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Trump et le capitalisme de la finitude

par Norbert Holcblat

Donald Trump est train de créer dans le monde un effet de sidération. Au-delà des spécificités psychologiques du personnage, il importe d’essayer d’analyser ce à quoi son arrivée au pouvoir correspond par rapport à la phase actuelle du capitalisme : de quoi Trump est-il le nom ?

Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (XVI°-XXI° siècle), de Arnaud Orain, chez Flammarion, 23 €.

Est récemment paru un livre qui ne traite que par la bande du trumpisme mais vise à fournir un cadre d’analyse de la géopolitique mondiale et donc un éclairage des bouleversements actuels : Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude de Arnaud Orain. Du Monde à Mediapart en passant par Alternatives économiques, l’ouvrage a un écho important dans les milieux intellectuels plus ou moins à gauche. Malgré sa problématique contestable, il suscite la réflexion.

Les grandes phases du capitalisme

Arnaud Orain explique que le capitalisme, depuis le 16e siècle, a vu se succéder deux types différents : un type plus ou moins libéral (1815-1880 et 1945-2010) et un « capitalisme de la finitude » dont le moteur est le « sentiment angoissant suscité par des élites » (page 9) que le monde est fini, borné, limité et qu’il faut s’accaparer tout ce qu’il est possible d’avoir.

Cela se manifeste sur trois plans : fermeture et privatisation des mers (cette partie est assez fastidieuse), relégation au second plan des mécanismes du marché, prise de contrôle d’espaces matériels et immatériels. D’après Orain, nous serions à nouveau dans une telle période après celles du 15e – 18e siècle et de 1880-1945. Reprenons ces étapes telles qu’il les expose.

La première phase du capitalisme a vu la compétition féroce entre Espagnols et Portugais dans un premier temps, puis entre les principales puissances européennes pour le contrôle des routes maritimes vers les ressources des Amériques et de l’Asie. C’est la première phase de l’expansion coloniale où chaque État colonisateur cherche à s’arroger le monopole des échanges avec les territoires dont il a pris le contrôle par la violence.

Avec la deuxième phase, celle du capitalisme industriel, s’implante progressivement, sous hégémonie britannique, le libéralisme économique et le multilatéralisme commercial. David Ricardo fonde la théorie du commerce international et démontrant que l’échange international accroit le bien être de toutes les parties prenantes. Si le libre commerce permet d’accéder aux ressources, la possession directe de territoires n’est plus nécessaire. La poussée colonisatrice connait une accalmie avec des exceptions, dont deux importantes : l’Algérie et l’Inde. Orain qualifie cette situation d’« impérialisme informel » (page 265). Ce qui en fait n’exclut pas, néglige curieusement l’auteur, les démonstrations militaires pour imposer l’ouverture commerciale (de la Chine, du Japon…).

Le troisième phase voit le retour des affrontements entre nations et du protectionnisme. Ce capitalisme de la finitude, contrairement au libéralisme économique, ne croit pas que le marché libre puisse conduire à la croissance universelle des richesses et au bien-être généralisé. Le rapport de force est son horizon naturel. Le colonialisme connait une nouvelle poussée et de nouveaux acteurs veulent s’imposer, notamment l’Allemagne. La monopolisation de l’économie permet contourner les mécanismes concurrentiels. Le monde se fragmente et deux guerres mondiales déchirent la planète.

Le retour du chacun pour soi

Sous hégémonie américaine, la période d’après 1945 est d’abord celle d’un libéralisme encadré par l’État. Peu à peu le commerce international revient au libre-échange, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est créée en 1995. Les empires coloniaux disparaissent au profit de liens commerciaux (inégaux) et d’interventions (éventuellement militaires) ponctuelles mais non exceptionnelles. Il faut toutefois rappeler, ce que ne fait pas l’auteur, que les métropoles ne se résignent à l’indépendance des colonies que parce qu’elles sont confrontées à des mouvements indépendantistes souvent d’abord férocement réprimés. À partir des années 1980, les institutions de l’État-providence sont remises en cause : c’est l’époque du néolibéralisme : le marché libre est supposé conduire à la généralisation de la prospérité. La Chine adhère à l’OMC en 2001.

Autour de 2010, le monde bascule dans une nouvelle époque de confrontation ; sa description est la partie la plus intéressante de l’ouvrage. Face à des ressources limitées, se développe à nouveau la lutte du chacun pour soi : le « gâteau » n’est pas indéfiniment extensible, c’est à chacun de préserver ou d’agrandir sa part de surfaces maritimes, éventuellement de territoires, de ressources naturelles… La sécurité des chaines d’approvisionnement devient une préoccupation majeure : la « sécurité alimentaire » conduit certains pays à la prise de contrôle de terres agricoles outre-mer (et à exploiter les fonds marins au risque de leur épuisement). On assiste enfin à une ruée vers les métaux nécessaires à la « transition énergétique ». L’hégémonie américaine s’érode et la Chine a des ambitions maritimes de plus en plus affirmées, elle investit dans diverses régions du monde et met en place les « nouvelles routes de la soie » (depuis rebaptisées) visant, par le rachat ou la mise en place d’infrastructures, à asseoir son accès aux ressources et sa sphère d’influence économique et politique. À l’instar des Compagnies des Indes néerlandaise et britannique qui, aux 17e et 18esiècles, étaient des firmes commerciales dotées de pouvoirs politiques, se sont constituées sur la base des nouvelles technologies des entreprises qui, de fait, disposent d’un pouvoir d’influence pratiquement incontournable sur de larges pans de l’économie, les activités des individus. La logistique et le capital marchand dominés par des entreprises géantes jouent aussi désormais un rôle essentiel : Orain en tire la conclusion que ce « capitalisme d’entrepôt » rétrograde la production à un rôle subordonné – c’est à voir. Enfin, les guerres ont toutes les raisons de proliférer sans que cela dégénère forcément en un affrontement direct entre les deux puissances essentielles : les États-Unis et la Chine (page 316).

Un capitalisme plus prédateur que jamais

L’élection de Donald Trump est intervenue au moment de la fin de rédaction du livre. Avec ses caractéristiques individuelles, Trump s’inscrit tout à fait dans ce capitalisme de la finitude. Ainsi qu’en témoignent diverses positions développées dans sa campagne électorale et reprises depuis (et donc après la publication du livre) : droits de douanes brandis tous azimuts, dédain vis-à-vis des partenaires traditionnels des États-Unis, mépris de la souveraineté de certains États (Canada, Danemark à propos du Groenland), chantage sur les « terres rares » de l’Ukraine… et jusqu’à la prétention de rebaptiser le Golfe du Mexique Golfe de l’Amérique. Le site de Libération du 26 février dernier accuse Trump de réhabiliter « une version archaïque et impérialiste des rapports de force ». « Archaïque » ? pas vraiment si l’on accepte la thèse du capitalisme de la finitude. Sur un point, l’archaïsme de Trump est cependant évident : son obstination à se voiler la face sur la crise environnementale au profit des intérêts immédiats des USA (« drill, baby, drill »). On peut y ajouter la reprise des positions des chrétiens fondamentalistes sur l’avortement et les LGBT+.

Quant à l’Union européenne, telle qu’elle est, elle apparaît assez démunie face au monde qui s’esquisse mais pourrait, elle aussi, sauf choix résolue d’une alternative, adopter pour accéder aux ressources, un « chemin nationaliste et fossile » (p. 318) dont on peut considérer que le démantèlement annoncé de mesures (par ailleurs insuffisantes) du « Pacte vert » et les appels croissants à la hausse des budgets militaires constituent les prémisses.

Néolibéralisme et pragmatisme

Le livre d’Arnaud Orain fournit donc un éclairage intéressant du monde actuel même si la succession des phases du capitalisme telles qu’il le décrit est loin d’être convaincante. Par ailleurs, certains points apparaissent particulièrement problématiques. Ainsi, le raisonnement d’Arnaud Orain est sous-tendu par une vision de l’histoire largement idéaliste : il énonce ainsi que le capitalisme de la finitude a pour moteur un « sentiment angoissant suscité par les élites » (page 9) ; c’est pour le moins léger. D’ailleurs, les conflits sociaux et les mouvements de libération nationale n’interviennent pas dans l’Histoire telle qu’il la présente.

On peut aussi contester l’affirmation brutale des pages 20-21 : « ce sont les soutiens du capitalisme qui s’opposent le plus souvent au libéralisme économique ». On peut certes soutenir que la bourgeoisie est souvent empirique en matière de pensée économique et, comme le souligne plus loin Orain (page 124) prête à se rallier aux dispositifs propres à préserver ses profits même s’ils comportent une dose d’étatisme et de limitation de la concurrence. On l’a vu dans de nombreux cas de l’Allemagne nazie à la Corée du sud d’après Deuxième Guerre mondiale en passant par la Russie actuelle. De même si, durant le premier mandat de Trump, certains géants de la nouvelle économie avaient manifesté des réticences ouvertes, ce n’est plus le cas aujourd’hui où ils donnent des gages, non seulement à la personne du président mas à son idéologie anti-diversité (qui remet en cause les mesures visant à l’inclusion des groupes discriminées, notamment en raison de leur race). Mais on ne peut en tirer la conclusion d’Arnaud Orain quant à leur opposition au libéralisme économique.

Il y a matière à discussion dès la première phrase du livre : « Le néolibéralisme est terminé ». En effet, si au niveau théorique, le néolibéralisme est une construction à peu près cohérente, il n’en est pas de même au niveau de sa mise en œuvre où comme le souligne David Harvey dans sa Brève histoire du néolibéralisme(republié en français en 2024 par les éditions Amsterdam), on se trouve face à « un fouillis des pratiques étatiques, souvent divergentes et très disparates » (page 152), notamment en matière de commerce extérieur, mais pas seulement. Dans les différents États, subventions publiques et dispositifs protecteurs des entreprises sont souvent des béquilles nécessaires pour le capital qui continuera à réclamer la poursuite des réformes néolibérales de précarisation des salariés, d’économies sur les programmes sociaux et de privatisations. En tout cas, on peut penser que « ceux d’en bas » aux États-Unis et ailleurs vont subir le « talon de fer » de la jungle de capitalisme de la finitude, dont l’action du DOGE d’Elon Musk fournit une première illustration.

Une ère nouvelle

Enfin, un point essentiel est éludé par Arnaud Orain : celui de la causalité des alternances entre phases libérales et phases marquées par la finitude. Ceci alors que l’étude des facteurs de retournement des cycles ou des « ondes longues » est un point essentiel de la compréhension des dynamiques économiques ainsi que l’ont montré les travaux d’Ernest Mandel. C’est une lacune importante de l’ouvrage.

Beaucoup de choses ont été écrites ou dites sur Trump et le « trumpisme » mais les commentaires politiques et électoraux, aussi intéressants qu’ils soient n’abordent généralement que secondairement la question énoncée ci-dessus : de quoi Trump est-il le nom ? Dans un ouvrage écrit en 2017 (lors du premier mandat de Donald Trump), Le moment Trump, une nouvelle phase du capitalisme mondial, Daniel Tanuro visait à s’y confronter. Tanuro (dont on trouvera aussi des articles sur les sites de Contretemps et d’ESSF) décrivait le moment Trump comme correspondant à une double réalité. Tout d’abord, une réaction de certains segments de la société et du capital américain face à une nouvelle phase du capitalisme mondial (marquée notamment par la montée de la Chine) et à ses incertitudes. Le capitalisme étasunien est encore dominant, mais son leadership économique est menacé. L’impérialisme US garde une suprématie militaire écrasante mais la Chine s’arme à une vitesse accélérée. Ensuite, Trump s’appuie sur une « révolte réactionnaire » de certains segments populaires (à composante anti-establishment, anti-immigrés et raciste) notamment dans la petite bourgeoisie, révolte instrumentalisée par des secteurs du capital pour leur objectifs propres. Pour Tanuro, comme pour Orain, mais sur la base d’une analyse marxiste, Trump n’est pas un « accident de parcours » mais vraiment le « signe de l’entrée dans une ère nouvelle », ceux qui en doutaient doivent aujourd’hui réviser leurs analyses. D’où le surgissement de nouveaux débats sur le caractère fasciste ou non du trumpisme.

Le 11 mars 2025

 

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