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Les défis de la souveraineté alimentaire en Inde

par Sushovan Dhar
Manifestation de paysannes indiennes, 2021. © Jaskaran (JK Photography), CC, Wikimedia Commons

En avril 2024, l’inflation des prix de gros en Inde a atteint son plus haut niveau en 13 mois. Cette hausse a été principalement alimentée par l’augmentation des prix des produits alimentaires, en particulier des légumes, et par l’augmentation des coûts du carburant et de l’électricité. L’inflation basée sur l’indice des prix alimentaires à la consommation a atteint un niveau record de 8,7 % en quatre mois. Les consommateur.ices rurales s’en sortent moins bien que leurs homologues urbains, l’inflation globale des denrées alimentaires étant plus rapides dans les zones rurales. Cette situation affecte lourdement tous ceux et celles qui luttent déjà contre les conséquences de la faible mousson de l’année dernière (2023) et des températures caniculaires de cet été (2024) sur l’économie rurale. L’augmentation des prix des denrées alimentaires est d’autant plus violente qu’il s’agit d’une dépense essentielle que chaque ménage doit s’efforcer de couvrir. Le problème de l’inflation des prix des denrées alimentaires n’est pas nouveau, mais son impact a été amplifié par des facteurs tels que la stagnation des salaires et le chômage endémique, mais pas que.

La crise agraire

La crise agraire est le défi le plus pressant auquel l’Inde est confrontée. Cette crise comporte de nombreux aspects et facettes. Avec près de 60 % de la population engagée dans l’agriculture, le secteur agricole est un point névralgique de l’économie indienne, contribuant approximativement à 18 % du PIB du pays.

La crise agraire s’est intensifiée au début des années 1990 avec la phase de néolibéralisation qu’a connu le pays. L’usage d’engrais, déjà très important et synonyme d’augmentation des coûts de culture, fut exacerbé par les réformes néolibérales. Ces réformes entrainèrent également une diminution des subventions et des aides publiques et par conséquent une forte augmentation du prix des intrants (engrais, électricité, irrigation). Cette hausse a représenté un véritable le fardeau pour les agriculteur·ices et les petit·es exploitant·es. Une étude récente de la Foundation for Agrarian Studies a examiné en détail les coûts, les revenus, les rendements, l’utilisation d’intrants, les prix et la rentabilité de dix cultures sélectionnées dans différents États de l’Inde. Elle a mis en évidence l’augmentation de l’ensemble des coûts et la baisse de la rentabilité pour toutes les cultures.

De plus, depuis la vague de mondialisation et de libéralisation, le pays voit entrer de nombreuses multinationales dans différents secteurs de l’économie, et le secteur chimique (engrais et pesticides) n’a pas fait exception. Aujourd’hui, l’Inde est le troisième producteur d’engrais chimiques après la Chine et les États-Unis. Ces basculements économiques et la présence de ces entreprises entrainent une promotion permanente de l’agriculture intensive, érodent, voire détruisent les méthodes indigènes et traditionnelles de lutte contre les maladies et les semences de qualité et contraignent les agriculteur·ices à se tourner vers elles.

Parmi les conséquences de l’utilisation démesurée d’intrants (pratiques d’application non scientifiques, manque de sensibilisation et de mesures de sécurité), tels que les engrais chimiques et les pesticides, apparaissent logiquement la dégradation des ressources naturelles, la réduction de la productivité, l’érosion des sols, de la santé humaine et de l’environnement. Ces conséquences furent notamment mises en évidence dans enquêtes menées sur l’ensemble du territoire indien pendant cinq décennies1 et montrant que l’utilisation continue d’engrais azotés seuls avait un effet délétère sur la santé des sols, sur la productivité des cultures et entrainait des carences en éléments nutritifs majeurs et oligo-éléments. En 2018, un rapport de commission parlementaire permanente sur l’agriculture2, souligna que le taux de croissance décennal de l’agriculture a considérablement diminué, passant de 8,37 % en 1960-1970 à 2,61 % en 2000-2010.

 

Volume de production d’engrais azotés dans le monde en 2018, par pays (en milliers de tonnes métriques)
Volume de production d’engrais azotés dans le monde en 2018, par pays
(en milliers de tonnes métriques)(Source : Statista)

 

La dette paysanne

L’endettement des ménages ruraux était l’une des principales raisons du suicide des agriculteur·ices

La crise et la détresse agraire en Inde ont entraîné un endettement rural profond. De nombreux rapports soumis au gouvernement sur les suicides d’agriculteur·ices ont clairement indiqué que l’endettement des ménages ruraux était l’une des principales raisons du suicide des agriculteur·ices.

Les données de l’Office national des statistiques estiment que dans toute l’Inde, de janvier à décembre 2019, 50,2 % des ménages étaient endettés. C’est un chiffre impressionnant si l’on considère que le pays comptait 930 935 ménages agricoles en 2019.

Traduction de l’infographie :50% of agricultural households in debt across India : 50% des ménages qui travaillent dans l’agriculture en Inde sont endettés 
Average monthly income (Rs) per agricultural household : Revenu Agricole moyen (en Roupies) par ménage travaillant dans l’agriculture 
% of agricultural households indebted : % des ménages travaillant dans l’agriculture qui sont endettés

En novembre 2023, dix agriculteurs endettés de l’État occidental du Maharashtra ont adressé au ministre en chef une demande désespérée. Ils étaient prêts à mettre leurs organes corporels aux enchères afin de rembourser leurs prêts. L’incident a fait sensation dans les médias, mais le battage médiatique autour de la nouvelle s’est calmé en quelques jours. La tragédie, c’est que tout ce qui décrit la détresse agraire est assez facilement balayé d’un revers de main. Ce n’est que lorsque les entreprises défaillantes sont incapables de rembourser les prêts en cours, même si elles sont en réalité en mesure de le faire, que non seulement les dirigeants politiques, mais aussi la Reserve Bank of India (RBI), jettent un anneau de protection en les autorisant à ne pas rembourser.

N’oublions pas que, selon les chiffres officiels, plus de quatre cent mille agriculteur·ices se sont suicidé·es depuis 1995. Les chiffres officieux représentent au moins le double de ce chiffre. Face à l’ampleur de cette tragédie, la tentative du gouvernement néolibéral a été de dépolitiser progressivement les suicides d’agriculteur·ices.

L’une des principales raisons de l’endettement rural est l’exclusion financière de la paysannerie indienne. Ainsi, en raison de la forte dépendance à l’égard des prêteurs privés, qui pratiquent des taux d’intérêt extrêmement élevés, d’une part, et d’une politique désastreuse des prix à la production, d’autre part, les agriculteur·ices indien·nes sont confronté·es à des tensions économiques aiguës.

Le néolibéralisme et l’agriculture

Sous le prétexte de négocier un plan de sauvetage du FMI et d’adhérer à l’OMC au début des années 1990, les principaux responsables politiques de l’État indien ont adopté le programme d’ajustement structurel néolibéral et ont commencé à mettre en œuvre des réformes dans le domaine de l’agriculture. Parmi celles-ci, la réduction des subventions aux intrants, des investissements publics dans les infrastructures rurales, de l’octroi de crédits publics au secteur rural, etc.

Ces réformes ont accru les coûts supportés par les agriculteur·ices et généré ainsi une grave crise de l’endettement, qui allait être l’un des principaux déterminants de la tragique épidémie de suicides d’agriculteur·ices et marquer, de la manière la plus évidente, la crise agraire néolibérale de l’Inde dans les années 1990 et 2000. De plus, à la même période, les « pays industrialisés » exercèrent une pression supplémentaire, par le biais des négociations de l’OMC et des mémorandums de la Banque mondiale, pour que l’Inde réduise considérablement, voire supprime, les prix minimaux de soutien (MSP) et les aides à la production de certaines cultures que l’État avait fournis afin de consolider les moyens de subsistance des agriculteur·ices.

La financiarisation de l’agriculture

Les liens entre la finance et l’agriculture se sont renforcés, notamment en 2008, alors que le capital financier lui-même cherchait à se protéger de la crise financière. Il a rapidement quitté les marchés financiersconventionnels et s’est tourné vers les marchés des matières premières agricoles et des terres, considérés comme des formes d’investissement plus sûres. Ce changement stratégique a créé une dynamique en faveur d’un nouveau mode d’accumulation, celui de l’agrobusiness financier.

En novembre 2021, l’inflation des prix de détail en Inde a atteint un niveau record de 4,91% sur trois mois, principalement en raison de l’augmentation de l’inflation alimentaire. On pense que les spéculateurs ont joué un rôle dans la hausse des prix, et qu’il fallait les décourager pour freiner l’inflation et soutenir la croissance, alors que l’économie subissait l’impact de la crise Covid-19.

La voie à suivre

C’est dans ce contexte que la persistance des manifestations menées par les agriculteur·ices contre les lois agricoles représente une revitalisation du contre-pouvoir social nécessaire pour contester et contrôler le pouvoir du capital agro-industriel dans l’appropriation de la plus-value agricole. La force et la détermination dont font preuve les mouvements paysans montrent clairement qu’ils ne croient pas aux affirmations des grandes entreprises agroalimentaires selon lesquelles elles organiseront un système plus efficace et plus productif de la ferme à la table, qui bénéficiera à la fois aux agriculteur·ices et aux consommateur·ices. Au contraire, les agriculteur·ices anticipent à juste titre un avenir dans lequel les grands négociants en céréales accaparent les marchés et fixent les bas prix auxquels ils seront contraints de vendre leurs céréales. Dans un contexte où les contradictions écologiques de la Révolution verte, telles que la baisse du niveau des nappes phréatiques, l’épuisement de la fertilité des sols et la résistance des « mauvaises herbes » et des parasites, augmentent constamment les coûts des intrants pour les agriculteur·ices sous la forme d’utilisation d’engrais et de pesticides, une baisse du prix de la production ne peut qu’intensifier la crise de l’endettement pour les agriculteur·ices. Cela pourrait en fait conduire à un exode massif des agriculteur·ices. Aujourd’hui, près de trente ans après que l’Inde a commencé à libéraliser et à privatiser son secteur agricole, il est clair qu’il n’y a pas d’emplois post-agricoles vers lesquels les cultivateur·euses déplacé·es peuvent se tourner. En fait, l’Inde a connu une croissance économique soutenue sans création d’emploi, si ce n’est une augmentation minime dans les secteurs de l’industrie et des services. La néolibéralisation de l’agriculture, responsable de l’expulsion de dizaines de millions d’agriculteur·ices, nourrit les bidonvilles urbains. C’est donc d’une véritable lutte pour la survie à laquelle sont confrontés les petit·es agriculteur·ices et les paysan·nes de l’ensemble des pays du Sud. Ils sont donc en droit de s’opposer aux projets de loi sur l’agriculture et à la politique agricole du gouvernement avec la férocité dont ils ont fait preuve.

La lutte des agriculteur·ices indien·nes est une source d’inspiration pour le mouvement mondial. Elle doit persister et persévérer pour répondre aux nombreux défis, tels que celui posé à l’agriculture par le changement climatique, et enfin atteindre la souveraineté alimentaire.

Publié par le CADTM le 7 mars 2025

  • 1

    «  Long Term Fertilizer Experiments (expériences à long terme en matière d’engrais) ».

  • 2

    «  Impact des engrais chimiques et des pesticides sur l’agriculture et les secteurs connexes dans le pays  » Impact of chemical fertilizers and pesticides on agriculture and allied sectors in the country.