Pour la légalisation de l' avortement

par Jan Malewski

Katarzyna Bratkowska, 34 ans, enseignante universitaire, membre du squad (groupe) hip-hop féministe " Dildung », co-organisatrice du groupe féministe " Entente du 8 mars » et du regroupement " Pro-choice 2006 » (qui deviendra bientôt l' association " SoS Same o Sobie » [Seules à propos de soi], militante du Comité de soutien et de défense des travailleurs réprimés (KPiORP).

Depuis deux mois, des mobilisations en faveur de la légalisation de l' avortement et de la reconnaissance du droit des femmes de décider de l' intervention ont réapparu en Pologne. Comment cela est-il arrivé et comment ce mouvement se développe-t-il ?

Katarzyna Bratkowska : Les milieux féminins mènent cette bataille depuis des années. Le problème c' est qu' atteindre les médias et donc la société relève du miracle. Mais il est vrai que la campagne a pris de l' ampleur. L' impulsion directe, ce fut le projet de la Ligue des familles polonaises (1) visant à introduire dans la Constitution la mention de " la défense de la vie humaine depuis sa conception ». Cela impliquerait en pratique l' interdiction absolue de l' avortement et l' impossibilité de la remettre en cause durant des années.

Beaucoup de femmes ont réagi à cela avec rage plus qu' avec peur. Une telle rage mobilise. En un mois et demi nous avons mené neuf actions publiques. Car tel est le but de notre nouveau regroupement : sortir le problème et les revendications dans la rue, par des manifestations, des piquets, des affichages bref, par l' apparition publique.

Depuis des années la Fédération pour les Femmes et le Planning Familial, qui regroupe de nombreuses associations, fonctionne parfaitement. L' information, les recherches, les conseils directs et d' autres but similaires sont donc réalisés. Nous coopérons avec ces associations, mais un sang nouveau arrive et notre groupe vise une autre activité. Il s' agit de changer l' opinion publique par des actions extérieures, mais aussi par des publications fortes. Les médias ne parlent actuellement pas des femmes, mais seulement des embryons sous les termes énigmatique de " vie conçue » et " enfant non né ». Les souffrances imposées aux femmes sont niées.

C' est pour changer cette situation que le 1-er octobre nous avons fait une action symbolique : des cierges pour rappeler les femmes qui sont mortes à cause de l' interdiction de l' avortement. Les histoires véritables de ces femmes, rédigées à la première personne, bouleversantes, étaient déclamées. Elles se terminaient par exemple par ces mots : " Je suis morte depuis deux ans. Allumez un cierge pour moi. » Plusieurs dizaines de personnes s' approchaient ensuite et allumaient un cierge. Nombre d' entre elles pleuraient. Nous voulions de cette façon attirer l' attention du public que la loi imposée par la droite (et tolérée au nom du moindre mal par la pseudo-gauche) fait souffrir les femmes, les personnes vivante alors que l' on ne nous parle que de la conception et des embryons… C' est terrible qu' il faille faire des efforts pour qu' une chose aussi évidente soit prise en compte.

Il y avait pas mal de médias et la chaine d' informations TVN 24 a filmé l' action. Mais le soir, à la place de ce reportage, ils ont montré un reportage sur les cierges allumés pour les… " non nés ». Ils ont monté des images de cimetière, un cabinet gynécologique et des photos d' embryons. Voilà le climat régnant autour de l' avortement. La télévision a montré un montage : il n' y avait pas eu une telle action.

Des trois piquets que nous avons fait pour " sortir de l' anonymat » (comming out), aux quels participaient, devant la Diète (Chambre basse du Parlement), plusieurs centaines de femmes, portant des plaquettes " J' ai avorté », les médias n' ont quasiment rien retenu. Et cela, bien qu' une actrice très connue y soit apparue, prenant de gros risques pour sa carrière, nous soutenant et accordant des interviews très forts. Dans un court article paru dans Gazeta Wyborcza (2) sa présence comme celle des autres personnalités n' a pas été mentionné. Et cette note a été publié dans le seul supplément local pour Varsovie, comme si l' interdiction de l' avortement concernait les seules Varsoviennes…

Mais il ne faut pas s' en étonner car tous les médias sont libéraux en économie et conservateurs dans le domaine des moeurs, il est difficile d' imaginer une mixture pire que cela. C' est particulièrement le cas de l' interdiction de l' avortement, qui touche en premier la majorité pauvre, car environs 20 % des plus aisées peuvent aller chez le gynécologue et payer 3 000-4 000 zlotys plus du double du salaire moyen. Par contre les médias de gauche ont une influence faible. Mais c' est justement dans l' hebdomadaire Trybuna Robotnicza que nous avons décidé de faire une première page inspiré de l' hebdomdaire allemand Stern de 1971 : 20 photos de femmes avec un grand titre " J' ai avorté, je rompt le silence ». Il s' agit d' un journal fondé par le syndicat " Sierpien 80 » (" Août 80 ») (3) qui nous aide depuis le début.

L' avortement avait été légalisé en Pologne au moment de la vague de destalinisation en avril 1956. Qui et pourquoi a provoqué son interdiction et quelle est la situation légale actuelle ?

Katarzyna Bratkowska : L' interdiction de l' avortement a eu lieu en 1993. Ce fut une conséquence naturelle de la résolution sur la " protection de la vie conçue » adoptée lors du congrès national de " Solidarité ». Elle a été votée malgré l' opposition de la majorité des militantes syndicales, mais ces dernières ne représentaient que 10 % des délégués. La Commission nationale des femmes du syndicat " Solidarité » avait critiqué le projet de l' interdiction de l' avortement dans une lettre ouverte. Les répressions furent immédiates : la présidente de la commission a été obligée de se démettre, sa remplaçante fut licenciée et certains dirigeants ont considéré que la commission était illégale (4). La droite a vite montré qu' elle dirigeait ici, dans cette bizarre révolution conservatrice polonaise.

Depuis 1993, la loi n' autorise donc l' avortement que dans trois cas: lorsque la grossesse met en danger la santé ou la vie de la mère, lorsqu' elle est issue du viol ou de l' inceste et lorsqu' on a constaté des malformations inguérissables de l' embryon. En pratique, même cette loi là est très difficilement applicable.

Du fait du climat idéologique régnant, les médecins ne veulent pas rédiger des diagnostics signifiant que l' avortement doit être réalisé du fait de la santé de la femme. Ils ont peur, car leur diagnostic pourrait être remis en cause par un autre médecin, ce qui n' est pas rare. De plus les hôpitaux publics n' ont même pas l' obligation de permettre à la femme l' accès à un avortement thérapeutique — chaque médecin peut refuser de le pratiquer au nom de la dite " clause de conscience ». Souvent, ce n' est que pour réaliser ensuite l' intervention dans son cabinet privé. Les données officielles mentionnent 150 avortement par an, les estimations non officielles varient entre 80 000 et 200 000 par an.

En ce qui concerne la répression, seul le médecin et les personnes qui aident la femme à avorter sont poursuivis — par exemple quelqu' un qui l' accompagnerait au cabinet est considéré comme coupable. La femme elle-même ne peut être poursuivie pour l' avortement. Mais la femme est punie de toute façons : sa santé est menacée, sans parler du fai qu' elle est stigmatisée en tant que meurtrière !

La loi actuelle, très préjudiciable pour les femmes, est officiellement présentée comme un compromis difficile. Ce terme a été à nouveau mis en valeur après la publication du projet du LPR. C' est pourquoi nous avons renforcé notre lutte. Nous ne voulons pas défendre le statu quo, nous n' acceptons aucun compromis au détriment des femmes.

Quels sont les organisations politiques ou les mouvements sociaux qui soutiennent votre lutte et lesquels ne vous soutiennent pas et pourquoi ?

Katarzyna Bratkowska : Outre le soutient évident des organisations féministes et du Groupe en faveur d' un parti ouvrier (5), c' est le syndicat " Sierpien 80 », c' est à dire surtout des mineurs de fond, qui nous apporte un véritable soutien. Nous bénéficions de leur local à Varsovie, de leur aide financière et surtout de leur temps et de leurs forces. Ils viennent pour la majorité de nos actions, nous aident à coller les affiches, à réaliser les pancartes, bref — il serait difficile d' imaginer notre activité sans leur aide. Souvent ils prennent leurs week-ends ou leurs jours fériés pour nous aider.

En Pologne il s' agit toujours malheureusement d' une alliance assez exotique, d' une part parce que le féminisme a été chez nous assez marqué par le libéralisme et d' autre part parce que le syndicat " Août 80 » est un syndicat exceptionnel à plus d' un titre dans la Pologne actuelle. Les autres syndicats sont loin de vouloir coopérer, d' ailleurs leurs directions ne prennent même pas la défense de leurs propres militants.

Nous bénéficions aussi du soutien du Parti polonais du travail (PPP), créé par le syndicat " Sierpien 80 ». Et de plus, lorsque dans les actions publiques nous exigeons l' absence des banderoles partisanes, ses militants le font de manière anonyme, ce qui témoigne d' un véritable soutien. Le PPP se conduit envers nous de manière très loyale. D' autres petits groupes ou groupuscules, même si on ne les voit pas pour préparer l' action, ne respectent pas de telles exigences, alors que ces limitations sont parfois nécessaires, car les médias rêvent de pouvoir accrocher le mouvement des femmes à un seul parti et pouvoir clamer ensuite qu' il ne s' agit nullement d' un mouvement, mais seulement des manipulations et des campagnes d' un parti.

En ce qui concerne les partis parlementaires nous ne leur faisons pas confiance : il y a ceux qui soutiennent l' interdiction de l' avortement et ceux qui, théoriquement, sont pour le droit des femmes à un avortement légal, mais qui, quand ils ont eu l' occasion de changer la loi, ont préféré vendre les droits des femmes en échange du référendum sur l' entrée dans l' Union européenne. L' accord entre l' Alliance de la gauche démocratique (SLD, membre du Parti socialiste européen), les médias libéraux et l' Église — nous n' allons pas légaliser l' avortement et, en échange, vous soutiendrez l' accession à l' UE — constitue un secret de Polichinelle.

A cette époque, une lettre ouverte contre ces marchandages réalisés dans notre dos a été signée par cent femmes parmi les plus connues en Pologne, dont la poétesse Wislawa Szymborska, prix Nobel de la littérature 1996. Et quoi ? Rien. Une petite note a été publiée dans Gazeta Wyborcza…

La censure et le dédain pour les femmes et la question de l' avortement sont incroyables dans les médias. Après une des actions qui, encore une fois, fut boycottés par les médias, une de mes amies a dit : la fois prochaine, il faudra sans doute s' immoler par le feu ou se mettre à poil dans la galerie de la Diète, car rien d' autre ne les intéresse.

Qu' attendez-vous de celles et ceux qui ont déjà remporté une victoire sur ce terrain de lutte, par exemple en France et dans d' autres pays de l' Union européenne ? Ressentez vous le besoin de lier votre lutte à celle menée dans d' autres pays européens, où l' avortement n' est pas encore légalisé (Portugal, Irlande…) et, si oui, comment imaginez-vous une telle coopération ?

Katarzyna Bratkowska : Nous avons évidemment besoin d' aide. Nous sommes en train de transformer notre regroupement informel en association " SoS Same o Sobie » (Seules à propos de soi) et nous voudrions beaucoup que des personnes hors de Pologne, qui s' identifient à la lutte pour les droits des femmes, puissent y appartenir aussi. Cela nous aidera à coopérer avec l' étranger. Nous sommes en train de préparer un appel international adressé au Parlement polonais et à l' opinion publique. Si nous parvenons à avoir beaucoup de signatures et si des personnalités connues à l' échelle internationale le signent, cet appel percera peut-être dans les médias polonais…

Car il est vital qu' un discours alternatif à celui qui domine aujourd' hui, " le saint enfant non né », puisse être audible en Pologne. Les gouttes d' eau parviennent à percer roche. Les piquets, les manifestations, la couverture d' un hebdomadaire, un appel, une conférence avec des personnalités connues… et ainsi de suite, il faut agir sans arrêt pour briser ce monolithe.

La coopération avec les organisations étrangères a aussi cet avantage, qu' on peut apprendre des nouvelles idées, de nouvelles stratégies. La situation en Pologne est difficile, car les moyens de pression, comme les manifestations, n' ont que peu d' influence ici. Et les manifestations les plus grandes n' ont jamais réussi à rassembler plus que quelques milliers personnes ces dernières années — et même cela c' est un rare succès ! C' est pourquoi le contexte international, la pression de l' opinion publique internationale peuvent constituer un facteur qui nous aidera.

La Pologne est l' un des derniers pays en Europe où les femmes n' ont pas le droit de décider à propos d' elles-mêmes ! Et le fait que nous avons eu ce droit et que nous l' avons perdu est utilisé surtout par la droite, qui monte de toutes pièces une image de " l' ennemi » en assimilant le communisme, le féminisme, " l' assassinat des non-nés », le stalinisme et l' hitlérisme. Plus de dix ans d' une telle propagande porte ses fruits : les militants de gauche voient leurs noms figurer sur le web fasciste " Blood and honor » et nous recevons des SMS : " maman, pourquoi m' as tu tué… »

notes
1. LPR, une organisation d' extrême droite se réclamant de Roman Dmowski, idéologue fascisant polonais de la première moitié du XXe siècle. Elle fait actuellement partie du gouvernement et son principal dirigeant, Roman Giertych, ancien animateur de jeunes skins fascistes de la " Jeunesse de la Pologne éternelle » (sic!), est ministre de l' Education et vice-premier ministre. Il veut imposer que l' enseignement en Pologne enseigne la " théorie créationniste » à la place de celle, évolutionniste, de Darwin.

2. Gazeta Wyborcza (Journal des élections), libéral, est l' un des principaux quotidiens en Pologne, vendant plus de 400 000 exemplaires. Lancé en 1989 en tant que quotidien du syndicat " Solidarité », dirigé depuis le début par Adam Michnik, il a fusionné avec le Wall Street Journal !

3. Sur le Syndicat libre " Août 80 » (WZZ " Sierpien 80 ») on se reportera à Inprecor n° 511/512 de novembre-décembre 2005 et Inprecor n° 518 de juin 2006.

4. Cette histoire est décrite dans le livre de Jacqueline Heinen et Anna Matuchniak-Krasuska, L' avortement en Pologne : la Croix et la bannière, l' Harmattan, Paris 1992, 18,30 €

5. Petite organisation d' extrême gauche, liée au Comité pour une Internationale ouvrière dont la principale organisation est le Socialist Party britannique (ex-Militant Tendency au sein du Parti travailiste). Ce groupe a passé en 2006 un accord avec le Parti polonais du travail (PPP), qui accepte la double appartenance, et la plupart de ses membres y militent.