« La société d’autogestion socialiste, « étape de transition », est un aspect de la dictature du prolétariat. La dictature du prolétariat ayant pris une forme amendée dans nos conditions à nous, d’aucuns ont omis de voir que le système yougoslave était, lui aussi, une formule de dictature du prolétariat (...) En l’absence de la conscience de cette substance, on laisse la porte ouverte largement à l’élitisme, technocratisme et au bureaucratisme, ce qui débouche sur le nationalisme, le libéralisme, etc. »
Plateforme pour le 10ème Congrès de la Ligue des Communistes Yougoslaves. (Questions Actuelles Du Socialisme, juin 1973 - N° 112, p. 37-38).
Le 10ème Congrès de la Ligue des Communistes Yougoslaves (LCY) fut un Congrès de « reprise en main ». Plus précisément, il marque l’aboutissement de trois ans de luttes internes – quelque 50.000 purges – contre tous les courants qui refusaient un retour à une centralisation de la LCY passant par la réduction au silence de toute opposition à la ligne officielle ; une lutte aussi contre tous ceux qui refusaient que la LCY s’affirme comme force politique monopolisant le pouvoir d’État, contrôlant tous les aspects déterminants de la vie culturelle, sociale, économique. En même temps, le prestige de la direction titiste aux yeux des masses yougoslaves et dans les jeux d’équilibre internationaux, rendait difficile un retour au pur « modèle » stalinien combinant cette centralisation politique avec une planification bureaucratique centralisée et donc la suppression de toute espèce d’autogestion.
La forme politique et économique que prennent donc l’orientation et les institutions mises en place en Yougoslavie – non seulement par le 10ème Congrès, mais par la nouvelle constitution adoptée en février de cette année – va donc être la combinaison, lourde de conflits, d’une centralisation politique accentuée passant par l’étroite imbrication de la direction du parti, de l’armée et de celle de l’État, avec une extension des possibilités constitutionnelles de participation des travailleurs à la gestion des entreprises et y compris des pouvoirs locaux, rendue en même temps largement formelle par le poids et le contrôle bureaucratique de la LCY. Il ne s’agit pas d’une remise en cause radicale de la politique (intérieure et internationale) antérieure, mais d’un sérieux coup de frein au « libéralisme » économique accompagné de l’« encadrement » musclé des tensions sociales.
Trois ans pour la ‘reprise en main’
En décembre 1971, suite à la grève massive déclenchée par des étudiants à Zagreb (Croatie) et au développement du mouvement nationaliste croate Matica Hrvatska, commence une vague massive d’arrestations, de procès, de démissions et limogeages touchant d’abord les principaux dirigeants croates de la LCY. Le 29 septembre 1972 le Président Tito et le secrétaire du Bureau Exécutif de la LCY, Stane Dolanc, adressent – par-dessus les instances dirigeantes du parti, en particulier le Praesidium, qui était alors loin d’être majoritairement titiste – une « lettre », la Lettre de Tito, « à toutes les organisations et à tous les membres de la Ligue des Communistes Yougoslaves ». Cette lettre part d’une critique des « faiblesses » enregistrées au sein de la LCY qui l’empêchent d’« exercer une influence décisive sur les évènements sociaux » : « ... influence de la mentalité bureaucratique, de l’esprit de petit propriétaire, implantation de l’opportunisme sur une large échelle... phénomènes de désunion idéologique et politique... activités fractionnelles et de lutte des cliques pour le pouvoir. » Il faut donc opérer un redressement qui doit permettre « qu’on éloigne des rangs » de la LCY des « individus corrompus, petits-bourgeois, tenants de l’arbitraire bureaucratique, opportunistes, carriéristes et autres gauchistes, libéraux, nationalistes, etc., qui, par leur comportement, portent atteinte à la réputation de la LCY (...) Dans la LCY, il ne pourra y avoir de place pour ceux dont on constate que les revenus sont obtenus par des moyens contraires aux lois et aux normes socialistes ». Sur la base de ce redressement, accompagné d’une plus grande « rigueur théorique et idéologique », les « organismes dirigeants de la LCY doivent agir, directement et concrètement, pour que la responsabilité de la gestion des affaires sociales et d’État soit confiée à des personnes qui s’en acquitteront dans l’intérêt de la classe ouvrière et du développement de l’autogestion socialiste... »
Cette lettre sera reproduite dans la presse, lue, commentée, discutée à la radio, à la télévision, etc., pendant des mois. Elle s’accompagnera d’une petite « révolution culturelle » où chacun exprimera ses griefs, où ceux qui se seront enrichis trop ouvertement devront répondre de leurs ressources, voire passer en procès. Les aspirations égalitaires dominantes dans la société yougoslave auront le loisir de s’exprimer. L’effet réel ? Négligeable : puisqu’on n’a pas remis en cause le système qui est à la racine même des privilèges et des inégalités sociales. Quelques boucs émissaires sont passés en procès, mais on n’a vu guère de confiscation de biens. Beaucoup d’entreprises sont restées provisoirement sans directeurs et pendant quelques mois maints petits-bourgeois et aspirants bourgeois ont pu préparer leurs valises et craindre une quelconque collectivisation forcée. Mais elle n’est pas venue. Et elle n’est pas à l’ordre du jour. Mais cela a pu calmer quelques tensions sociales. Le débat public ouvert sur la nouvelle constitution et la préparation de nouvelles élections ont donné un sursis pour tirer le bilan de toute cette « campagne contre les milliardaires ».
Parallèlement, la direction titiste opérait les limogeages nécessaires pour mettre à tous les postes dirigeants les équipes fidèles dévouées à la nouvelle politique. D’ailleurs, il ne s’agit souvent pas d’« hommes d’appareils » à la mode de l’Est, mais de dirigeants prestigieux de la dernière guerre, marquant une continuité avec l’équipe qui a impulsé la rupture avec Staline, l’autogestion et y compris la Réforme : Kardelj, Bakaric, Stane Dolanc, etc., les principaux dirigeants de longue date restent les têtes de file de l’équipe au pouvoir et à la direction du parti. Ceux qui ont été mis à l’écart n’ont pas nécessairement beaucoup de divergences avec l’orientation politique appliquée en matière économique, sociale, ou de politique étrangère. Ce sont souvent ceux qui ont été les plus fidèles tenants de la politique officielle des actuels dirigeants jusqu’au tournant partiel des années 1971-74. Le point de clivage principal tient au rôle nouveau attribué à la LCY. Mais là y compris on peut avoir demain quelques surprises : les « libéraux » du parti qui ont été limogés pouvaient craindre qu’à la faveur de cette recentralisation, l’aile « dure », néo-stalinienne l’emporte. Il semble qu’elle existe, en particulier, partiellement au sein de l’armée, avec aussi quelques bastions serbes en Croatie. Ces courants (certains ont parlé de « fractions ») se sont affirmés au lendemain de la « crise croate » de 1971 pour exiger de pousser plus à fond cette « reprise en main » dans le sens d’un retour à une centralisation totale politique et économique, impliquant d’ailleurs une répression plus féroce à l’égard des contestataires ou des dirigeants encore en place et trop « libéraux » ou « nationalistes » (comme Bakaric). Le dernier Congrès croate préparatoire au Congrès de la LCY, a montré que cette aile « dure » avait été battue. Le 10ème Congrès le confirme. Dès lors il n’est pas étonnant que Tito ait pu évoquer dans un récent discours (cf. Politika, 8 juin 1974) la possible réhabilitation d’au moins une partie des purgés : ces « anciens compagnons d’armes » ne « doivent pas être laissés en dehors de la vie sociale »... Certains « pourraient revenir au véhicule de la révolution... Aidons ces gens à revenir dans nos rangs... Ils étaient des cadres valables et nous avons besoin de gens pour notre développement futur et nos luttes ». Certes, ce discours s’adressait aux membres de la Ligue des Communistes Serbes, particulièrement mécontents du limogeage de leurs dirigeants les plus populaires (entre autres Marko Nikezić et Latinka Perović, en 1972-73). Mais ce discours entre en résonance avec celui de Kardelj (cf. Dela, 1er mai 1974) qui, y compris, parle de façon critique mais fraternelle de Ranković1 : il avait « le défaut de surestimer les moyens de la contrainte étatique et de la discipline » et « poussait la LCY vers le centralisme », avec, en outre, un « sentiment insuffisamment développé de la question nationale », mais il reste un « cadre très compétent ».
Autrement dit, il nous semble que dès lors que les équipes dirigeantes en place sont assurées, la ligne politique votée, la discipline affirmée, les institutions nouvelles mises en place, la direction titiste a tout à gagner en force et en prestige – y compris pour mieux lutter contre les « extrêmes » qu’elle continuera à réprimer – à réintégrer dans ses rangs tous ceux qui finalement ne sont pas si éloignés de l’orientation politique affirmée et dont on peut penser qu’ils reviendront facilement dans le giron du parti. Hors des rangs de la LCY ils auront de moins en moins d’avenir professionnel et politique, à brève échéance au moins. Outre les éléments de corruption qui peuvent les y pousser, ils seront aussi sensibles au fait que la politique qui l’emporte n’est pas de pure obédience soviétique, qu’elle préserve finalement un certain équilibre entre les nationalités, et qu’il vaut mieux préparer l’« après-titisme » dans la LCY que en dehors.
Les grands traits de la politique et des institutions mises en place
Une politique étrangère qui cherche à maintenir l’équilibre entre les alliés :
Il est certain qu’un certain retour critique sur le 6ème Congrès de 1952 (le 1er Congrès après la rupture avec Staline) et sur ses « faiblesses » ( « imprécisions » sur la réalité de la « dictature du prolétariat », proclamation « prématurée »du dépérissement de l’État, abandon « prématuré » de la notion de classe ouvrière au profit de celle du « peuple travailleur ») – faiblesses d’ailleurs essentiellement attribuées au révisionniste Djilas – a contenté l’esprit des bureaucrates soviétiques. « Ils l’avaient bien dit ! »... Et depuis quelques temps, comme par hasard, on voit fleurir des éloges de la Yougoslavie dans la presse des partis redevenus « frères ». Le PCF, fidèle au poste, a eu le plaisir de voyages répétés en Yougoslavie. France Nouvelle a reproduit in extenso La Lettre de Tito, en septembre 19722, et la Nouvelle Critique3 reproduisit en avril 1972 Trois Discours de Tito qui sont, évidemment, des discours de « reprise en main »... Le 9ème Congrès de la LCY (en 1969) et tous les autres depuis la guerre (sauf le 8ème en 1964) avaient été boycottés par les partis frères (sauf par la Roumanie en 1969). Au 10ème Congrès, tout le monde était là.
L’intervention des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie avait jeté un « certain froid »... Pour tout dire, la direction titiste avait appelé aux armes ! Mieux vaut prévenir... Et il y a des traditions de résistance suffisantes en Yougoslavie pour supposer qu’une intervention soviétique aurait immédiatement déclenché la guerre civile. Les effectifs de la LCY ont soudainement gonflé après août 1968 et la condamnation de l’intervention par les dirigeants yougoslaves. Le rapprochement relatif avec les soviétiques suite à la « reprise en main », a par contre nettement fait chuter le nombre des membres (en dehors des quelques 50.000 purgés, il y a eu environ 90.000 personnes qui n’ont pas repris leurs cartes depuis 1968).
Pourtant il ne s’agit pas, pour les dirigeants actuels de retourner dans le giron des soviétiques : Ils connaissent ! Et ils ne se font guère d’illusions sur l’« internationalisme prolétarien » de tels rapports. En outre, le maintien de leur indépendance est possible à partir d’une politique d’équilibre et leur propre prestige se ressentirait grandement aux yeux des masses yougoslaves s’ils abandonnaient une telle politique. Les soviétiques ont bien essayé de « peser » par une « aide » économique. Que ne ferait-on pas quand un « parti frère » est en crise ! Il y eut des négociations touchant jusqu’à 1.300 millions de dollars de crédits soviétiques investis dans diverses branches industrielles. Mais pour pouvoir les utiliser, il aurait fallu que les Yougoslaves aient... suffisamment d’argent disponible ! Et en outre, qu’ils utilisent du matériel soviétique au lieu de développer leur propre infrastructure de machines. Seuls 40 millions ont pu être utilisés. Le 25 avril, de nouvelles négociations ont été ouvertes pour essayer de revoir les accords portant sur 500 millions de dollars. Mais dans l’ensemble les échéances avec les pays du COMECON restent relativement faibles (environ 25% des exportations et importations).
La politique d’ouverture vers l’ouest pour que les capitalistes viennent investir en Yougoslavie se poursuit donc. Elle vise à introduire une technologie moderne dans l’industrie et l’agriculture yougoslaves dont la productivité reste encore très basse. Elle continue à se faire sous la forme d’« entreprises mixtes » où 49% au maximum du capital peut être étranger, soumis, par ailleurs au contrôle et aux règles de l’autogestion (souvent plus formellement que réellement à cause de la mise en place de « comités de gestion paritaires » où les investisseurs étrangers peuvent tourner la législation en cours). La crise ouverte et le redressement impulsé ont pu confirmer pendant un temps les réticences nombreuses des investisseurs capitalistes (dans un climat de « chasse aux milliardaires », les investisseurs capitalistes sont toujours mal à l’aise...). Toutefois, la reprise en main politique de la situation, et les garanties de protection apportées aux capitaux investis stimuleront à nouveau leur arrivée en Yougoslavie. Un test en est le récent développement d’accords avec les États-Unis (en 1973 il y a eu 25 accords entre compagnies yougoslaves et américaines).
Cette politique, qui cherche des alliés dans les « deux camps » s’est d’ailleurs accompagnée sur le plan politique interne de la mise à l’écart des tenants les plus fermes d’un rapprochement pro-soviétique. En même temps que les délégations de PC se succèdent et sont fraternellement accueillies, on laisse deux journaux importants (Vjesnik du 27/2/74, et NIN du 24/2/74) critiquer le régime interne de l’URSS comme source de l’évolution de Soljenitsyne. Les œuvres de cet auteur sont toutes publiées, et deux maisons d’édition décident de publier les dernières.
Comme on l’a souligné, l’évolution principale n’est donc pas à rechercher sur le plan de la politique internationale, et d’ailleurs, ce qui peut apparaître comme des « concessions » idéologiques faites aux soviétiques correspond bien davantage aux problèmes internes de la société yougoslave en crise auxquels la principale réponse de la bureaucratie titiste a été la centralisation politique.
Vers un contrôle de la vie politique et culturelle par la LCY :
Cela passe par la volonté de reprendre en main les organisations de jeunes (en fusionnant parfois les organisations d’étudiants contestataires avec celles de lycéens mieux tenues en main ; voir par exemple les propositions faites en Slovénie et Serbie à ce propos), le contrôle idéologique sur l’enseignement, la réflexion philosophique, la culture. Depuis plusieurs mois les professeurs participant à la revue Praxis, favorables à une centralisation démocratique de l’autogestion contre le monopole du pouvoir politique de la LCY, sont soumis à des menaces, pressions ouvertes, demandes d’expulsions, retraits de passeports. Parce que les organes de gestion de la faculté ne sont pas encore des instruments directs de la politique de la LCY, et que les professeurs sont très populaires et estimés, ils n’ont pas encore pu être licenciés de leurs postes. Mais les pressions continuent, pressions financières sur Praxis et l’école de Korčula animée par Praxis, mesures administratives qui vont en s’accentuant (et Tito vient de déclarer qu’il faudrait savoir en prendre...), mesures de répression policière contre les étudiants (11 inculpations contre ceux qui, de Ljubljana, Zagreb et Belgrade, se sont réunis non seulement pour défendre les professeurs de Belgrade, mais pour affirmer leur volonté de lutter contre tous les privilèges bureaucratiques et pour une réelle autogestion « de bas en haut »). Il n’est pas impossible qu’à la faveur des lendemains du 10ème Congrès, ayant assuré ses arrières et profitant de la démobilisation des vacances, une telle répression s’affirme, combinée d’ailleurs avec des pressions possibles dans le sens de la tentative de corruption des professeurs.
Mais cette centralisation politique s’affirme aussi sur le plan constitutionnel et dans les nouveaux statuts votés au 10ème Congrès, par l’imbrication institutionnalisée du Parti et de l’État : avec le développement de la décentralisation et la fédéralisation y compris de la LCY dans ce processus, les congrès du parti avaient remis en cause (sauf pour Tito) la possibilité de cumuler des postes dirigeants dans le parti et dans l’État. C’était le corollaire de la conception nouvelle du rôle du parti, telle que l’avait introduite le 6ème Congrès : plutôt un conseiller que l’« avant-garde de la classe ouvrière au pouvoir », – pour l’affirmer le PC avait d’ailleurs changé de nom pour celui de la Ligue des Communistes Yougoslaves. L’État lui aussi ne devait-il pas commencer à dépérir ? Mais le 10ème Congrès analyse la crise récente comme une crise grave marquée par une intense lutte de classes :
« Le rôle et la puissance des banques et des grandes maisons de commerce augmentaient de plus en plus, tandis que les moyens des organisations productives se réduisaient et que leur rôle dans la répartition du produit social diminuait toujours plus (...) les ‘forces d’autogestion’ se heurtaient à l’union entre les forces bureaucratico-technocratiques et les forces bourgeoises-libérales... »
Plateforme pour le 10ème Congrès, op. cit.
C’est pourquoi on en revient à la « dictature du prolétariat » (entendons : du parti).
À la tête de l’État est mis en place un organisme collégial de 9 membres, réunissant les plus hauts responsables des diverses républiques et provinces, plus le Président de la Ligue des Communistes Yougoslaves, d’office. En pratique, les huit autres membres élus à l’actuelle Présidence viennent aussi de l’être au Praesidium du Comité Central nouvellement mis en place. Cette Présidence de l’État, collégiale, permettra à la fois de représenter les diverses nationalités et de lutter contre une tendance à l’éclatement de la fédération après la mort de Tito, mais en même temps, elle synthétise en fait la centralisation politique aux mains du parti de la plus haute instance dirigeante de l’État.
En outre, les instances républicaines et communales comportent désormais trois chambres : l’une composée des délégués des producteurs, l’autre par ceux des citoyens considérés comme consommateurs (en fonction de la localité où ils habitent) et la troisième permettra de représenter en tant que telle les « organisations socio-politiques » : la LCY, les syndicats et l’Alliance Socialiste, dirigés par la LCY, plus que jamais. C’est dire que les membres de la LCY seront représentés en tant que tels dans les organismes de l’État, en plus du fait qu’ils participent bien sûr aux autres délégations. Le mandat impératif est dorénavant institué. Dans la mesure où l’on resserre en même temps la vie interne de la LCY, interdisant à tout courant oppositionnel de s’exprimer, cela signifie d’une part, que les délégués des chambres « socio-politiques » seront des inconditionnels de la politique de la direction ; d’autre part, il devrait y avoir pour le moins, conflit entre la discipline de parti, et le fait pour un membre de la LCY de pouvoir être délégué pour exprimer d’éventuelles positions contraires de son unité de travail ou d’habitation. On verra le système à l’épreuve...
Au total, donc, l’affirmation de la « dictature du prolétariat » signifie actuellement en Yougoslavie la direction de l’État par le parti, la répression des oppositionnels. Mais une telle politique ne suffit pas : la seule force qui était restée relativement centralisée et acquise à Tito était l’armée. Ses traditions lui donnent d’ailleurs un prestige certain. C’est aussi à elle que la direction titiste fait appel pour assurer la « stabilisation » de la situation.
Le renforcement du poids de l’armée dans le Parti et dans l’État :
Dans le parti d’abord ; le Congrès a mis en place un Comité Central qui remplace l’ancienne Conférence. Ce CC est élu comme suit : outre le Président Tito (Président à vie), 20 délégués de l’organisation de la LC dans les 6 Républiques, 15 délégués de l’organisation de la LC dans les 2 provinces autonomes et 15 délégués de l’organisation de la LC dans l’armée. C’est là une innovation sans précédent, les militaires pouvant être par ailleurs délégués par les Républiques et les Provinces. De même le Praesidium du CC (39 membres) devra également avoir 2 délégués élus par les organisations de l’armée. Enfin, le Président des organisations de la LC dans l’armée est membre d’office du CC. Le Comité Exécutif du Praesidium comporte pour la première fois depuis de longues années un général en fonction : Ivan Kukoc. Au total, environ 12% des membres du CC sont des militaires (alors qu’au 9ème Congrès il y avait 2 militaires à la Conférence, et au 8ème Congrès, 6% de militaires) et cette présence est institutionalisée par le mode d’élection.
Mais elle se renforce encore par la possibilité de cumul des responsabilités dans le parti et dans l’État, et par les récentes décisions prises dans l’appareil d’État : le 17 mai 1974, le général Franjo Herljevic a été élu Ministre de l’Intérieur. Cela signifie que la branche civile de l’UDB, Service de Sécurité de l’État, passe sous le contrôle de l’armée. D’ailleurs, lors d’un discours récent de Tito fêtant l’anniversaire de l’UDB, il critiqua les « erreurs » antérieures commises, consistant à vouloir « tout fédéraliser ». Il affirma que l’UDB devait suivre un cours nouveau où l’unité des divers services (civils et militaires) devenait essentielle « pour que l’UDB puisse assumer son rôle politique ». Ce général Ministre de l’Intérieur est par ailleurs membre du nouveau CC du parti. Le Ministre de la Défense, est également un général en fonction : Nikola Ljubicic, membre du CC.
Face aux dangers de crise, c’est ainsi l’armée qui assure la cohésion et la défense contre « l’ennemi interne ou externe ». Et c’est bien ainsi que l’entendait Tito lorsque, pendant la crise de Croatie, il avait fait allusion au rôle possible de l’armée dans une éventuelle guerre civile.
Mais cette fusion « harmonieuse » des pouvoirs du parti, de l’armée, de l’État ne suffit pas à la stabilisation sociale : il n’est plus guère possible d’affirmer, en Yougoslavie, ce rôle central du parti sous la forme d’une remise en cause explicite de l’autogestion. Personne n’affirme qu’elle existe réellement, mais c’est un droit acquis. En outre, l’autogestion comporte ses avantages, y compris du point de vue bureaucratique : tant qu’elle reste décentralisée, elle permet de nouer des liens bien plus souples avec les travailleurs, d’avoir toute sorte de « responsables » intermédiaires entre les usines et le sommet de l’État pour amortir les chocs des mécontentements. Elle permet aussi de s’appuyer sur une classe ouvrière qui reste atomisée pour contrôler le développement de forces sociales technocratiques qui sont à la fois des « ennemis de l’autogestion » et ceux des pouvoirs bureaucratiques centraux.
Le renforcement du contrôle politique et économique du parti à travers de l’extension de l’autogestion :
C’est évidemment là un processus contradictoire : on ne peut impunément élargir – même si c’est sous le contrôle du parti et hors des sphères réelles du pouvoir – le rôle de l’autogestion et la participation des travailleurs à des instances de gestion non seulement des entreprises mais aujourd’hui de l’État, et penser que cela n’a pas d’effet sur les exigences mises en avant par ces mêmes travailleurs. La preuve en est d’ailleurs le fait que de nombreuses grèves se sont déroulées avec pour thème implicite ou explicite la lutte pour l’application effective des décisions des organes d’autogestion, la lutte contre les « abus » de pouvoir réalisés par les directions d’entreprises ou leurs organes de gestion. En même temps, il est certain que dans une société où la seule force qui a le droit de s’organiser centralement est la LCY, l’autogestion décentralisée comme elle le reste essentiellement est aussi un moyen d’émousser les conflits et de tenir la situation mieux en main pour la bureaucratie.
La nouvelle constitution a remis en cause le système électoral antérieur, de type « parlementaire ». Dorénavant c’est le système de délégation qui prime partout (sauf au niveau... du pouvoir central !). Les « Unités de Base du Travail Associé » (jargon yougoslave qui recouvre un ou plusieurs ateliers, ou de petites entreprises, et toute communauté de travail) siègent en assemblées générales qui prennent davantage de décisions, élisent leurs délégués, les contrôlent et peuvent les révoquer. Tout travailleur est éligible quel que soit son âge. Ceux qui ne travaillent pas doivent avoir au moins 18 ans pour faire partie d’une délégation locale. Lorsqu’on est délégué, on garde son travail professionnel (ce qui vise à augmenter le nombre de travailleurs participant aux Assemblées communales, républicaines et fédérales, et à diminuer le nombre des permanents). On ne peut être réélu plus de deux fois consécutives, ni à deux assemblées à la fois (en tant que producteur et en tant que consommateur ou membre de la LC par ex.). Autrement dit, l’autogestion ne s’exerce plus seulement au seul niveau de l’entreprise : elle est aussi représentée dans les organes d’État qui (toujours en dehors des organes suprêmes) sont des sortes d’assemblées de délégués. L’effet immédiat en est que la proportion des ouvriers à l’Assemblée fédérale, par exemple, devrait passer de 1% (6 travailleurs pour 620 élus) à environ 30% (environ 100 pour 320 élus). Il est aussi vrai que toute une série de revendications de l’opposition de gauche sont intégrées par la direction en place, et tournées par le monopole politique qu’occupe la LCY.
Sur le plan économique, il y aura des mesures encore imprécises pour contrer les effets « spontanés » des lois du marché. Sans remettre en cause la Réforme, le congrès souligne la surestimation de l’effet qu’aurait le marché : « Ce n’est que par une action sociale consciente, en créant les conditions économiques socio-politiques, plaçant au premier plan la conception concertée autogestionnaire commune du développement... que cette situation (de désintégration de l’économie) pourra être dépassée » (Plateforme, p. 20).
Mais de telles affirmations restent vagues. On parle de « suppression des fonds anonymes dans les banques », on parle aussi de coordination, « concertation » des organes de l’autogestion du point de vue tant de la politique des prix que des investissements et des revenus. On en est revenu de la toute-puissance « naturelle » des lois du marché. Mais seule l’opposition de gauche parle d’une centralisation réelle de l’autogestion pour réaliser une planification démocratique. Le mot « planification » est encore associé à « bureaucratique » dans beaucoup d’esprits, bien que de plus en plus on tire les leçons de la décentralisation. Les « solutions » avancées par la bureaucratie yougoslave tendent à faire jouer un rôle certain de centralisateur des principales décisions économiques à la LCY au travers des syndicats, de l’élection beaucoup plus « politique » des responsables d’entreprises qui risquent fort d’avoir à être membres de la LCY, de la présence de la LCY dans les organes d’autogestion, d’un contrôle renforcé sur les banques et les affaires commerciales. Les moyens plus systématiques de ce contrôle, la forme que prendra la gestion des banques (on parle d’« autogestion des banques ». Par ceux qui y ont mis les fonds ? Par les organismes locaux des communes ? Par les employés des banques ? Et avec quels liens nationaux ? Ce n’est pas précisé.) Autant dire qu’il faudra un certain recul et l’expérience de plusieurs mois pour tester la réalité du contrôle économique de la situation et le degré de contrôle que la LCY veut réellement impulser (politique des prix ? commerce extérieur ?).
Une conclusion provisoire
Aucun des problèmes économiques et sociaux sous-jacents à la récente crise n’ont été résolus : les inégalités sociales et entre régions se sont aggravées avec la décentralisation et il faudrait une toute autre centralisation économique pour la remettre en cause. La productivité du travail reste en moyenne faible et renforce sans cesse la dépendance envers les importations, maintenant un déficit permanent de la balance commerciale. La hausse des prix, le chômage, les travailleurs yougoslaves à l’étranger (plus d’un million qui risquent d’être touchés par la situation économique dans les pays capitalistes), restent des sources fondamentales de mécontentement, d’autant que les travailleurs commencent à souligner la démagogie et l’inefficacité manifeste de la « campagne contre les milliardaires ». Un coup de frein a été mis au développement spontané des lois du marché, mais cela ne suffit pas. Les forces technocratiques à la tête des banques et entreprises d’exportations et de commerce ont sans doute été désignées comme « ennemi de l’autogestion », mais elles sont toujours en place.
Mais il est certain que l’ensemble des mesures constitutionnelles et celles qui ont transformé la LCY, représentent des éléments de stabilisation politique conjoncturelle de la situation en Yougoslavie. Le décès de Tito sera l’épreuve que devra traverser la LCY pour révéler si elle est vraiment capable de tenir les rênes dans une situation où inévitablement les diverses forces contradictoires se réveilleront pour profiter d’un déséquilibre afin de se consolider : ce sera vrai de ceux qui sont favorables à une politique « dure » comme des technocrates « libéraux ».
Dans ce contexte, la possibilité de jonction entre l’intelligentsia marxiste et en particulier les étudiants révolutionnaires yougoslaves d’une part et les travailleurs qui ont par le développement des grèves affirmé leurs exigences, serait un élément décisif pour l’avenir du socialisme yougoslave.
Juin 1974
Notes :
(1)
(2) Avec une introduction de Roland Leroy : « En un moment où la presse réactionnaire commente abondamment et de façon malveillante et déformée chaque jour le moindre évènement de Yougoslavie, etc. » Quand on se rappelle avec quelle « malveillance » les évènements de Yougoslavie étaient commentés « abondamment » par le presse du PCF à l’époque où titisme signifiait « hitléro-trotskysme ».
(*) Respectivement revues hebdomadaire et mensuelle du PCF.
- 1
Ranković : Limogé en 1966. Chef des services civils de l’UDB – sécurité – et tenant d’une orientation « centraliste », il a fait les frais de la « libéralisation » impulsée par la Réforme de 1965 – en outre, Tito aurait (lui aussi) trouvé des micros dans sa chambre...
- 2
Avec une introduction de Roland Leroy : « En un moment où la presse réactionnaire commente abondamment et de façon malveillante et déformée chaque jour le moindre évènement de Yougoslavie, etc. » Quand on se rappelle avec quelle « malveillance » les évènements de Yougoslavie étaient commentés « abondamment » par la presse du PCF à l’époque où titisme signifiait « hitléro-trotskysme ».
- 3
France Nouvelle et Nouvelle Critique sont respectivement revues hebdomadaire et mensuelle du PCF.