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Sur le mythe de l’abandon de l’hypocrisie par Washington

par Gilbert Achcar
Donald Trump à l'aéroport international King Khalid de Riyad, en Arabie saoudite, le mardi 13 mai 2025. © Daniel Torok / The White House / Domaine public

La visite de Donald Trump dans les États arabes du Golfe a donné lieu à beaucoup de commentaires sur un changement radical que le nouvel-ancien président américain aurait introduit dans la politique étrangère américaine, en particulier envers la région arabe. Les commentaires se sont fondés sur les déclarations de Trump lors de la visite, en particulier son éloge de ce qu’il a décrit comme les succès remarquables des régimes du Golfe exportateurs de pétrole et de gaz, insinuant que la principale source de leur richesse était leur habileté à gérer les affaires. Il a accompagné cet éloge de l’affirmation répétée qu’il avait opéré un changement radical dans la politique étrangère de Washington, de sorte que l’Amérique dorénavant ne fasse plus la leçon à d’autres États sur la démocratie, ou ne tente plus d’en reconstruire certains sur des bases démocratiques, en référence aux échecs américains en Irak et en Afghanistan.

En réalité, la seule période de l’histoire moderne qui a vu un changement réel, bien que limité, dans la politique arabe de Washington a été durant le premier mandat de George W. Bush (2001-2005) et la première moitié de son second mandat (2005-2009). L’orgueil démesuré des États-Unis à l’apogée de l’hégémonie mondiale unipolaire qu’ils ont connue au cours de la dernière décennie du siècle dernier, après l’effondrement du système soviétique, a abouti à l’accession des « néoconservateurs » au pouvoir dans la nouvelle administration. Ceux-ci ont promu une politique « idéaliste » naïve, fantasmant sur une reproduction du rôle joué par l’Amérique dans la reconstruction de l’Europe occidentale et du Japon sur des bases prétendument démocratiques, mais cette fois dans la région arabe. En fait, l’idéologie néoconservatrice a fourni à l’administration Bush, pour la poursuite de son occupation de l’Irak, un prétexte qui a pris de plus en plus d’importance lorsque le prétexte principal originel – le mensonge selon lequel Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive – s’est effondré.

Washington s’est alors lancé dans une tentative de construire un système « démocratique » en Irak répondant à ses intérêts et a tenté de l’imposer au peuple irakien par le biais de législateurs de son choix – jusqu’à ce que le mouvement populaire répondant à l’appel de l’autorité religieuse chiite l’oblige à accepter une assemblée constituante élue au lieu d’une assemblée nommée par l’occupant. À ce stade, dans un effort visant à confirmer la sincérité de ses intentions, l’administration Bush, en particulier par l’intermédiaire de Condoleezza Rice après sa promotion de conseillère à la sécurité nationale au poste de secrétaire d’État, a déclaré que l’époque où la stabilité autoritaire avait la priorité sur les exigences de la démocratie était révolue et que le moment était venu d’inverser l’équation. Cette prétention s’est accompagnée de pressions sur le royaume saoudien, le Koweït et l’Égypte pour qu’ils mettent en œuvre des réformes limitées. Elle s’est rapidement estompée en Égypte lorsque Hosni Moubarak, au second tour des élections législatives de 2005, ferma la parenthèse démocratique limitée qu’il avait ouverte au premier tour, sachant pertinemment que les Frères musulmans en seraient les principaux bénéficiaires. Les résultats du premier tour furent suffisants pour confirmer son point de vue auprès de Washington, qui cessa par la suite d’exercer des pressions sur lui.

La perspective « idéaliste » des néoconservateurs s’est entièrement effondrée à la suite du déclenchement de la guerre civile irakienne en 2006. L’administration Bush s’est alors débarrassée des néoconservateurs les plus en vue dans la seconde moitié du second mandat du président (2007-2008). Elle revint au cours que les États-Unis avaient suivi à l’échelle mondiale depuis le début de la Guerre froide. Dans les pays du Nord mondial, ce cours a développé un discours idéologique démocratique presque exclusivement dirigé vers la sphère soviétique (pour rappel : Washington a accueilli le régime portugais quasi-fasciste parmi les membres fondateurs de l’OTAN en 1949, et le coup d’État en Grèce en 1967 n’a pas empêché ce pays de rester membre de l’alliance tout au long du régime militaire qui a pris fin en 1974).

Dans les pays du Sud mondial, le cours « réaliste » constituait la norme. En effet, Washington a joué un rôle clé dans le renversement par la force de plusieurs régimes démocratiques progressistes et leur remplacement par des dictatures de droite (le plus célèbre de ces nombreux cas est probablement le coup d’État militaire de 1973 contre Salvador Allende au Chili). Barack Obama et Joe Biden ont tous deux suivi le même cours hypocrite, quelles que puissent être leur prétention au contraire. L’hypocrisie a même atteint son paroxysme sous Biden, qui, en 2021 et 2023, a convoqué un « Sommet pour la démocratie » incluant des personnalités éminentes de la galaxie néofasciste, telles que le brésilien Bolsonaro, le philippin Duterte et l’indien Modi, sans oublier, bien sûr, l’israélien Netanyahu.

Dans la région arabe, les prétentions démocratiques de Washington depuis l’époque de la Guerre froide ne l’ont pas empêché de parrainer l’établissement d’un régime imprégné d’extrémisme religieux dans le royaume saoudien tout en exploitant ses richesses pétrolières. Washington a même poussé à l’accentuation de cet extrémisme ou à son raffermissement face à la « révolution islamique » de 1979 en Iran. C’est ce qu’a souligné le prince héritier Mohammed ben Salmane lui-même dans une célèbre interview donnée après son entrée en fonction, en réponse à une question sur l’extrémisme religieux qu’il avait entrepris de démanteler dans le royaume. Le prétexte utilisé par les États-Unis et d’autres pays occidentaux ayant des intérêts dans la région arabe pour justifier leur silence sur le despotisme était le « respect des cultures locales ». C’est le même prétexte qu’utilise Donald Trump pour justifier la priorité qu’il donne aux intérêts étatsuniens et à ses intérêts personnels et familiaux sur toute autre considération.

Si Trump a introduit un changement quelconque dans le cours de la politique étrangère américaine, c’est en abandonnant le discours démocratique que cette politique avait pratiqué en combinaison hypocrite avec un « réalisme » qui privilégiait les valeurs matérialistes sur toutes autres valeurs. Trump a ainsi abandonné l’un des outils de la soft power que l’Amérique imaginait exercer sur le monde entier jusqu’à son arrivée à la Maison Blanche. Le cours néofasciste que Washington a adopté au cours du second mandat de Trump n’est cependant pas moins hypocrite qu’auparavant. Le vice-président J.D. Vance a fait la leçon aux gouvernements européens libéraux sur la « démocratie » en défense des forces néofascistes dans leurs propres pays, et nous avons vu Trump lui-même se targuer d’offrir l’asile à une poignée de fermiers blancs sud-africains sous prétexte qu’ils subissaient un génocide, pur fruit de l’imagination de ses amis suprémacistes blancs, tout en incitant à un véritable et terrible génocide à Gaza. La morale de tout cela est que l’hypocrisie a été la caractéristique constante la plus éminente de la politique étrangère de Washington depuis des décennies et jusqu’à ce jour.

Traduit de ma chronique hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est d'abord paru en ligne le 27 mai. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.

 

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المؤلف - Auteur·es

Gilbert Achcar

Gilbert Achcar est professeur d'études du développement et des relations internationales à la SOAS, Université de Londres. Il est l'auteur, entre autres, de : le Marxisme d'Ernest Mandel (dir.) (PUF, Actuel Marx, Paris 1999), l'Orient incandescent : le Moyen-Orient au miroir marxiste (éditions Page Deux, Lausanne 2003), le Choc des barbaries : terrorismes et désordre mondial (2002 ; 3e édition, Syllepse, Paris 2017), les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits (Sindbad, Actes Sud, Arles 2009), Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2013), Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme (Sinbad, Actes Sud, Arles 2015), Symptômes morbides, la rechute du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2017).