Depuis près de 50 ans, la gauche et le mouvement ouvrier sont en recul. Il y a eu des poussées importantes et de petites victoires, mais il n’y a pas eu de revitalisation de la force de la classe ouvrière et de la politique radicale équivalente à celle des années 1960 et 1970 au cours des décennies qui ont suivi. Beaucoup de militants radicaux des années 1960 se sont tournés vers la droite et ont été absorbés par le système, que ce soit dans le milieu universitaire, les médias, les ONG ou la politique traditionnelle, tandis que d’innombrables autres ont discrètement abandonné l’espoir d’une transformation sociale radicale. Les gouvernements et les institutions qui ont semblé pendant un temps vulnérables aux contestations des mouvements de masse ont réaffirmé leur domination, avec des conséquences désastreuses.
Ce changement s’est reflété au niveau idéologique. À mesure que la possibilité d’un changement radical s’est éloignée, la confiance dans les idées qui le sous-tendent s’est également effritée. Ce qui allait de soi dans les années 1960 et 1970 – le fait que la classe ouvrière ait le pouvoir de transformer la société et que la solidarité soit possible et efficace – semble aujourd’hui invraisemblable et, pour certains, n’est rien d’autre qu’une apologie de ceux qui font partie du problème. Il n’est donc pas surprenant que la sensibilité progressiste contemporaine se caractérise souvent par un sentiment d’impuissance, de scepticisme et de méfiance à l’égard des manifestations de solidarité, ainsi que par une amertume face aux injustices du monde plutôt que par la conviction qu’il est possible de les combattre et de les changer.
Cela se reflète dans un certain nombre d’idées qui sont désormais considérées comme des vérités évidentes parmi les progressistes occidentaux. Parmi celles-ci, on peut citer le fait que les mouvements contre l’oppression ne sont légitimes que s’ils sont conduits par les opprimé.e.s et éclairés par leur « expérience vécue » ; que les personnes qui ne subissent pas d’oppression sont intrinsèquement privilégiées et ne peuvent donc pas être des alliés fiables ; que pour assurer à un mouvement toute sa légitimité, il est nécessaire de « mettre en avant » ou de « valoriser » les bons porte-paroles ; et enfin, que les manifestations de solidarité sont au mieux paternalistes et au pire contribuent davantage à perpétuer l’oppression qu’à l’atténuer. En d’autres termes, la souffrance est source de vérité, et ceux qui ne souffrent pas font partie du problème.
Dans un article rédigé au plus fort des manifestations Black Lives Matter en 2020, l’écrivain britannique Sam Kriss souligne le caractère paralysant de cette approche, résumant de la façon suivante les injonctions contradictoires des leaders du mouvement à l’adresse de leurs soutiens potentiels :
« FAITES le travail important qui consiste à remettre en question vos propres préjugés et partis pris. NE VOUS LAISSEZ PAS OBSÉDER PAR votre culpabilité de Blanc, cela ne vous concerne pas !
« UTILISEZ votre privilège de Blanc comme bouclier en vous interposant entre les Noirs et la police. NE VOUS PLACEZ PAS en tête des manifestations, il est temps que vous restiez en retrait.
« DENONCEZ le racisme, ne comptez pas toujours sur les militants de couleur pour s’occuper de l’aspect émotionnel. NE COUVREZ PAS la discussion avec votre voix, taisez-vous, restez à votre place.
« ÉDUQUEZ votre communauté blanche en montrant l’exemple en matière de solidarité blanche. NE POSTEZ PAS de selfies pris lors d’une manifestation : il ne faut pas confondre notre combat avec des séances de photos. »
D’un côté, il y a la reconnaissance du besoin d’un soutien plus large – car après tout, aucun groupe opprimé autre que la classe ouvrière n’est capable de se libérer lui-même –, mais de l’autre, il y a une insistance obstinée à considérer ce soutien comme insincère ou comme une menace.
Le mouvement de solidarité avec la Palestine, qui est l’un des plus longs et des plus importants de l’histoire récente, balaye toutes ces absurdités.
Il n’a pas été mené, de manière prédominante, par ceux qui ont vécu le génocide israélien, et il n’a pas non plus été le plus fort là où les Palestiniens sont les plus concentrés.
Les Palestiniens de Gaza se sont tout naturellement concentrés sur leur survie plutôt que de prendre la responsabilité d’un mouvement de protestation international. Mais ce n’est pas comme si les pays qui se sont le plus mobilisés pour la Palestine étaient des pays avec une population palestinienne importante ou particulièrement bien organisée. Sur les dix pays qui ont connu les manifestations les plus « importantes » en faveur de la Palestine depuis octobre 2023, selon Armed Conflict Location and Event Data, un seul – le Yémen – se trouve au Moyen-Orient. L’Australie arrive en deuxième position, et les autres pays se trouvent en Europe.
Le pays qui a organisé une grève générale historique en soutien à la Palestine, l’Italie, n’a pas une population palestinienne particulièrement importante (0,002 % de la population), tout comme l’Espagne, où le mouvement de grève a aussi pris de l’ampleur. De même, les centaines de personnes qui ont participé aux différentes flottilles en direction de Gaza, qui ont constitué un point de ralliement important pour le mouvement, venaient du monde entier.
Le succès du mouvement ne peut donc s’expliquer par la présence massive de personnes confrontées à cette réalité, même si de nombreux Palestiniens y ont sans aucun doute participé. Des millions, voire des dizaines de millions de personnes qui n’ont pas connu directement la violence israélienne se sont mobilisées pour Gaza : elles ont sacrifié leurs week-ends, renoncé à leur salaire et, dans certains cas, risqué leur emploi et leur liberté pour exprimer leur opinion. Elles ne sont clairement pas restées «à leur place», elles ne sont pas «restées en retrait. »
Inutile de dire que cela n’a pas nui à la cause palestinienne. Aucun fardeau émotionnel inutile n’a été imposé aux Palestiniens, leurs voix n’ont pas été étouffées et la lutte n’a pas été accaparée par les Blancs. Au contraire, cela a contribué à mettre la question palestinienne au premier plan partout dans le monde, a rendu plus difficile le soutien militaire et politique des gouvernements occidentaux à Israël et a permis de rallier une nouvelle génération à la cause palestinienne.
Le mouvement démontre également de manière éclatante le principe fondamental de la solidarité : lorsqu’on s’en prend à l’un.e, on s’en prend à tou.te.s. Bien sûr, l’ampleur des atrocités commises à Gaza est un facteur majeur qui pousse les gens à agir. Mais il en va de même pour la prise de conscience du fait que nous sommes toutes et tous en face d’un ennemi commun : ces mêmes gouvernements qui acclament Israël imposent l’austérité et des réductions salariales chez eux. Et leur acceptation des atrocités commises à Gaza lorsque cela leur est politiquement profitable témoigne d’une certaine insensibilité qui peut tout aussi bien s’appliquer au niveau national. La solidarité n’a jamais consisté à « prendre le contrôle » des luttes. Il s’agit d’identifier et de combattre un ennemi commun.
Bien plus que les enseignements tirés de l’expérience vécue, la force du mouvement provient de la culture et des traditions politiques qui existaient déjà dans les différentes régions du monde : le niveau d’organisation syndicale, l’histoire politique de la classe ouvrière, le degré de répression subi et la taille et la nature des organisations politiques existantes.
En d’autres termes, c’est la conscience politique et l’organisation, plutôt que l’expérience individuelle, qui se sont avérées décisives pour construire des mouvements efficaces. En Italie, l’existence de syndicats plus radicaux, indépendants des directions syndicales établies et conservatrices, a été un facteur clé dans le déclenchement de la grève générale historique en faveur de la Palestine, qui s’est désormais étendue à d’autres pays européens. Ici, en Australie, la présence de clubs Socialist Alternative sur un nombre suffisamment important de campus universitaires a permis à l’initiative du campement de solidarité avec Gaza à l’université de Sydney de devenir un phénomène national, suivi par des rassemblements étudiants massifs en faveur de la Palestine. Tout comme l’existence de collectifs de campagne hors campus impliqués dans des manifestations de rue régulières et continues, qui se sont avérés importants dans les campagnes passées.
Ces organisations, et les militants politiques qui les composent, n’existent pas toutes dans le seul but de libérer la Palestine. Mais elles ont néanmoins été capables de se mobiliser et d’avoir un impact lorsque cela était nécessaire. La force et l’organisation de notre camp sont donc cruciales pour la libération des opprimé.e.s et la résistance à l’injustice, où et quand elle se manifeste.
Bien sûr, le contenu politique de ces traditions et organisations a son importance. La loyauté servile du mouvement syndical dominant envers le Parti travailliste a fait que les mobilisations en faveur de la Palestine n’ont pas été aussi fortes ni aussi présentes sur les lieux de travail qu’elles auraient pu l’être. D’un autre côté, cela a permis à des forces politiques plus modestes, qui n’allaient pas se laisser amadouer par les gestes creux du gouvernement – notamment ses promesses de reconnaître un État palestinien une fois qu’Israël l’aurait rendu de toute évidence non viable –, d’exercer une plus grande influence, ce qui était positif.
Il est révélateur que ceux qui adhéraient le plus fortement à l’idée que les mouvements sont mieux dirigés par les personnes concernées (les Palestiniens alignés sur le Hamas à Gaza) avaient tendance à promouvoir les positions les plus autodestructrices, notamment les illusions dans « l’axe de la résistance » (qui n’a guère contribué à résister au génocide) et l’idée que les Palestiniens sortiraient probablement plus forts de la prétendue magistrale manœuvre tactique que fut l’attaque du Hamas du 7 octobre (ce qui est à l’évidence faux). Il s’agit en fait de la poursuite d’un type de raisonnement qui s’est depuis longtemps révélé désastreux pour la cause palestinienne : l’idée que les frères arabes, peu importe qu’ils soient le roi de Jordanie ou un ouvrier du textile, agiront pour libérer les Palestiniens. Les illusions de solidarité autour d’une identité arabe, plutôt que d’une identité de classe, ont maintes fois déçu le mouvement palestinien, depuis le Septembre noir de 1970, lorsque le régime jordanien a chassé l’Organisation de libération de la Palestine du pays, jusqu’à l’inaction totale face au génocide actuel.
Le revers de cet argument – selon lequel une situation privilégiée engendrerait un parti pris conscient ou inconscient en faveur de l’oppresseur plutôt que de l’opprimé – n’est pas non plus corroboré par les événements. Aux États-Unis, ce sont, ironie de l’histoire, les Juifs qui ont été de façon disproportionnée à l’avant-garde des actions de solidarité avec la Palestine, alors que c’est précisément en leur nom qu’Israël a ostensiblement mené sa guerre. Jewish Voice for Peace, par exemple, a organisé plus de mille actions de protestation aux États-Unis et a doublé le nombre de ses membres cotisant.e.s depuis le début du génocide.
Dans ce cas particulier, le prétendu « privilège » est précisément ce qui a politisé une nouvelle génération, horrifiée, à juste titre, de voir sa religion invoquée pour justifier un génocide. Cela contredit une fois de plus un principe de base du progressisme moderniste, selon lequel le clivage se situe entre les opprimé.e.s – à qui la souffrance confèrerait automatiquement une vision politique particulière à laquelle il faudrait déférer – et les non-opprimé.e.s, que leurs privilèges attacheraient automatiquement au statu quo et aux avantages supposés qu’il leur procure.
Si nous voulons sérieusement changer le monde et mettre fin à l’oppression, nous devons tirer les leçons de cette expérience et en tirer les conclusions appropriées sur ce qui fait réellement le succès d’un mouvement, et non sur ce qui nous fait nous sentir moralement supérieurs ou momentanément puissants dans une société qui nous prive systématiquement de notre pouvoir.
Pour cela, il faut notamment reconnaître que la parfaite conscience de l’oppression n’est pas une condition préalable à la résistance. Une compréhension approfondie et nuancée de l’oppression est bien sûr souhaitable, mais ce qui fait vraiment la différence, c’est d’avoir conscience du camp dans lequel on se trouve et d’être organisé.
Les millions de personnes qui ont manifesté pour la Palestine à travers le monde ne sont pas des experts de la dynamique politique ou de l’histoire de Gaza. Ce qui les distingue, c’est leur refus de détourner le regard alors qu’un génocide est perpétré avec le soutien de l’Occident, leur volonté de continuer à manifester semaine après semaine, leur refus de se laisser intimider par les accusations malhonnêtes d’antisémitisme et leur volonté de considérer les Palestiniens comme des êtres humains à part entière, et non comme des sympathisants anonymes et sans visage du terrorisme, comme ils ont longtemps été dépeints.
La politique de notre camp ne sera pas toujours parfaite, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il est impossible ou inopportun de construire des mouvements efficaces. L’obsession progressiste de contrôler les idées, le langage et les actions des personnes qui cherchent à manifester leur solidarité, aussi imparfaite soit-elle, ne nous mène nulle part. Nous devons concentrer nos efforts sur les puissants : les gouvernements et les grands patrons qui dirigent le monde. Nous devons comprendre ce qui les motive et comment les arrêter.
Malgré toutes ses forces, le mouvement de solidarité avec la Palestine n’a pas mis fin au génocide perpétré par Israël. Pour y parvenir, il aurait fallu une menace à l’ordre impérial et au système capitaliste à une échelle beaucoup plus importante. Mais les résultats impressionnants qu’il a obtenus – ouvrir les yeux d’une nouvelle génération sur la brutalité et l’hypocrisie du pouvoir impérial occidental, jeter le discrédit sur certains principes importants de l’idéologie de la classe dirigeante et montrer clairement que, bien qu’affaibli, notre camp politique a toujours le potentiel de mobiliser et de résister – sont extrêmement importants. Et, comme toutes les luttes, qu’elles soient victorieuses ou non, ce mouvement a été un terrain d’expérimentation pour les idées et les organisations, et nous a enseigné des choses importantes. Ce sont des leçons que nous devons retenir si nous voulons avoir plus de chances de gagner la prochaine fois.
Publié par Red Flag le 16 octobre 2025, traduit par Pierre Vandevoorde pour ESSF.