliers se reflétant à différents niveaux. 

Il en allait de même concernant « la question des femmes ». Pour faire correspondre les anciennes relations sociales avec le nouveau mode de production, des lois ont été empruntées aux pays capitalistes avancés. Dans ces pays, elles avaient été obtenues par des années de lutte, et notamment celles relatives aux droits des femmes.

La « femme libérée » a été le porte-drapeau du discours sur « l’Iran au seuil d’une grande civilisation ». Dans les grandes villes, une partie non négligeable des femmes se sont mises à travailler à l’extérieur du foyer. Mais cela constituait un mauvais rapiéçage, détonnant sur un large fond d’arriération. Il en allait de même pour le petit nombre d’usines et de fermes industrielles noyées dans un océan de petits ateliers et de fermes permettant à peine à leurs propriétaires de vivre.

Avec la machine à laver, l’aspirateur, la gazinière etc. le modèle de la « femme nouvelle » est arrivé. Celle-ci n’était pas simplement une consommatrice, elle était instruite, elle travaillait et était éligible à des droits sociaux. Elle devait simultanément être une bonne mère pour ses enfants et une bonne épouse pour son mari. Ce tableau était mis en avant pour que « la grande civilisation » soit mieux acceptée par l’opinion iranienne et internationale.

Dans ces conditions, ont été octroyées des lois de protection de la famille, le droit de vote pour les femmes, l’éducation obligatoire pour les filles et les garçons, des cliniques de planning familial rendant possible l’exercice du droit à l’avortement, des crèches publiques pour les employées et les ouvrières, l’apprentissage professionnel pour les femmes, etc.

Dans les pays capitalistes avancés, ces droits et possibilités avaient été obtenus par les femmes elles-mêmes, après d’importantes luttes. En Iran, ils ont été introduits, d’une façon incomplète et superficielle dans le code civil, la législation du travail et de la sécurité sociale.

À cause des conditions arriérées de l’Iran (l’analphabétisme de la majorité des femmes, les conditions de vie précapitalistes, la position dominée des femmes au sein des familles traditionnelles), le bénéfice de ces lois a été limité à un très petit nombre de femmes. Et c’est seulement dans les années 1970 (à la fin du règne de Mohammad Reza Pahlavi) que les avantages procurés par un certain nombre de ces lois se sont relativement généralisés.

 

La révolution de 1979

 

À l’époque de la monarchie, les revendications spécifiques des femmes n’ont jamais été mises en avant. Il n’existait pas de tradition de lutte pour la libération des femmes, et encore moins d’organisations féministes. Cette situation n’a pas changé lors du processus révolutionnaire ayant renversé le Chah, malgré la participation de nombre de femmes à celui-ci.

Il est souvent affirmé que la participation massive des femmes dans la lutte contre le Chah était « une des particularités de la révolution iranienne de 1979 » et que la raison de cette large implication était une volonté « d’intervenir dans le destin politique de la société ». Mais il ne faut pas oublier qu’une partie importante de ces manifestantes appartenaient aux couches les plus arriérées des partisans de l’Imam Khomeiny. Elles s’étaient mises en mouvement non seulement contre le Chah, mais également contre le fait que « la liberté des femmes » avait été octroyée par en haut. L’incompréhension de ce problème est une des « particularités » de cette révolution. Du point de vue de la « question des femmes », la compréhension de cet aspect est très importante.

Lors de la révolution de 1979, l’absence de direction, de programme révolutionnaire et d’organisations adéquates était indéniable. Et cela ne concerne pas que la « question des femmes ». Il est nécessaire de prendre en compte toutes les insuffisances, les maladresses et les trahisons.

Mais cela vaut également pour la dimension femmes dont il faut étudier tous les aspects. C’est seulement ainsi qu’il sera possible de comprendre les raisons de l’échec du mouvement des femmes après la révolution, et empêcher qu’il se reproduise dans les luttes futures.

Sous la houlette de l’alliance entre le clergé et la bourgeoisie libérale, la contre-révolution islamique a tout d’abord assuré la direction, sans rivale, de la lutte contre le Chah. Elle a ensuite révélé sa nature réactionnaire et misogyne. Dans les manifestations, les rangs des hommes et des femmes ont été séparés et les femmes sans voile n’ont pas été acceptées.

Dès le début, les femmes du « parti de Dieu » ont été ouvertement recrutées et organisées dans les mosquées contre le fait de ne pas porter le tchador, assimilé à de la prostitution. Simultanément, les manifestations des forces politiques non religieuses subissaient les violentes attaques des « membres du parti de Dieu ». Mais l’ampleur de la revendication de la chute du Chah a soustrait au regard social la nature de ces forces ultra réactionnaires qui, pour dévoyer et limiter le mouvement révolutionnaire de la population, s’attaquaient à tout mouvement non contrôlé par les religieux.

 

La contre-révolution islamique

 

Dès les premiers jours après l’insurrection et la stabilisation du gouvernement provisoire, les ordres de Khomeiny pour faire sortir les femmes de la scène sociale ont commencé à être appliquées. Après seulement 20 jours, le droit des femmes d’être juge a été supprimé par un ordre de quelques lignes, et le problème du port du voile a été mis en avant. 

L’annonce de cette nouvelle a coïncidé avec la journée internationale des femmes de 1979. Une partie des femmes ayant été confrontées à des attaques ouvertes contre leurs droits élémentaires, avaient compris, avant d’autres, la nature réactionnaire du régime. Et pour la première fois depuis des années, elles ont participé à des manifestations de rue pour défendre leurs droits, une méthode de lutte qu’elles avaient apprise pendant le soulèvement. Et malgré les circonstances, elles ont obligé le régime à reculer provisoirement sur l’obligation du port du voile.

Avec la stabilisation de la contre-révolution, l’attaque contre les droits des femmes a recommencé. En l’absence de luttes conséquentes et organisées des femmes, ce premier recul a été suivi d’une série d’attaques contre leur situation socio-économique. À chaque nouvelle attaque du pouvoir, la réaction des femmes devenait petit à petit plus limitée, et la répression s’en trouvait facilitée. Jusqu’à ce que la possibilité de se défendre disparaisse. 

Le potentiel de combativité des femmes dans la première période suivant l’insurrection a montré la possibilité d’organiser des luttes pour obtenir davantage de droits. Mais ceux qui se prétendaient leurs dirigeants n’avaient pas préparé de stratégie offensive dans ce but. Ils ne disposaient pas non plus de stratégie défensive et ont reculé avant la masse des femmes. Résultat : l’inégalité sociale entre les femmes et les hommes est devenue chaque jour plus criante, et les femmes ont perdu le peu de droits qui leur avaient été octroyés avant 1979.

Désormais, la femme n’était plus considérée comme un être humain à part entière, mais comme une moitié d’être humain : « Les femmes, quant à elles, ont des droits équivalents à leurs obligations, conformément à la bienséance. Mais les hommes ont cependant une prédominance sur elles. Et Allah est Puissant et Sage. » (Coran, Sourate Al-Baqara)

Les préceptes islamiques enlèvent pratiquement tout droit aux femmes. Ce sont les besoins du gouvernement islamique et le rapport de forces entre révolution et contre-révolution qui déterminent l’ampleur des mesures restrictives figurant dans les lois.

Les femmes ont perdu le droit de choisir leurs vêtements. La femme « sans-voile » a été présentée comme une lépreuse sociale. Et si une femme refusait de porter les vêtements choisis par ces messieurs, sa photo avec commentaire était collée sur les murs des magasins, des hôpitaux, des bureaux, etc. On la privait du droit de faire des achats, de manger, de se soigner, de travailler, de voyager, de s’instruire, etc.

En plus de cela, le mari, le père et le frère d’une femme avaient chacun la possibilité de lui interdire de travailler, de voyager et même de sortir de la maison. 

Même les femmes partisanes de la République islamique étaient victimes de telles mesures… quand le gouvernement n’avait pas besoin de leur participation active dans ses manœuvres contre-révolutionnaires. 

La Constitution, les lois adoptées par l’Assemblée islamique, le Code de travail, ainsi que la règlementation des ministères du travail, de l’éducation et des autres administrations gouvernementales s’appuyaient désormais sur les préceptes islamiques. Derrière de jolies phrases sur les mères et les sœurs, ces textes entérinaient l’infériorité des femmes et leur disparition de la scène sociale. 

Durant les premières années de la République islamique, des centaines de livres, articles et essais sur les droits des femmes (en vérité sur l’absence de droits des femmes) ont été imprimés. Ces attaques ont toutes eu lieu sous couvert « de la défense des vertus et de la chasteté des femmes respectables ». Elles allaient au-delà des articles dans la presse ou d’amendements de la Constitution, et portaient des coups mortels à la position sociale des femmes.

Une véritable « épuration » sociale a été mise en place à travers une série de mesures : licenciements de travailleuses ; exclusion des femmes de la haute fonction publique ; propagande contre le travail des femmes ; instauration de barrages dans l’éducation, la formation professionnelle et le travail des femmes dans de nombreuses branches, en particulier les carrières techniques et l’agriculture ; réduction du nombre des crèches publiques et l’adoption de lois interdisant l’accès aux crèches pour une partie des femmes ayant un emploi ; et dernièrement, adoption du décret sur le travail à mi-temps des femmes.

Mais à la maison aussi les choses ont empiré : incitation des mères à rester au foyer pour élever leurs enfants ; réduction des droits des mères sur leurs enfants ; suppression des articles électroménagers modernes de la liste des produits dont la fabrication ou l’importation est jugée nécessaire ; fermeture d’une grande partie des usines fabriquant des plats cuisinés ; réduction des services médicaux dédiés aux femmes ; adoption de lourdes peines pour l’avortement ; développement de la polygamie et du « mariage temporaire » présentés comme des devoirs religieux pour « aider les nécessiteux ».

Faut-il considérer que la suppression de ces droits sociaux des femmes est due uniquement à la politique à courte vue du clergé, comme le pensaient beaucoup de femmes ? Ou s’agit-il, comme l’expliquent beaucoup d’intellectuels de gauche, d’un des aspects de la politique du capitalisme iranien failli pour tenter d’en finir avec la crise structurelle et le problème du chômage ? Une chose est claire : ces attaques n’ont pas un impact suffisant pour résoudre la crise du capitalisme iranien. 

L’ensemble de ces mesures n’est pas quelque chose de provisoire ou de conjoncturel. Un regard sur les soi-disant « luttes » passées des religieux pour la création de la société islamique clarifie ce point. À l’époque, ils n’avaient pas encore pris le pouvoir, et ne considéraient pas que résoudre la crise structurelle de la société faisait partie de leurs devoirs. Dans le cadre de leur campagne contre l’égalité des droits sociaux entre les femmes et les hommes, ils expliquaient dans les années 1960 : 

• « Le pouvoir actuel a en vue d’adopter et de pratiquer l’égalité des droits de la femme et de l’homme c’est-à-dire de piétiner les commandements du Coran miséricordieux ». (Déclaration de Khomeiny, mars 1963). 

• « Détestez l’égalité des droits entre des hommes et des femmes et la participation des femmes dans la société qui entraine la corruption et la prolifération du vice, aidez la religion de Dieu ». (Déclaration de février 1964).

Les efforts réactionnaires du clergé pour créer une société islamique remontent à la période de la révolution constitutionnelle de 1906. Les Mollahs, ces parasites oubliés de l’histoire, s’opposaient dès le début à tout mouvement promettant de nouvelles relations sociales. Et partout où l’on entendait le chant de la démocratie, de la liberté et de la modernité, ils opposaient le cri de « la religion se perd ». 

Parmi les questions à l’ordre du jour pendant et après la révolution constitutionnelle figuraient celles relatives aux droits des femmes : droit de vote pour les femmes, écoles pour les filles, etc. Les principaux opposants à de telles mesures étaient les religieux réactionnaires. Les intellectuels qui en étaient partisans se sont retrouvés face à la massue de l’excommunication.

Avec le début de l’hégémonie des rapports capitalistes en Iran, les bases du pouvoir des religieux se sont effritées. Ils furent éloignés des structures qui pendant des décennies, leur avaient permis de rançonner la population. Les structures de l’État moderne ont limité leur domination dans des domaines comme la justice, les finances, les pèlerinages, les fondations et dotations religieuses (waqf). Et petit à petit on en était arrivé à ce que les écoles religieuses travaillent sous la tutelle de l’Éducation nationale. 

Le clergé s’est transformé en une structure uniquement idéologique, et même dans ce domaine il perdait son influence en particulier dans les grandes villes et parmi les jeunes. Il s’est donc dressé pour défendre son existence. Une lutte qui, en même temps, ne pouvait pas s’attaquer aux bases essentielles et structurelles du capitalisme. Le clergé s’était donc essentiellement contenté de guerroyer contre les changements concernant les structures de la famille traditionnelle et le rôle social des femmes.

Au début des années 1950, deux parties importantes du programme proposé par Navab Safavi, le chef de file islamique allié au gouvernement de Mossadegh, étaient l’exclusion des femmes des administrations et l’obligation pour les femmes de porter le voile en public.

Après la révolution de 1979, ces deux points figureront en tête du programme des comités islamiques créés par le premier gouvernement, composé de libéraux et d’islamistes modérés.

En plus de l’opposition à la réforme agraire, une des plus importantes raisons de l’opposition de Khomeiny à la révolution blanche du Chah était son opposition au droit de vote des femmes. 

Toutes les oppositions religieuses étaient hostiles à la participation des femmes à la vie sociale. Non pas, comme cela est parfois prétendu aujourd’hui, contre sa forme « occidentalisée ». Non pas pour s’opposer à la transformation de la force de travail des femmes en marchandise dans le cadre du marché capitaliste. Dans la société capitaliste, la force de travail prend en effet la forme de marchandise, qu’il s’agisse d’une femme ou d’un homme. Et la disparition des relations marchandes dominant la société ne peut résulter que de la lutte de classes et de l’instauration du socialisme. 

Le clergé, est organiquement lié à la société de classes. Et il en vit. Sous couvert de lutter contre la transformation en marchandise de la force de travail des femmes, il essaye d’effacer celles-ci de la scène sociale. En gardant les femmes prisonnières des liens précapitalistes et en maintenant en arrière la moitié de la société, le clergé ne s’oppose pas aux bases du capitalisme, mais fait la guerre contre un symbole. « La femme libre » était en effet le symbole brandi par Reza Chah et son fils Mohammad Reza Chah pour prouver leur prétendu modernisme. Les religieux l’ont maintenant remplacé par celui de « la femme voilée », symbolisant l’islamisation de la société.

 

Les raisons des attaques contre les droits des femmes

 

Pourquoi ces attaques contre les droits des femmes peuvent-elles si largement être mises en œuvre et se perpétuer ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de prendre en compte la structure du capitalisme iranien et la place infime occupée par les femmes dans les activités productives ainsi que le rapport de forces entre révolution et contre-révolution. 

Les attaques effectuées en ce moment contre les positions sociales des femmes vont dans le même sens que les solutions dont le capitalisme iranien a besoin pour tenter de surmonter sa crise : le licenciement des femmes, la fermeture des crèches, la diminution des dépenses des services sociaux dépendant de l’État…

Bien sûr, l’influence que ces mesures pourraient avoir sur la crise ne suffit pas à expliquer les attaques du clergé dès qu’il est arrivé au pouvoir, à une époque où sa domination n’était pas encore stabilisée. 

Le début des attaques est dû, d’une part, à l’idéologie des réactionnaires au pouvoir et à la nécessité de stabiliser celle-ci. Cette orientation s’est développée et a été pérennisée parce qu’elle va dans le sens des besoins du capitalisme en crise. D’autre part, à l’absence d’une résistance organisée et dotée d’un programme pour les femmes. Il ne faut pas oublier qu’à la même époque le pouvoir lançait des attaques sauvages et généralisées contre le mouvement révolutionnaire. La pratique de la gauche iranienne et son attitude erronée par rapport à différents aspects de la lutte révolutionnaire – et en particulier sur la question des femmes – ont joué un rôle important dans la garantie de succès du régime.

Comme nous l’avons signalé précédemment, au moment des mouvements contre le régime du Chah, les femmes n’ont eu nulle part une participation indépendante dans la lutte. Ceux qui se préparaient à prendre le pouvoir s’étaient organisés pendant des mois avant l’insurrection et descendaient dans la rue avec des slogans précis. Il n’y avait pratiquement pas de femmes parmi eux.

Les femmes du « parti de Dieu » étaient organisées par les mosquées autour de slogans réactionnaires. Elles ont commencé à participer aux manifestations, en particulier en province, environ six mois avant l’insurrection de février 1979. À partir de cette date, les femmes sans voile ont été injuriées et parfois tabassées dans les rues par des membres du « parti de Dieu », en particulier les jours de manifestations.

Alors que de nombreuses femmes avaient participé aux manifestations appelant à la chute du Chah et du régime dictatorial, les attaques contre les femmes ont commencé après l’installation du gouvernement provisoire. Et c’est à ce moment-là que, pour la première fois, des femmes se sont mobilisées en tant que femmes pour la défense de leurs droits.

 

La gauche iranienne et les femmes

 

Avant 1979, de multiples organisations se réclamant du marxisme-léninisme, de la révolution et de la classe ouvrière existaient en Iran. En pratique, dans la période révolutionnaire précédant l’insurrection, elles se sont contentées d’être suivistes à l’égard du soulèvement. Elles n’ont jamais tenté de mettre en avant un programme indépendant, destiné à élever le niveau de la lutte, de l’organiser et de l’orienter vers une révolution sociale.

Simultanément, ces organisations se sont retrouvées face à la mobilisation des femmes. Même si un certain nombre de leurs membres ont applaudi celle-ci, ces organisations de gauche n’ont rien trouvé dans leur éducation politique antérieure leur proposant un positionnement précis concernant le mouvement des femmes et les actions à entreprendre avec lui.

Cette faiblesse de la gauche est devenue plus claire par la suite, avec la poursuite des attaques contre les droits des femmes.

Après 1953 et la trahison du parti Tudeh (parti stalinien pro-Moscou), les courants de gauche essayant de rompre avec la ligne de Moscou ont conservé comme principale source d’inspiration la même école de pensée et ses différentes variantes (notamment les groupes pro-chinois, pro-cubains, et pro-albanais). Confrontées à la révolution, ces organisations n’ont pas eu de positionnement stable. Les révolutionnaires qui se voyaient les mains vides et n’avaient rien à proposer aux travailleurs et aux travailleuses se sont mis à leur remorque. À la vue d’un ouvrier, leurs membres perdaient tout contrôle. Ils et elles l’écoutaient amoureusement. Ils et elles faisaient du « peuple » et de sa force infinie, un Dieu auquel ils et elles se soumettaient au lieu de lui proposer un chemin. Et lorsqu’un ouvrier parlait de l’exploitation, ils et elles étaient extasiés et voyaient la révolution socialiste à portée de main.

Un peuple qui leur apparaissait d’autant plus révolutionnaire qu’il avait des vêtements les plus déchirés, une maison la moins habitable et des poches les plus vides. Quiconque injuriait l’Amérique devenait anti-impérialiste. Et il leur était possible de fermer les yeux sur ses actes contre-révolutionnaires envers la démocratie, les libertés, les femmes, les ouvrier∙es, la répression au Kurdistan, etc.

Il n’est pas possible ici de parler de tous les aspects de cette faiblesse de la gauche pendant cette période. Il est par contre du devoir des marxistes de tirer les leçons des luttes, des échecs et des raisons de ceux-ci.

Les organisations se réclamant du communisme devraient faire de la question des femmes une de leurs principales priorités. Ce n’est malheureusement pas le cas. Le peu de traduction de livres marxistes sur ce sujet témoigne d’une part du manque d’attention de la gauche à la libération des femmes, d’autre part explique le manque de connaissance de militant∙es sur ce sujet.

Sans connaître les discussions ayant lieu depuis des années au sein du mouvement ouvrier international, différents arguments caricaturaux étaient mis en avant : « une intervention spécifique en direction des femmes divise les rangs de la classe ouvrière » ; « la défense des droits des femmes renforce les femmes bourgeoises » « c’est le travail des libéraux » « c’est la bourgeoisie qui bénéficie le plus du mouvement des femmes, par exemple c’est en les utilisant qu’elle a organisé au Chili le coup d’État contre Allende »

Des phrases de ce genre étaient assénées, et on en restait là. Elles permettaient de justifier l’inaction d’une partie importante de la gauche sur la question des femmes.

Une part relativement importante de la gauche iranienne pensait et pense toujours que la réalisation de l’égalité sociale entre femmes et hommes est subordonnée à la réalisation préalable de la révolution sociale. Elle ne reconnaissait pas en conséquence la nécessité d’une lutte spécifique des femmes avant la révolution. 

Ceux qui reprennent aujourd’hui à leur compte ces conceptions héritées du passé, ne considèrent pas que la révolution sociale et l’abolition de la propriété privée des moyens de production et d’échange constituent également l’apogée de la lutte pour la libération des femmes. Cette révolution sociale ne constitue ni point de départ de la lutte des femmes, ni son point final. 

La révolution sociale est subordonnée à l’organisation de la lutte dans les différentes couches de la population, y compris les femmes. Il ne s’agit pas de se tourner les pouces et de penser que la révolution se fera toute seule et résoudra tous nos problèmes.

Dans la propagande révolutionnaire, il est souvent expliqué que la disparition de l’oppression des femmes résultera de la révolution sous la direction de la classe ouvrière. Le premier problème posé est d’amener la classe ouvrière à la conclusion qu’elle doit se préparer à prendre le pouvoir. Le second est que la classe ouvrière, lors des luttes, parvienne à démontrer aux autres couches sociales dominées qu’en s’unissant avec la classe ouvrière elles pourront parvenir à réaliser leurs propres objectifs.

 

Les raisons de l’absence d’organisations de femmes en Iran

 

Pourquoi malgré les efforts déployés pour former des organisations de femmes, le résultat n’a pas été probant ?

Traditionnellement, le point de vue dominant au sein de la gauche iranienne concernant la question des femmes et sa relation avec le mouvement ouvrier, était que non seulement les femmes représentaient la moitié de la classe ouvrière, mais qu’elles en constituaient la partie la plus arriérée. Il s’agissait donc de les amener au même niveau que le reste de la classe ouvrière. Il fallait donc faire connaître aux femmes les idées du parti révolutionnaire, afin qu’elles puissent ensuite, sous la direction du parti, lutter au coude à coude avec le reste de classe ouvrière pour la victoire de la révolution.  

Au début du XXe siècle, quelques pas dans cette voie ont été franchis, et l’importance du travail du parti révolutionnaire en direction des femmes a été soulignée. Mais la poursuite de cette orientation a rencontré de nombreux obstacles en Iran, comme dans de nombreux pays. Au lieu de continuer à avancer, on a même reculé. Et l’importance de ce recul était telle que, pendant de longues années, les efforts visant à élaborer et mettre en œuvre un programme révolutionnaire, incluant les apports du mouvement des femmes, sont restés infimes.

La gauche iranienne, qui avait comme source principale le stalinisme, n’a pas compris cette première expérience. Elle n’a pas non plus réussi à s’enrichir des nouvelles expériences du mouvement ouvrier mondial. 

La révolution russe de 1917 a, dans un premier temps, constitué une menace mortelle pour le capitalisme au niveau mondial. Mais, à la suite de la bureaucratisation du Parti bolchevik et de l’État issu de cette révolution, le régime en place en URSS est devenu un des principaux obstacles à l’activité et à la pensée révolutionnaires.

Au bout de quelques années, les premières initiatives prises en URSS pour mettre fin à l’oppression des femmes étaient tombées dans un cul-de-sac. La fin des discriminations dont étaient victimes les femmes nécessitait notamment des dépenses importantes pour la création de crèches, de services publics, ainsi que l’accès des femmes à une formation générale et professionnelle de qualité. La mise en œuvre de ces mesures est entrée en contradiction avec les intérêts de la bureaucratie. 

Lors de la révolution russe, les femmes n’avaient pas d’organisation de défense de leurs droits. C’est une des raisons pour lesquelles la lutte pour la satisfaction de leurs revendications n’a pas pu continuer. La seule organisation de femmes d’URSS était placée sous la direction du Parti communiste. Avec la dégénérescence de celui-ci, l’organisation de femmes a suivi le même chemin et est devenue un des rouages de l’appareil bureaucratique au pouvoir.

Le travail ménager et l’éducation des enfants dans « le paradis socialiste » sont retombés, une fois de plus, sur les épaules des femmes. Des articles ont été publiés pour glorifier la famille. Et l’appareil idéologique de la bureaucratie a présenté la faiblesse de la socialisation de la production et de la reproduction de la force de travail comme le « programme intelligent » du Parti communiste pour maintenir la famille.

L’URSS a donné l’ordre de s’aligner sur sa politique à toutes les organisations liées à elle dans le monde entier. En conséquence, non seulement celles-ci n’ont pas fait avancer les luttes des femmes, mais elles sont au contraire devenues des leviers réactionnaires assurant le maintien de l’oppression des femmes. 

Cette orientation a été particulièrement visible dans les pays capitalistes avancés, où l’augmentation du niveau des forces productives d’un côté et les luttes des femmes de l’autre avaient enlevé de nombreux obstacles à l’émancipation des femmes. 

Ce type de parti essayait toujours de cacher son rôle réactionnaire derrière des citations de grands noms du marxisme coupées de leur contexte, ainsi que de divers bureaucrates en place. 

En Iran, le livre Lénine et le problème de la libération des femmes, traduit par Mariam Firouze, une dirigeante du parti Tudeh, est un exemple de ces artifices théoriques utilisant le nom de Lénine. Après la chute de la monarchie ce parti a montré une grande capacité à jouer ce rôle. Le « Comité démocratique des femmes d’Iran » avec son journal Le monde de la femme a essayé, d’un côté, de justifier, d’une façon indirecte, la politique de compromis du Tudeh avec le régime des Mollahs en expliquant que ce pouvoir, moyenâgeux en ce qui concerne les femmes, avait des qualités progressistes. Et, de l’autre côté, essayer d’élever le niveau de conscience et de lutte, sans toutefois dépasser les limites fixées par le parti.

Durant les trois années où ce journal est paru, on y trouvait notamment des critiques amicales au régime à propos du recul des droits des femmes, des conseils au gouvernement pour dompter les femmes et les amener à soutenir la République islamique, une orientation traditionaliste vide de contenu révolutionnaire, quelques articles consacrés à la « bonne situation » des femmes dans les pays du « camp socialiste » en tant que ménagère, mère, combattante et productrice. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que des membres du Tudeh aient été attirés par la République islamique.

Malheureusement, ce type de positionnement est fréquent dans une large fraction de la gauche iranienne. Le peu d’ouvrages se réclamant du marxisme traduit en persan l’ont été, soit par le parti Tudeh, soit par des personnes ou organisations qui en dernière analyse justifiaient la position prévalant en URSS.

Cette pensée monolithique a eu une influence destructrice sur des jeunes se réclamant du marxisme. Une partie d’entre eux (notamment le groupe de guérilla des Fedayin du peuple) ont subi l’influence du stalinisme, essentiellement via le parti Tudeh ou des courants issus de cette formation. Ils et elles n’ont pas été capables de proposer un programme permettant de faire avancer la lutte des femmes et sa structuration, ni de faire connaître les écrits marxistes, ainsi que les expériences accumulées depuis des années par le mouvement ouvrier et le mouvement des femmes, d’un bout à l’autre du monde.

Il y a environ un siècle et demi, Engels dans l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État écrivait clairement le programme socialiste pour supprimer l’oppression des femmes : « Nous marchons maintenant à une révolution sociale dans laquelle les fondements économiques actuels de la monogamie disparaîtront tout aussi sûrement que ceux de son complément, la prostitution. La monogamie est née de la concentration des richesses importantes dans une même main – la main de l’homme – et du désir de léguer ces richesses aux enfants de cet homme, et d’aucun autre. Il fallait pour cela la monogamie de la femme non celle de l’homme, si bien que cette monogamie de la première ne gênait nullement la polygamie avouée ou cachée du second. Mais la révolution sociale imminente, en transformant en propriété sociale à tout le moins la partie de beaucoup la plus considérable des richesses permanentes qui se peuvent léguer, les moyens de production, réduira à leur minimum tous ces soucis de transmission héréditaire. (...)

« La condition des hommes sera donc, en tout cas, profondément transformée. Mais celle des femmes, de toutes les femmes, subira, elle aussi, un important changement. Les moyens de production passant à la propriété commune, la famille conjugale cesse d’être l’unité économique de la société. L’économie domestique privée se transforme en une industrie sociale. L’entretien et l’éducation des enfants deviennent une affaire publique ; la société prend également soin de tous les enfants, qu’ils soient légitimes ou naturels. Du même coup, disparaît l’inquiétude des “suites”, cause sociale essentielle – tant morale qu’économique – qui empêche une jeune fille de se donner sans réserve à celui qu’elle aime. Et n’est-ce pas une raison suffisante pour que s’établisse peu à peu une plus grande liberté dans les relations sexuelles, et que se forme en même temps une opinion publique moins intransigeante quant à l’honneur des vierges et au déshonneur des femmes ? » (6)

Et aujourd’hui, cent cinquante ans après, nos marxistes moralistes et pro-famille ont fait disparaître cette orientation de leur programme. Ils et elles l’ont réduite à l’égalité de droit entre femmes et hommes, et hésitent même à promettre le reste dans un avenir lointain.

Une autre des raisons de la faiblesse de l’action de groupes petits-bourgeois iraniens soi-disant révolutionnaires, était leur emprisonnement dans la pensée populiste. 

L’arriération culturelle de la majorité de nos jeunes révolutionnaires était telle qu’ils et elles croyaient que la pauvreté est la source de la révolution et lui vouaient un culte. Ils et elles expliquaient fréquemment que « le voile n’était pas le problème de nos femmes travailleuses »« le droit à l’avortement est bourgeois et ne colle pas avec les idées religieuses du peuple », et d’autres affirmations du même genre.

Si les travailleurs et travailleuses avaient su que le port obligatoire du voile était une attaque visant leurs droits, s’ils et elles avaient connu les raisons de l’opposition du régime réactionnaire à l’avortement, s’ils avaient su l’importance capitale que la liberté d’expression pouvait jouer dans la chute des régimes capitalistes, quel besoin auraient-ils eu d’intellectuel∙les révolutionnaires ? 

En fait, les illusions de la population sur tous ces sujets étaient beaucoup moins grandes que ce que pensaient les intellectuel∙les petit-bourgeois se réclamant de la gauche. Une des leçons de la révolution de 1979 a été que les travailleurs et travailleuses étaient beaucoup plus conscient∙es qu’eux et qu’elles. Kianouri, le leader du parti Tudeh, a écrit dans ses mémoires : « Le défaut désastreux de la révolution réside dans le fait que le peuple a été trop radical et trop à gauche ».

Il existait cependant des personnes et en particulier des femmes qui, cherchant le chemin vers l’organisation des femmes pour la défense de leurs droits, ont essayé de créer une union entre les forces combattantes et ont essayé de trouver une solution. Mais leur dispersion, leur petit nombre, leurs possibilités limitées d’avoir un programme juste de lutte les ont empêchées d’avoir une influence notable dans les événements. 

 

Les leçons de la révolution et de son échec pour les femmes

 

Sous l’ancien régime, la résistance des femmes à l’oppression avait été avant tout individuelle et non pas collective. Les droits limités qu’elles avaient obtenus leur avaient été octroyés par en haut. Elles considéraient ces droits comme tellement naturels, elles avaient obtenu une telle confiance en elles-mêmes que, fermant les yeux sur les noirs desseins des religieux pour les femmes, elles se sont voilées pour aller aux manifestations précédant l’insurrection. Elles pensaient que la nécessité politique l’exigeait, et qu’après il serait toujours temps de rejeter le voile. Elles ont, ainsi, participé à la lutte sous la direction d’autres qu’elles-mêmes. Autrement dit, elles n’ont pas lutté de façon indépendante car le terrain n’avait pas été préparé.

Les femmes ayant bénéficié avant 1979 d’un certain nombre de droits sans avoir lutté pour les obtenir, la revendication de l’élargissement de ces droits n’a pas été posée pendant le soulèvement. Et ceci dans des conditions où le bénéfice même de ces quelques droits n’était pas généralisé. Les femmes sont donc rentrées dans la lutte, sans revendication propre pour leur libération et la fin de l’oppression sexuelle dans la société.

Dans les premiers jours suivant l’insurrection, l’optimisme a disparu. Les femmes étaient surprises et désarmées face au début des attaques du régime islamique. Elles n’étaient pas préparées à se défendre. Malgré cela des femmes, surtout celles ayant goûté aux quelques droits octroyés précédemment, se sont défendues et sont descendues dans la rue.

Cette fois, un mouvement propre aux femmes est entré en scène. Un mouvement spontané, sans expérience, sans programme, sans organisation et sans perspectives. Mais plus celui-ci continuait, plus ses faiblesses devenaient évidentes. 

Quelques organisations de gauche et quelques intellectuel∙es radicaux avaient commencé par effectuer des premiers gestes de soutien envers ce mouvement des femmes. Mais rapidement, s’appuyant sur les faiblesses de celui-ci, ils et elles ont déclenché une pluie de critiques contre lui et l’ont boycotté.

Ils et elles attendaient de ce mouvement inexpérimenté et inorganisé des réponses à des problèmes pour lesquels ils et elles ne proposaient rien. Et les efforts faits par certain∙es membres, notamment des femmes, de diverses organisations politiques pour proposer des perspectives au mouvement des femmes, ont fait l’objet d’un véritable sabotage. 

Pendant que le régime développait et accentuait la répression, les attaques contre les droits des femmes ont pris de plus en plus d’ampleur. Et les militant∙es de la cause des femmes, qui avaient participé à la lutte, démoralisé∙es et impuissant∙es, ont été poussé∙es vers l’inaction.

Les attaques contre les droits des femmes avaient commencé avec l’obligation du port du voile dans les lieux publics, mais elles ne se sont pas arrêté∙es là et ont atteint une grande ampleur. Le régime est entré en guerre non seulement contre les droits juridiques et politiques des femmes, mais également contre leur position socio-économique.

Les droits des femmes sont un ensemble qui se tient. L’attaque contre n’importe lequel d’entre eux doit être considérée comme une attaque contre l’ensemble de ceux-ci. Elle ne constitue que la préparation des attaques ultérieures. Face à l’offensive contre les droits des femmes, il n’existe aucune barrière garantie autre que les luttes des femmes pour défendre ces droits. 

Il aurait été nécessaire que leurs défenseur∙es préparent une stratégie pour défendre ces droits. Mais une stratégie offensive était également nécessaire pour approfondir le mouvement des femmes en montrant la réalité de l’oppression des femmes et en luttant contre celle-ci, en élargissant leurs perspectives, en attirant dans les rangs des combattantes un nombre toujours plus important de femmes parmi les plus durement opprimées.

L’élargissement des droits démocratiques des femmes et l’extension de leurs libertés dans la société, sont directement liés. L’évolution de ces deux luttes est le reflet du rapport de forces entre le capital et le travail. S’attaquer à n’importe laquelle de ces luttes signifie vouloir changer ce rapport de forces au profit du capital.

L’absence d’une direction révolutionnaire du mouvement des femmes a entraîné une séparation entre cette lutte et celles se déroulant dans l’ensemble de la société. Les femmes ne pouvaient pas spontanément voir les liens entre leur lutte spécifique et les autres luttes : celle des conseils ouvriers apparus dans les entreprises, celle du peuple Kurde pour le droit de déterminer librement son avenir, celle pour la liberté d’expression, etc. Et réciproquement, la lutte spécifique des femmes n’a pas eu le soutien des autres luttes. L’absence de coordination entre toutes ces luttes a débouché sur l’échec du mouvement.

S’attendre à ce degré de compréhension et d’homogénéité de la part de mouvements spontanés n’est pas réaliste. L’expérience a démontré une nouvelle fois, que la lutte des femmes aurait eu besoin d’une direction révolutionnaire, simultanément capable d’organiser les femmes pour la satisfaction de leurs revendications spécifiques et d’œuvrer à la coordination nécessaire entre cette lutte et les autres.

Mais cela ne veut pas dire pour autant que les femmes devraient retarder leur lutte et attendre que dans l’unité avec le prolétariat, la révolution socialiste crée la base matérielle de leur libération. C’est une leçon qu’elles comprendront au cours de leur lutte. 

Encore une fois, il est du devoir des révolutionnaires de résumer les faiblesses et les points forts de la lutte pour faire avancer la cause.

Un autre point intéressant concernant le mouvement des femmes est l’origine sociale de celles qui y ont participé. La grande majorité d’entre elles étaient des femmes instruites : employées de bureau, personnel hospitalier et enseignantes. Elles avaient bénéficié plus que d’autres des droits accordés aux femmes sous l’ancien régime. Et cela a été utilisé comme prétexte par certaines forces de gauche pour justifier leur position.

 

La nécessité de structuration du mouvement des femmes 

 

Le mouvement actuel des femmes iraniennes peut ouvrir la voie à la structuration de l’immense force des femmes au sein d’une organisation de lutte pour leur émancipation. Une telle organisation pourrait devenir un instrument puissant contre les réactionnaires, les opportunistes et les défenseurs du système capitaliste qui, en raison de leurs intérêts propres, sont partie prenante de l’oppression des femmes.

Ce type d’organisation ne pourra pas être créé par en haut ou par quelques groupes de femmes. Cette organisation doit sortir du cœur même de la lutte et du mouvement des femmes.

Chaque lutte pour la suppression des discriminations sexuelles et sociales des femmes, ainsi que tout succès dans cette voie, met rapidement en cause les anciens rapports sociétaux, les anciens jugements et la base de la famille patriarcale qui constitue la principale courroie de transmission des rapports de classe. Et tout au long de ce processus de lutte, la nécessité d’une organisation propre des femmes se fera de plus en plus sentir. Un nombre plus important de femmes verront alors qu’avec une direction juste, il est possible d’aller vers leur émancipation.

L’existence d’un mouvement autonome des femmes est indispensable pour convaincre la grande masse des femmes de la complémentarité entre leur lutte spécifique et celles des autres opprimé∙es et exploité∙es, ainsi que préparer la lutte pour la fin de toute oppression.

Une telle organisation ne peut pas voir le jour artificiellement, mais il lui faut une direction capable de la structurer et de la diriger. Reste à savoir ce qu’elle pourrait être.

Le problème de l’égalité des femmes et des hommes n’est pas seulement une question juridique. Il ne peut pas être réglé avec la seule obtention de droits juridico-politiques égaux pour les femmes. Cette discrimination est due au partage social du travail. En dernière analyse, elle est l’indication d’un moment particulier de l’histoire sociale, avec un certain partage du travail assignant des devoirs différents aux femmes et aux hommes dans la sphère de la production sociale.

La condition préalable à l’égalité complète des femmes et des hommes est l’existence d’une société débarrassée de cette vieille division de travail. Comme la libération de la classe ouvrière et d’autres couches opprimées de la société, la libération des femmes dépend de la disparition de la société capitaliste et de la création d’une société socialiste débarrassée de toute division sociale du travail, et donc de la division du travail entre l’homme et la femme.

 

Parti(s) révolutionnaire(s) et mouvement des femmes

 

La pleine participation du mouvement des femmes à la révolution n’est possible que s’il existe une force ayant une conscience matérialiste de l’histoire, une vue scientifique de l’oppression et une conscience dialectique de la logique de la lutte pour la libération des femmes. C’est-à-dire une direction socialiste révolutionnaire, permettant de mener d’une façon conséquente cette lutte jusqu’au bout, et de faire en sorte qu’une alliance se réalise entre le mouvement des femmes et les luttes socialistes du prolétariat.

Les militantes du parti doivent prendre toute leur place dans la construction d’un mouvement autonome des femmes, englobant la masse des femmes, reposant sur la démocratie interne et respectant la pluralité des courants politiques participant à ce processus.

C’est uniquement de cette façon que les révolutionnaires se réclamant du socialisme peuvent espérer gagner la confiance des femmes, contribuer à homogénéiser leurs forces, lutter contre la satellisation du mouvement des femmes par des courants bourgeois et ainsi parvenir à ce que les propositions des révolutionnaires y deviennent hégémoniques.

Pour y parvenir, les femmes se réclamant de la révolution socialiste doivent défendre leur programme indépendant à l’intérieur du mouvement plus large des femmes. Il est nécessaire pour cela qu’elles participent à une tendance indépendante des femmes partisanes de la révolution socialiste. C’est uniquement ainsi que le mouvement des femmes pourra se maintenir sur une orientation révolutionnaire.

Sinon, le potentiel de lutte des femmes ne disparaitra pas pour autant, mais ses objectifs se limiteront alors à la satisfaction des seules revendications compatibles avec les intérêts de la bourgeoisie. Le mouvement des femmes pourrait alors se transformer en un levier aux mains de la bourgeoisie contre la classe ouvrière, et en dernière analyse contre les femmes elles-mêmes.

Dans la situation actuelle où la question du programme est particulièrement importante, l’existence d’un mouvement des femmes tourné vers la révolution socialiste revêt une importance de premier plan.

En Iran, les femmes ayant participé au mouvement des femmes, même dans de petites organisations, peuvent être d’un grand secours pour capitaliser ces expériences et en tirer les leçons. Non seulement, cela laissera ses empreintes sur le mouvement des femmes, mais une partie de la gauche pourra à cette occasion se libérer de certaines de ses idées petites-bourgeoises.

Une longue route est devant nous et nous en sommes seulement au début. Pouvoir parcourir cette voie dépendra des efforts de chacun∙e d’entre nous. 

Nous avons besoin de toutes les sources d’études sur les origines historiques de l’oppression des femmes, ainsi que de l’expérience du mouvement des femmes au niveau international. 

Nous avons besoin de connaître précisément les conditions particulières des femmes, ainsi que la forme particulière de leur oppression sous la République islamique. 

Nous avons besoin d’un programme de lutte, écrit pour répondre aux problèmes particuliers des femmes en Iran.

 

 

5. Afsaneh Najmabadi, « Veiled Discourse-Unveiled Bodies », Feminist Studies vol. 19, n° 3, Autumn, 1993.

6. Friedrich Engels, l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, « 2.4 La famille monogamique » : https://www.marxists.org/francais/engels/works/1884/00/fe18840000h.htm

 

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Auteur·es

Houshang Sépéhr

Houshang Sépéhr, militant marxiste-révolutionnaire iranien exilé, animateur de Solidarité avec les travailleurs en Iran (STI), est membre de la IVe Internationale.