Israël mondialisé : les règles ont changé

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Au cours des trente dernières années, mais surtout dans la dernière décennie, Israël a subi de profondes mutations économiques. La propriété de l'économie s'est déplacée de l'État et de la Fédération générale du travail Histadrout aux mains privées. Jusque dans les années 1980, le secteur étatique — dirigé pendant des décennies par le Parti travailliste — contrôlait toute l'économie. A partir de 2007 sa place a été prise par dix-huit familles, dont la richesse et l'influence sont énormes. Ce changement coïncide avec un processus plus large : le pays a été aspiré dans la mondialisation capitaliste. Le capital israélien est devenu une partie du capital mondial. Le caractère national, la raison d'être de ce pays, ont disparu à bien des égards.

Le changement économique a profondément affecté la société, sa politique et même ses forces armées. D'énormes brèches sont apparues, minant la solidarité juive — une condition nécessaire du sionisme. La pauvreté n'est plus seulement un problème des chômeurs. Beaucoup de ceux qui ont un emploi ne peuvent pas joindre les deux bouts. La Histadrout a été émasculée, les organisations des travailleurs affaiblis.

Tout en cherchant à s'intégrer à l'Occident, Israël poursuit son occupation atavique de la Cisjordanie. Il est déchiré entre son origine colonialiste et les besoins du capital de maximiser la croissance. En d'autres termes, il est déchiré entre les camps de réfugiés de Naplouse et les cafés de Tel-Aviv. En l'absence de leadership capable de résoudre ces oppositions et de combler les gouffres sociaux, Israël est tout simplement coincé.

Réduction du rôle de l'État

Après 1948, quand Israël a été créé sur les ruines de la patrie palestinienne, son régime a été centralisé. Le gouvernement et la Histadrout étaient dominés par le Parti Mapai (appelé plus tard travailliste). Dans leur livre, " L'économie politique mondiale d'Israël » (1), Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler interprètent le rôle central des institutions sionistes dans l'économie proto sioniste, en particulier celui de l'Agence Juive et de la Histadrout, comme la compensation de la faiblesse du capital à cette époque. Cette faiblesse a été manifeste : marché sous-développé, manque de capitaux, faiblesse du secteur privé.

" Le partage des tâches entre eux était simple », écrivent Nitzan et Bichler, " la Histadrout (...) a acquis le droit exclusif d'importer, d'organiser et de discipliner la population active, tandis que l'Agence Juive (...) devait lever les capitaux étrangers nécessaires. Pour l'essentiel la rhétorique israélienne — "étatisme", "socialisme », "nationalisme" — a vu le jour pendant ces années. Pourtant, derrière l'agitation idéologique, il y avait un autre processus, beaucoup plus important : la formation d'une classe dirigeante israélienne » (2).

Plus loin les auteurs développent le dernier point : " Le gouvernement de Mapai contrôlait le processus de formation de capital, le crédit alloué, la détermination des prix, il fixait les taux de change, réglementait le commerce extérieur et dirigeait le développement industriel. Cependant, ce véritable processus mettait en mouvement sa propre négation, pour ainsi dire, en plantant les graines à partir desquelles le capital dominant s'est ensuite développé. En ce sens, l'État a agi comme un cocon pour l'accumulation. Les conglomérats d'entreprises en herbe ont d'abord été employés comme " agents » nationaux pour les divers projets sionistes. Finalement leur autonomie croissante les a non seulement aidé à sortir de leur coquille étatique, mais aussi à changer la nature même de l'État qui les a fait naître. » (3)

Le centre de gravité de l'économie israélienne s'est déplacé du secteur public vers le secteur privé, accompagnant la mondialisation. Historiquement, la puissance de la classe dirigeante du pays dépendait de sa capacité à lire la carte mondiale pour s'allier avec les pouvoirs dominants. Ce fut l'une des raisons pour lesquelles l'ordre social a été d'abord construit autour de l'État providence, le mode occidental dominant après la Seconde Guerre mondiale.

Cependant, au début des années 1980, après que le boom de l'après-guerre ait atteint ses limites dans les pays développés et que les maux endémiques au capitalisme aient reparus, le président américain Ronald Reagan et Margaret Thatcher ont commencé à éliminer l'État providence, au profit de la privatisation. Israël, où les coûts de la guerre du Liban et des colonies ont provoqué une inflation à trois chiffres, a été parmi les premiers pays à les suivre. Le " Plan de stabilisation » de 1985 ne s'est pas limité à contrôler les prix. Il a réduit toutes les restrictions des transactions financières, a assoupli les conditions pour les investissements étrangers et a ouvert la voie permettant aux capitalistes israéliens d'investir hors du pays. " Les taxes douanières ont été réduites. Le premier et le plus important changement a été l'exposition croissante du pays aux aléas de l'économie mondiale. Les taxes d'importation, qui étaient en moyenne de 13 % au cours des années 1970, ont été réduites à 1 % dans les années 1990. Les importations, exprimés en pourcentage du PIB, ont passé de 37 % à plus de 50 % au cours de la même période. Face à ces pressions croissantes, les producteurs locaux ont été forcés à s'adapter ou à renoncer » (4). La plupart des industries traditionnelles d'Israël ont subi d'importants dommages. Ce fut particulièrement le cas pour le textile. On estime que 25 000 ouvriers du textile (soit la moitié) ont perdu leur emploi au début des années 1990.

La fusion avec le marché mondial a conduit également à la réduction du secteur public. Dans les années 1990, la privatisation est devenue le mot de code. Un remarquable exemple est celui des kibboutzim (5). Ils devaient être le modèle de solidarité et d'égalité, ils servaient la propagande israélienne en tant que symbole de la société nouvelle, une société laïque " des lumières ». Aujourd'hui bon nombre d'entre eux ont été privatisés. D'autres ont subi un processus de différenciation des salaires. L'idée du kibboutz est devenue le passé (6).

Le plan de stabilisation de 1985 a ouvert la voie du développement du marché financier en Israël. La Bourse de Tel-Aviv s'est développée. Les entreprises israéliennes ont commencé à mobiliser des capitaux à Wall Street, où leur valeur a augmenté à pas de géant. En 1992, la valeur des 38 sociétés israéliennes cotées à la bourse américaine s'élevait à 6 milliards de dollars. Trois ans plus tard leur nombre a atteint 60 et leur valorisation était évalué à 10-15 milliards de dollars (7).

Ce plan dit de stabilisation a également réduit les impôts sur les sociétés et ceux des employeurs. Leur contribution au budget a chuté rapidement. L'imposition moyenne des entreprises est passée de 61 % en 1986 à 36 % en 2000. La participation des employeurs au financement de l'Assurance nationale des travailleurs est passée de 15,6 % du salaire brut en 1986 à 4,93 % en 2000. La taxe payée parallèlement par les employeurs pour financer l'assurance santé des salariés a été totalement supprimée en 1997. Cela a provoqué la hausse du prix des visites médicales (8).

Dix-huit familles dirigeantes

La privatisation a été un facteur majeur pour l'intégration d'Israël dans l'économie mondiale. Au cours des vingt dernières années quelques familles ont pris le contrôle de l'économie israélienne. La privatisation a été présentée comme un moyen pour sauver l'économie du gaspillage et de la corruption, qui ruinaient les chances d'Israël dans l'arène économique mondiale. On nous a dit que la privatisation rendrait Israël attrayant pour les investisseurs étrangers, qu'elle créerait des emplois et que les services publics deviendraient plus efficaces. En réalité, le capital public a été accaparé par le secteur privé, tandis que le citoyen est resté hors-jeu.

Un groupe d'analystes économiques, Business Data Israël (BDI), a enquêté sur ce phénomène. Il énumère dix-huit familles dominantes : les Ofers, les Arisons et ainsi de suite. Leurs revenus totaux ont atteint 77 % du budget national en 2006. Le BDI estime qu'il s'agit de la moitié de la production industrielle nationale. A la fin 2005, ces dix-huit familles ont accaparé 32 % des profits réalisés par les 500 plus grandes entreprises du pays. Leurs revenus s'élevaient à 198 milliards de shekels (environ 50 milliards de dollars). Le rapport conclut : " Le processus de privatisation de ces dernières années, y compris la privatisation des banques, de Bezek [communications], de El Al et Zim [armateur], a non seulement échoué à réduire la centralisation de l'économie, mais même il l'a augmenté » (9). La situation est similaire en ce qui concerne les banques. Les trois plus grandes — Hapoalim, Leumi et Discount — contrôlent plus de 80 % du marché bancaire et ramassent près de 70 % des bénéfices. Hapoalim est contrôlée par les Arisons, Discount par la famille Bronfman et Leumi par Shlomo Eliahu.

Les Accords d'Oslo, signés avec Yasser Arafat en 1993, et l'accord de l'Arava, signé avec la Jordanie en 1994, ont été vus par beaucoup comme le symptôme d'une transformation. Selon ce point de vue, la classe dirigeante israélienne avait opté pour échanger la guerre et l'occupation contre la paix et la coopération économique. En ce qui concerne la paix ce pronostic n'a pas été réalisé… mais un essor économique a eu lieu.

Les accords d'Oslo et d'Arava ont coïncidé avec un énorme effort israélien pour resserrer les liens économiques avec les États du Golfe et du Maghreb, principalement à travers des conférences économiques (1994-1996). Mais la grande percée a eu lieu en dehors de la région arabe. Nitzan et Bichler (10) décrivent comment les multinationales ont découvert le marché israélien dans l'ère post-Oslo et ont commencé, une par une, à ouvrir des succursales et à établir des partenariats. Parmi ces multinationales on peut citer Kimberly Clark, Nestlé, Unilever, Procter & Gamble, McDonald, Burger King, British Gas, Volkswagen et Generali. Les banques mondiales ont également ouvert des succursales, y compris Citigroup, Lehman Brothers, HSBC, Bank of America et Chase Manhattan. Les géants mondiaux des communications leur ont emboîté le pas.

Pourquoi ces entreprises choisissent-elles d'investir en Israël ? Une des raisons était que les privatisations leur offraient des actifs à des prix incroyablement bas. Leur optimisme sur le potentiel d'Israël peut être comparé à l'appétit qu'elles ont manifesté pour les marchés de l'Est après l'effondrement du régime soviétique. Le gouvernement israélien, considérant que l'économie était trop centralisée, voulait se défaire de ses actifs dans l'espoir de gagner une place dans l'économie mondiale. Pour les investisseurs étrangers il s'agissait d'une chance unique pour acheter ces actifs au prix des cacahuètes. Les entreprises israéliennes et leur gouvernement ont fait preuve d'une grande souplesse, oubliant toute préférence nationale et ignorant la nécessité de créer des emplois.

Fusion avec le capital mondial

Stef Wertheimer et son fils Eitan sont un exemple de ce retournement. Pendant trois décennies, Stef Wertheimer a été considéré comme un pionnier de l'industrie israélienne : il a créé la zone industrielle Tefen dans le nord d'Israël, dans le cadre du plan de " judaïsation de la Galilée ». Mais, en mai 2006, les Wertheimer ont vendu 80 % de leur entreprise, Iscar Metalworking, pour 4 milliards de dollars à Berkshire Hathaway, un holding financier dirigée par Warren Buffett. Lors de la signature, Buffett a promis de ne pas nuire à la production israélienne. Néanmoins, la vente est un coup mortel à la notion d'une économie nationale. Le cœur du contrôle de l'industrie israélienne est passé des mains de propriétaires fortement engagés jadis dans le projet sioniste aux mains d'un homme d'affaires américain qui n'a rien de commun avec ce projet, dont l'empire financier — le deuxième au monde — est dirigé sans sentiments ou idéologie. Rien de tout cela n'a arrêté les Wertheimer.

Un autre exemple du changement subi par les entreprises israéliennes est la vente de Tnouva, une coopérative agricole, à Apax Partners Worldwide LLP, une firme britannique (11). Fondée en 1930, Tnouva a été parmi les coopératives les plus importantes dans l'économie proto sioniste. Elle a dominé les industries du lait, des oeufs, du poulet et des légumes. Ella a été un facteur central pour casser l'agriculture et le travail arabe. Récemment 51 % de Tnouva a été vendu à Apax pour 1,025 milliard de dollars. La société a ensuite ouvert une usine de produits laitiers en Roumanie et jette désormais des regards nostalgiques vers la Russie.

La coopération avec les multinationales est évidente, surtout dans la haute technologie. Pendant les années 1990 de nombreuses sociétés " startup » ont été fondées en Israël. De petites grappes d'ingénieurs informaticiens et programmeurs découvrent une nouvelle technologie et la développent pour attirer les investisseurs. L'idée est de trouver un gros acheteur américain. Dans le casino de nouvelles technologies mises en vente, il y a eu plusieurs succès israéliens vertigineux : l'acquisition de Nicecom par 3Com pour 53 millions de dollars, de Scorpio par US Robotics pour 80 millions de dollars et d'Orbotech par Applied Materials pour 285 millions de dollars (12). AOL a acheté Mirabilis pour 407 millions de dollars, Intel a acheté DSPC pour 1,6 milliards de dollars et Lucent acheté Chromatis pour 4,5 milliards de dollars (13). En novembre 2007, le Yediot Aharonot a célébré " 10 années de transfert », résumant les acquisitions américaines d'entreprises israéliennes au cours de la décennie. Le montant versé par les entreprises américaines a atteint 42 milliards de dollars (14).

Ces ventes ont rempli les poches de quelques jeunes Israéliens (diplômés du département militaire de l'informatique ou émigrants soviétiques), mais ils ne tirent pas en avant le reste de l'économie. Comverse, Amdocs et Check Point — les trois plus grandes sociétés high-tech israéliennes — employaient 13 000 salariés à la fin des années 1990. Leur valeur à NASDAQ était de 50 milliards de dollars (77 % de la valeur totale de toutes les entreprises représentées à la Bourse de Tel-Aviv). Mais ces trois entreprises sont enregistrées et situés à New York et la plupart de leurs principaux actionnaires sont non-Israéliens. En bref, un grand point d'interrogation plane sur " l'israélité » de ces sociétés (15).

Alors qu'Israël s'est ouvert aux capitaux étrangers, ses propres capitaux se sont envolés vers des terres étrangères. En plus des entreprises high-tech mentionnées ci-dessus, des milliards ont été investis ailleurs dans l'immobilier, la construction, l'énergie, la purification de l'eau, la technologie agricole, etc. Ces investissements sont concentrés en Turquie, en Europe de l'Est, aux États-Unis et en Extrême-Orient. Dans de nombreux cas les entreprises israéliennes forment des partenariats avec des entreprises locales ou multinationales.

Strauss, une société israélienne, en est un exemple. Elle a commencé comme une ferme laitière familiale en Galilée en 1936. En 1995, elle a pu acheter Achla, un producteur de salades. Deux ans plus tard Strauss a acheté la moitié du stock de laiteries Yotvata. En 2004 elle a fusionné avec Elite, un producteur du café et des sucreries. La société combinée est évaluée à près de 1 milliard. Selon une analyse réalisé par Dun & Bradstreet, au cours de la dernière décennie Strauss est devenue active dans une douzaine de pays, avec des centres de production dans onze. Elle a conclu des partenariats avec des géants de l'alimentation tels que le français Danone, le hollandais Unilever et l'américain Pepsi Cola. Ses activités à l'étranger apportent 40 % de ses revenus. C'est un acteur de premier plan dans la vente du café en Europe centrale et orientale. Il domine la deuxième firme de café au Brésil. Il a également acheté Sabra, qui produit des salades pour le marché américain. Strauss a parcouru un long chemin, devenant une entreprise mondiale entrelacée avec des multinationales, et en tant que telle elle sert de modèle pour d'autres entreprises israéliennes.

Affaiblissement des partis traditionnels

Le trait saillant du nouveau régime en Israël est l'affaiblissement des deux partis traditionnels, le parti travailliste et le Likoud, et l'émergence de Kadima. Au cours des élections de 2006 à la Knesset, de 120 places, le parti travailliste a remporté 19 sièges et le Likoud seulement 12, alors que Kadima, un parti sans histoire, idéologie ou tradition en a remporté 29 et a formé le gouvernement.

Après avoir émergé du cocon de l'État, la nouvelle bourgeoisie israélienne a mis fin au monopole du parti travailliste (Mapai). En 1977, les représentants de cette nouvelle classe ont créé un parti appelé Dash, dirigé entre autres par Stef Wertheimer et par l'archéologue Yigal Yadin. Dash a obtenu le soutien de l'élite économique. Remportant 15 sièges il a rejoint la coalition du Likoud. Pour la première fois de son histoire, le parti travailliste a été renvoyé dans l'opposition.

Quelque 17 ans plus tard, le Parti travailliste a subi un coup tout aussi désastreux de l'intérieur. Il a toujours contrôlé la Histadrout, qui à son tour contrôlait le plus grand et le plus fiable des fonds de santé en Israël. Pour disposer d'une assurance de santé, les Israéliens devaient adhérer à la Histadrout et lui payer une cotisation. Cette connexion garantissait au parti travailliste un électorat et un revenu. En 1994, le syndicat avait 1,8 million de membres. En cette année-là, cependant, deux jeunes travaillistes — Haïm Ramon et Amir Peretz — ont rompu avec leur parti et ont formé une liste pour la direction de la Histadrout. Leur idée était de rompre avec l'image archaïque de la Fédération. De manière surprenante leur opération a réussi. En prenant le contrôle de la Histadrout, ils ont pu séparer le Fonds de la santé de l'affiliation syndicale. Le nombre d'adhérents de la Histadrout s'est effondré, la Fédération ne comptant plus que 500 000 membres en 2000, avec une baisse correspondante de ses revenus.

Le Parti travailliste s'est divisé en deux camps, l'un dirigé par le premier ministre Yitzhak Rabin et l'autre par Shimon Peres. Le camp de Rabin représentait la nouvelle bourgeoisie, aux yeux de laquelle la connexion obligatoire entre le syndicat et le Fonds de santé semblait désuète, insulaire et antidémocratique, en un mot, non occidentale. Par ailleurs, la Histadrout formait une base de pouvoir pour Peres, le rival. L'affaiblissement de la Histadrout peut avoir été conçu comme un service à Rabin. En tout cas, la nouvelle bourgeoisie a réalisé son but. Ni la Histadrout, ni le Parti travailliste n'ont jamais récupéré.

Lorsque Amir Peretz est revenu au parti travailliste en 2005 et a surpris à nouveau tout le monde en remportant le leadership, une scission dévastatrice s'est produite : le leader historique du parti, Shimon Peres, a quitté le parti travailliste avec ses partisans et a rejoint Kadima.

La vision du Grand Israël, la base idéologique du Herout/Likoud, s'est diluée avec l'élection de Benyamin Netanyahou comme Premier ministre en 1996. A cette époque, il y avait déjà un consensus au sein de la bourgeoisie israélienne concernant l'importance de la paix comme condition préalable au développement économique. Cela a conduit le gouvernement Netanyahu à poursuivre le processus d'Oslo, ce qui signifiait implicitement que les vieux concepts du Likoud étaient obsolètes. Les conflits au sein du parti sont restés latents pendant une décennie, jusqu'à ce que Sharon ait décidé de se désengager de Gaza.

Considéré comme le père des colonies, Sharon avait été le principal faucon du Likoud. Cependant, vers la fin de la seconde Intifada il était arrivé à la conviction que, compte tenu de l'absence de ce qu'il considérerait comme un partenaire palestinien, Israël serait bien avisé de se retirer de Gaza et d'y démanteler ses colonies. Il a signalé au public qu'il était prêt à sacrifier ce qui avait été sacré pour lui. Il avait trouvé quelque chose d'encore plus sacré : la faveur de la bourgeoisie israélienne et de ses nouvelles classes moyennes.

Quelques mois après le désengagement, M. Sharon a décidé de renforcer le Kadima, emmenant avec lui les figures clés du Likoud et du Parti travailliste. Son nouveau parti a attiré une grande partie de la classe moyenne.

Sous Ehud Olmert, qui a pris les rênes de Kadima après l'hémorragie cérébrale de Sharon, ce parti est une combinaison des pragmatiques provenant à la fois du Likoud et du Parti travailliste. Sa principale préoccupation est d'adapter Israël au nouvel ordre mondial. Mais sans le charisme de Sharon le Kadima n'a pas de leadership affirmé. Ce n'est pas un hasard. Ce nouveau parti incarne l'Israël post-sioniste : un maximum de flexibilité politique et l'absence de principes sociaux. Son seul but est de perpétuer le statu quo pour le bien de la classe moyenne, qui aspire — selon les termes d'Olmert — à une terre " où la vie est agréable » (16).

" L'armée du peuple » n'existe plus

L'armée a été et demeure un pilier fondamental d'Israël. Les généraux étaient les dirigeants de la société et les soldats son groupe le plus respecté. Le régime de la mondialisation des deux dernières décennies a ébranlé cette institution, affectant son organisation, sa composition démographique et son influence.

Nombre de chercheurs concluent que l'armée d'Israël n'est plus une armée populaire et que le pays a ainsi perdu son noyau de cohésion et de force. Ils conviennent également que ses changements se poursuivent. Et c'est un fait est que beaucoup de jeunes Israéliens ne sont plus prêts à consacrer de longues années au service militaire.

Dans son livre, De l'Armée populaire à une armée de la périphérie (17), Yagil Levy définit les principales raisons de ce changement. D'abord et avant tout, l'armée a échoué maintes fois à remporter une victoire décisive sur le champ de bataille à la 1967 (la soi-disant " guerre des Six Jours », devenue le modèle de victoire). La seconde raison a trait à des changements politiques et de structure sociale décrits précédemment, qui ont remplacé les valeurs sionistes-nationalistes par l'ambition de réussite personnelle mesurée en monnaie.

La guerre de 1967, selon Levy, a été un tournant. Le boom économique qui a suivi a créé pour la première fois une grande classe moyenne qui n'avait aucun attrait pour le sacrifice. " Le nouveau matérialisme », écrit Lévy, " a miné plusieurs des valeurs profondément ancrées dans l'État collectiviste et centralisé, en faveur d'une nouvelle hiérarchie des valeurs, essentiellement individualiste. Alors, paradoxalement, le militarisme a gonflé le matérialisme à un niveau record... Le groupe qui récolté les fruits des aventures militaires — la classe moyenne laïque ashkénaze — a été moins prête a en supporter les coûts » (18).

Selon les règles du nouveau régime économique, en phase avec les exigences de capitaux mondiaux, l'armée a été contrainte également à tenir compte des critères économiques pour ses dépenses. En conséquence il y a eu un déclin des appels faits aux réservistes qui sont très coûteux. Jusqu'en 1985, Israël mobilisait annuellement ses réservistes pour l'équivalent de 10 millions de jours. En 2001, le nombre avait diminué à 3,8 millions (19).

Il y a également eu un changement dans la composition de la caste des officiers et des sous-officiers. Durant plus de trente ans, l'élite ashkénaze, originaire de la côte et des kibboutzim, avait une position centrale. Aujourd'hui, dans les unités d'élite, nous voyons de plus en plus un personnel issu de la périphérie, à qui le service militaire assure une promotion sociale. Un regard sur les affiliations de classe et ethnique des officiers et des soldats des unités d'élite au cours des deux dernières décennies montre une augmentation de la proportion des Mizrahis (Orientaux), des colons, des émigrants soviétiques et des Éthiopiens.

Levy compare le nombre de victimes de la première guerre du Liban (1982) avec ceux de l'Intifada de 2000. Il constate que les groupes anciennement marginaux paient aujourd'hui le prix fort. Par exemple, sur les 120 soldats israéliens tués lors du récent conflit au Liban, trois seulement provenaient de Tel-Aviv. Le commandant du Quartier général, Éléazar Stern, a critiqué après la guerre les Tel-Aviviens, les accusant de ne pas faire leur part (20).

En 2007, le commandement de Tsahal a décidé de publier des données sur la mobilisation. Elles ont montré qu'un quart des jeunes de plus de 18 ans évitent complètement le service militaire. La moitié est libérée pour des raisons d'études dans les yeshivas (21), un petit groupe en raison de ses antécédents criminels et le reste pour des raisons médicales ou psychologiques. En réponse, le chef de l'état-major, Gabi Ashkenazi, a annoncé que les Israéliens doivent " faire rougir de honte les insoumis ».

Cependant, le sentiment général c'est que cette campagne de mobilisation est vouée à l'échec parce que l'armée a perdu son statut social. Par ailleurs, les chiffres publiés ne sont nullement nouveaux. Le site de New Profile, qui aide les objecteurs de conscience, a rapporté en 2003 qu'outre les 20 % qui ne sont jamais mobilisés, 20 % autres ne terminent pas leur service militaire (22).

En somme, la lassitude de la guerre, le désir de normalité et la croissance des groupes qui s'opposent à l'occupation — de pair avec la volonté de la nouvelle bourgeoisie de fusionner avec l'économie mondiale — ont conduit à un déclin idéologique des militaires dans la vie politique et sociale.

Nouveau Tel-Aviv et les dogmes sionistes

L'image du nouvel Israël devient claire quand on regarde l'horizon de Tel-Aviv, qui au cours des deux dernières décennies a vu se multiplier des gratte-ciel et des appartements de luxe. Les principales banques mondiales et les multinationales y ont ouvert des bureaux. Les restaurants ont germé. Les cafés et les discothèques sont partout. C'est une ville aussi occidentale que possible. En revanche, ailleurs en Israël la pauvreté s'aggrave. Les personnes âgées pauvres, les estropiés, les chômeurs et les malades n'ont pas leur place dans le nouvel ordre israélien. La distance entre Tel -Aviv et la périphérie n'a jamais été aussi grande.

L'écart entre les riches et les pauvres est une caractéristique de la réalité actuelle. D'une société autrefois marquée par un degré élevé d'égalité, Israël est devenu aujourd'hui un des pays occidentaux les plus inégalitaires Les masses des pauvres se trouvent, comme toujours, chez les Arabes et les ultra-orthodoxes. Mais plus seulement. La pauvreté touche aujourd'hui 20 % de la population. Parmi les pauvres (c'est-à-dire, les personnes ayant moins de la moitié du revenu médian) il y a 162 000 familles dans lesquelles au moins un membre travaille (23).

La nouvelle période du capitalisme de libre marché israélien a provoqué un revirement dans les rapports de travail. L'économie avait auparavant un taux extrêmement élevé de syndicalisation (85 %), garantissait la sécurité de l'emploi, un salaire équitable et des avantages sociaux, y compris les régimes de retraite. Aujourd'hui le droit du travail est bafoué. Au cours des 15 dernières années, Israël a fait venir plus de 300 000 travailleurs étrangers, soumis à des conditions de quasi-esclavage. Les entreprises de travail intérimaire se sont multipliées, exploitant les étrangers avec l'approbation du gouvernement (24).

La hausse du niveau de vie israélien a été spectaculaire. Le PIB par habitant est passé de 5 585 dollars en 1980 à plus de 20 000 aujourd'hui. Mais les fruits de cette croissance restent au sommet de l'arbre. Les salaires des dirigeants des sociétés cotées en Bourse en Israël représentent 21 fois le niveau du salaire médian.

* Assaf Adiv est militant du Centre de conseils et d'information sur le droit du travail (Workers Advice Center, WAC ou Ma'an en arabe). Nous reproduisons ici de larges extraits de la traduction d'un l'article, " Post Zionist Israel : The Rules Have Changed », qu'il a publié dans la revue Challenge (n° 106 de novembre-décembre 2007). La revue Challenge fait partie, avec les revues Al Sabar (en arabe) et Etgar (en hébreux), d'un réseau judéo-arabe centré sur le conflit israélo-palestinien.

Synthèse actualisée sur la Palestine et Israël
(® Inprecor)

notes
1. The Global Political Economy of Israel, London 2002, Pluto Press (accessible sur le web en format pdf)

2. Ibidem, p. 18.

3. Ibidem, p. 96.

4. Ibidem, p. 274.

5. Kibboutz (hébreux, au pluriel kibboutzim) signifie " assemblée » ou " ensemble ». C'est le nom donné aux communautés ou villages collectivistes développés en Palestine par le mouvement sioniste, sous l'influence des idées du socialisme associatif. Communautés rurales et agricoles à l'origine, à partir des années 1940-1950 les kibboutzim ont également développé des activités industrielles. Autogérés et égalitaires (pas de propriété privée individuelle), les kibboutzim ont commencé à employer la main-d'œuvre extérieure, salariée, ne jouissant pas des mêmes droits que les kibboutznik et percevant ces derniers comme " un patron collectif » (50 % à 60 % des travailleurs employés actuellement par les kibboutzim !). Depuis les années 1970 et 1980 l'idéologie collectiviste originelle des kibboutzim est en crise.

6. Voir Uri Ram, The Globalization of Israel : McWorld in Tel-Aviv, Jihad in Jerusalem , Routledge, 2007.

7. Gershon Shafir and Yoav Peled, Being Israeli: The Dynamics of Multiple Citizenship , Cambridge University Press, 2002.

8. Ibidem, pp. 341-356.

9. Ynet, 13 Février, 2006 [en hébreu]. Voir aussi Nitzan et Bichler, op. cit., p. 87.

10. Op. cit., p. 337.

11. Jerusalem Post, 21 novembre 2006.

12. Haaretz, 28 novembre 1997.

13. Nitzan et Bichler, po. cit., pp. 343-344.

14. " They Made it », Yediot Aharonot, 13 novembre 2007.

15. Nitzan et Bichler, op. cit., pp. 344-45.

16. Haaretz, 10 mars 2006.

17. En hébreux, édité par Carmel Press, 2007.

18. Ibidem, p. 54.

19. Ibidem, p. 69.

20. Ibidem, p. 153.

21. Yechivah (ou yeshivah) est un centre d'études de la Torah et du Talmud dans le judaïsme orthodoxe.

22. Cf. http://www.newprofile.org

23. Yediot Aharonot, 4 septembre 2007.

24. Cf. " Breaking of Organized Labor in Israel », http://www.workersadvicecenter.org/From-Chall98/Breaking_Labor.htm

traducteur
J.M.