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Un marxisme classique et queer

par Peter Drucker

À l'occasion de la parution en anglais du livre d’Alan Sears Eros and alienation, Peter Drucker aborde les relations entre marxisme, aliénation et sexualité.

Pendant les quinze dernières années, qui ont vu le développement du marxisme queer, Alan Sears a été constamment présent et ce avant même que le marxisme queer ne prenne forme. Il a engagé un dialogue constructif avec toutes les figures de proue de ce courant et leurs différentes approches, depuis l’application inédite par Kevin Floyd du concept de réification de Georg Lukács au genre et à la sexualité, jusqu’à mon approche pour la périodisation du capitalisme et ses différentes « formations homosexuelles », en passant par l’utilisation par Holly Lewis de la théorie de la reproduction sociale pour mettre en lumière le rôle des corps genrés et en particulier des corps transgenres 1.

Depuis le début du 21e siècle, Sears lui-même a toujours lié l’étude de la sexualité aux fondements du marxisme. Il a exploré les implications sexuelles du néolibéralisme dans la « dérégulation morale ». Il a montré comment les luttes pour la libération sexuelle font partie intégrante du processus de fondation de la « nouvelle gauche », après le déclin des gauches des années 1920/1930 et 1960/19702. Il a également mis de plus en plus en avant son inspiration auprès des chercheur·ses queer racisé·es, en mettant l’accent particulièrement sur le militantisme et la théorie autochtones au Canada. Tout au long de son œuvre, il s’est distingué par son engagement indéfectible en faveur d’un marxisme classique mais contemporain.

Alienation

Le dernier ouvrage de Sears constitue sa contribution majeure au marxisme queer à ce jour. Il évoque dans son titre l’ouvrage toujours crucial d’Herbert Marcuse, Éros et civilisation 3, et mérite de figurer à ses côtés. Le livre de Sears affiche ses références classiques en mettant l’accent sur l’aliénation. Malgré l’importance de l’aliénation dans l’œuvre de Marx, ce concept a été éclipsé par les 2e et 3e internationales. Il a refait surface dans les débats marxistes du milieu du 20e siècle, dans le cadre des efforts visant à dépasser la social-démocratie et le stalinisme, en particulier après la redécouverte du jeune Marx. Il est toutefois resté controversé, notamment en raison de l’insistance de Louis Althusser sur le fait que ce concept serait antérieur à la « coupure épistémologique » 4 de Marx et n’avait pas sa place dans la pensée scientifique mature de Marx. Si Sears n’aborde pas ces anciens débats marxologiques, il défend implicitement une vision de l’aliénation comme élément central de l’ensemble de l’œuvre de Marx, y compris dans Le Capital lui-même.

Alors que les discussions marxistes passées sur l’aliénation étaient principalement philosophiques – concernant l’aliénation des êtres humains par rapport à la nature et les un·es par rapport aux autres – ou économiques – concernant l’aliénation des travailleur·ses par rapport au processus et au produit du travail –, Sears élargit le concept pour y inclure l’aliénation des personnes par rapport à leur corps et à leur sexualité. « Le projet de ce livre est de situer l’acte sexuel dans le cadre plus large de la création humaine », y compris l’aliénation sexuelle, écrit-il. La « contrainte et la violence quotidiennes qui façonnent l’organisation contemporaine du genre et de la sexualité » constituent une « logique anti-queer profondément ancrée dans [...] l’aliénation du travail au cœur du système ». Lier l’aliénation sexuelle à l’aliénation productive peut sembler « à première vue [...] un peu exagéré », concède-t-il, mais pas lorsque l’aliénation est considérée non seulement dans le cadre d’un emploi rémunéré, mais aussi dans celui du travail reproductif non rémunéré (« soins, ménage et cuisine »).

Sears décrit l’organisation de la sexualité sous le capitalisme comme un « enclos érotique ». Le sexe est « confiné aux marges de la journée », « souvent à la faveur de l’obscurité, nourri uniquement par l’énergie épuisée qui reste après avoir accompli le travail nécessaire à la survie ». Pour alimenter la consommation tout en maintenant la production, « l’encadrement moral de la classe ouvrière dans les sociétés capitalistes implique un équilibre complexe et changeant entre la limitation et la libération du désir ». Le sexe qui en résulte est comme un aliment transformé, un piètre simulacre. Sa vérité se trouve dans la pornographie et le travail du sexe. Le « money shot » 5 dans la pornographie reflète « l’impératif orgasmique » imposé au sexe dans ces conditions. Le travail du sexe est « l’une des stratégies de survie dans des conditions d’aliénation qui conduisent les dépossédé·es à monnayer leurs capacités humaines ».

Dans ce contexte, le néolibéralisme – Éros et aliénation s’appuie ici sur les réflexions approfondies de Sears depuis vingt ans – intensifie spécifiquement l’aliénation capitaliste de la sexualité, dans laquelle les corps travailleurs, handicapés et racialisés sont considérés comme inférieurs et non érotiques. Pourtant, cette période a également été marquée par une normalisation croissante de l’homosexualité. Une bonne partie des hommes gays et des lesbiennes parviennent aujourd’hui à s’inscrire dans le modèle du libéralisme sexuel, qui adopte un « cadre contractuel » de fausse égalité. Dans ce cadre, le consentement formel ignore et aplatit les complexités du désir qui « peut s’enflammer et être suivi d’un changement d’avis en l’espace d’un souffle » (pour citer Jacqueline Rose) 6. Tant que les deux partenaires disent « oui » au sexe et qu’aucun des deux ne retire son consentement, ils sont censés accepter tout ce qui se passe. Cela est supposé passer outre les réalités du racisme, des différences de pouvoir et d’autres formes d’inégalité, et si un participant se sent utilisé et insatisfait, eh bien, il aurait dû se rappeler de « se méfier ». Sous le capitalisme, le désir humain réel cède la place au commerce de « l’attrait sexuel en tant que propriété aliénable », et une fois l’appât avalé, l’affaire est conclue. En l’absence d’une communauté soudée et soutenue par un engagement envers l’amour en tant que dimension de la vie collective, les gens sont livrés à eux-mêmes et souvent déçus par l’incapacité des rencontres sexuelles à mener à la relation amoureuse durable dont ils rêvaient.

Nature

L’un des aspects les plus remarquables de Éros et aliénation est son apport à la fondation d’une écologie queer. Sears s’appuie pour cela sur la distinction faite par Neil Smith entre « première » et « seconde nature ». Dans les deux cas, les humains font partie de la nature, et la production et la reproduction humaines sont une interaction métabolique avec le reste de la nature. Dans la première nature, cependant, une « écologie de l’intimité » tisse des liens entre le foyer, l’atelier et le langage dans un mode de vie harmonieux (pour citer la théoricienne autochtone Leane Simpson). Dans la seconde nature, le capitalisme sape cette harmonie, produisant une « rupture métabolique » (un concept attribué à Marx par John Bellamy Foster).

Sears détourne ce concept de seconde nature en citant le Central Park Ramble de New York et d’autres espaces « naturels » urbains comme exemples d’une création humaine romantique (décrite par l’écologiste marxiste Andreas Malm comme une « nature sauvage relative »), qui conviennent parfaitement comme lieux de rencontre pour les hommes gays et comme « oasis érotiques » de la masculinité blanche. Sans « réseaux de mutualité, [il s’agit] d’un nouveau type de solitude », habité par de nouveaux types de corps. Dans la seconde nature capitaliste, les corps qui ressemblent à des produits sont valorisés, et les gens sont humiliés lorsque leur corps n’est pas « façonné par l’entraînement, le régime alimentaire et la mode ». Dans ce monde, la féministe noire Roxane Gay a décrit son propre corps réel comme « sauvagement indiscipliné » 7. Mais les corps sexy et disciplinés, note Sears, « sont littéralement éphémères, capturés à un moment éphémère d’apogée esthétique ». Les salles de sport qui produisent des corps désirables reproduisent la logique des usines et dépendent de pratiques malsaines, « la nature étant bannie de leur physique ».

Nous ne pouvons pas plus revenir à la première nature que nous ne pouvons vivre de manière durable dans la seconde nature, conclut Sears. Il adhère au concept d’Edward Saïd d’une troisième nature, dans laquelle le lien avec la terre (et nos corps) est rétabli sur une nouvelle base, incluant la réparation des destructions écologiques, la réparation du vol des terres et de nouvelles relations durables avec nos corps. Ce n’est que de cette manière que la réciprocité pourra être rétablie entre les humains et avec l’environnement naturel.

Utopie

Cette utopie d’une troisième nature est aussi, pour Sears, une utopie queer. Citant José Muñoz, il considère la singularité queer 8 « comme l’illumination chaleureuse d’un horizon imprégné de potentialité ». La singularité queer n’est pas seulement un synonyme de LGBTQ, c’est « une façon de voir un monde meilleur que nous n’avons pas encore atteint ». « Cette libération doit aller au-delà de la transgression pour aboutir à la transformation », affirme Sears. Il s’appuie sur divers penseurs pour définir sa vision utopique. Par exemple, il adhère à l’injonction de Dennis Altman de « prendre du plaisir avec tout son corps ». S’inspirant de l’excellent ouvrage de M.E. O’Brien, Family Abolition 9, il envisage un monde d’amour comme « des pratiques partagées de soins mutuels ». Compte tenu du rôle accru de la famille dans l’hégémonie capitaliste sous le néolibéralisme, cela implique nécessairement l’abolition de la famille telle qu’elle existe actuellement : selon les termes d’O’Brien, « les horreurs de la famille sont immenses, ses abus généralisés, sa logique coercitive ». Passant d’Edward Carpenter aux utopies de science-fiction (Ursula le Guin, Marge Piercy, Samuel Delany) et de Rosemary Hennessy à bell hooks 10, Sears réaffirme sans cesse que l’amour est essentiel. Et que la sexualité peut offrir « un avant-goût de la liberté », surtout lorsque nous rompons avec une approche transactionnelle de celle-ci.

Au-delà de cela, Sears ne prétend pas avoir une feuille de route vers un avenir glorieux de libération sexuelle. Il adopte plutôt une perspective de « révolution sexuelle permanente », dans laquelle une prise de pouvoir par en bas et à l’échelle de la société peut ouvrir la voie à la découverte de nouveaux modes de vie grâce à un débat et à une expérimentation permanents.

En attendant...

La date de publication de Éros et aliénation, achevé avant la réélection de Trump, a empêché Sears d’aborder plus que superficiellement les menaces et les défis immédiats les plus récents pour la libération des LGBTIQ. Il reconnaît dans son introduction que la montée de l’extrême droite, en particulier le déluge actuel de transphobie et de racisme, remettent en cause la normalité LGBTIQ « fragile et menacée » et les acquis des mouvements LGBTIQ. Répondre à ce problème nécessitera une discussion approfondie, car la survie et la refondation de la gauche queer sont en jeu dans ce combat.

Comme je l’ai déjà soutenu ailleurs11, une contribution queer à part entière à la lutte contre l’extrême droite nécessitera une rupture nette avec l’homonormativité définie par Lisa Duggan : l’imitation de la division des genres et des familles hétérosexuelles qui permet à la droite d’offrir la possibilité d’une tolérance à certain·nes gays et lesbiennes, mais bannit les personnes trans et non binaires dans les ténèbres extérieures. La lutte contre l’extrême droite exige également une bataille sans merci contre l’homonationalisme – la complicité des LGBTIQ avec l’impérialisme – défini par Jasbir Puar 12. Cette rupture avec l’homo-nationalisme est magnifiquement illustrée par la participation radicale des queers à la solidarité avec la Palestine. Comme Sears lui-même a été actif dans la solidarité avec la Palestine, je suis convaincu qu’il serait d’accord avec moi sur ce point. Je ne doute pas qu’il puisse apporter une contribution majeure à cette discussion, en reliant et en approfondissant son analyse de Éros et aliénation. J’ai hâte de lire et d’échanger avec lui sur ses réflexions dans ce sens.

Été 2025

Peter Drucker est militant de la IVe Internationale aux Pays-Bas, diplômé d’histoire de l’Université de Yale et titulaire d’un doctorat en sciences politiques de l’Université de Columbia. Il travaille sur le mouvement de libération sexuelle et ses débats.

Publié par New Politics.

  • 1

    La réification du désir : Vers un marxisme queer, Kevin Floyd, 2009 (Amsterdam, 2013) ; Peter Drucker, Warped: Gay Normality and Queer Anticapitalism (Leiden/Chicago : Brill/Haymarket, 2014/2015) ; Holly Lewis, The Politics of Everybody: Feminism, Queer Theory, and Marxism at the Intersection (Londres : Bloomsbury, 2024, éd. rév.).

  • 2

    Alan Sears, « Queer in a Lean World », la revue Against The Current 89 (novembre-décembre 2000) ; Alan Sears, The Next New Left: A History of the Future (Halifax, NS : Fernwood, 2014).

  • 3

    Éros et civilisation – Contribution à Freud, 1963, Les Éditions de Minuit.

  • 4

    Dans les articles réunis dans Pour Marx, Louis Althusser a transposé au développement intellectuel de Marx la conception bachelardienne d’une rupture entre théories scientifiques et expérience ordinaire (idéologie) et qu’il y a identifié une « coupure épistémologique ». Selon Althusser, il convient de distinguer dans l’œuvre de Marx une période de jeunesse, « idéologique », qui porte la marque de l’anthropologie de Feuerbach, et une période « scientifique », qui débute en 1845-1846 avec les Thèses sur Feuerbach et L’Idéologie allemande, et durant laquelle Marx est censé avoir développé tant une nouvelle science de l’histoire qu’une nouvelle philosophie. Repenser la « coupure épistémologique ». lire Marx avec et contre Althusser, par Urs Lindner, 19 mai 2011.

  • 5

    Dans le cinéma, scène spectaculaire et coûteuse censée attirer le public. Par extension, dans la pornographie, le plan de l’éjaculation masculine remplissant le même objectif.

  • 6

    « I am a knife », Jacqueline Rose, London Review of Books, 22 février 2018.

  • 7

    « I am a knife », op. cit.

  • 8

    Peter Drucker utilise le terme queerness, qui désigne la qualité, l’état ou l’essence de ce qui est queer.

  • 9

    M.E. O’Brien, Family Abolition: Capitalism and the Communizing of Care (Londres : Pluto Press, 2023).

  • 10

    Gloria Jean Watkins, connue sous son nom de plume bell hooks (écrit sans majuscule), née en 1952 et morte en 2021 dans le Kentucky, est une intellectuelle, universitaire et militante américaine, théoricienne du black feminism.

  • 11

    Peter Drucker, « Far-Right Antisemitism and Heteronationalism: Building Jewish and Queer Resistance », Historical Materialism (vol. 32, n° 1, 2024).

  • 12

    Lisa Duggan, The Twilight of Equality? Neoliberalism, Cultural Politics, and the Attack on Democracy (Boston : Beacon Press, 2003) ; Jasbir Puar, Terrorist Assemblages: Homonationalism in Queer Times (Durham, Caroline du Nord : Duke University Press, 2007).

 

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المؤلف - Auteur·es

Peter Drucker

Peter Drucker a été co-directeur de l’Institut international de recherche et formation (IIRF-IIRE) d’Amsterdam. Il collabore à la revue socialiste étatsunienne Against the Current et a publié Warped : Gay Normality and Queer Anti-Capitalism, (Haymarket Books, Chicago 2015).