
Son de machine à écrire ; le texte s’affiche à l’écran une lettre après l’autre : « 15 mars 1976, la Ligue communiste révolutionnaire transforme son hebdomadaire Rouge en journal quotidien… » Cette aventure « folle » et « incertaine » durera plus de 1 000 jours…
L’expérience « très intime » d’une aventure collective
Rouge nous emmène sur les lieux de cette « expérience collective » : une impasse à Montreuil, un bâtiment, Rotographie. Le « spectateur » – mais est-ce le bon terme ? – y entre pratiquement en même temps que celles et ceux qui y ont carburé à la fin des années 1970. Les rotatives s’activent pour imprimer, une fois encore, le premier numéro de ce journal qui parfois « taillait des croupières à Libération » (Edwy Plenel, fondateur de Mediapart, dit Krasny). Le son, les couleurs, les murs où s’affichent les combats d’hier et ceux d’aujourd’hui, l’odeur évoquée par Rita (dite Caroline) dans les premières séquences, tout nous amène à nous projeter dans le souffle des luttes et des espoirs d’une période que, quelque 50 ans plus tard, tous et toutes, chacun à leur manière, portent encore en eux.
« L’adjectif qui annonce la couleur »
En 1976, l’histoire mordait encore la nuque des militant·es révolutionnaires de la LCR. Même si les années 1968 étaient derrière eux et que la révolution des Œillets au Portugal avait marqué le pas. Tout semblait cependant toujours possible comme le souligne Isabelle face caméra le sourire aux lèvres. Et pourtant cette fin des années 1970 était aussi celle du réveil de la « bête immonde », au Chili (1973), en Argentine (1975), avec son lot de répression, de massacres et d’exilé·es accueilli·es à « Roto ».
« Il fallait y aller et on l’a fait » soutient Dominique (dit Caron). Parce que le journal était le lieu d’organisation, de centralisation, de diffusion du combat à mener et qu’il fallait « repenser la rédaction, le quotidien, l’information » : « La presse bourgeoise ment, Rouge dément ». Le ton est donné, le quotidien sera internationaliste, anticapitaliste, anti-impérialiste, anti-stalinien ou ne sera pas ! Les militant·es s’y lancent à cœur et corps perdu, 24 heures sur 24, parce qu’il fallait le remplir ce satané journal, le corriger, l’imprimer, le diffuser, contre vents et marées. « Nous apprenions notre métier en marchant » raconte Krasny.
À la rencontre du public
En octobre 1975, les trois jours de fête organisés par la LCR aux Halles de la Villette, pour lever des fonds pour le quotidien, rassemblent 70 000 personnes. Sur scène, une demi-douzaine de capitaines de la révolution des Œillets, et puis Jacques Higelin, dans un coin, la guitare à la main… De fait, Rouge devient à la fois cœur et réceptacle du bouillonnement de cette époque, « une culture très ouverte » à tout ce qui surgissait de la société : des combats internationalistes aux nombreuses grèves ; des salarié·es prêt·s à la confrontation sociale, aux premières ébauches de luttes écologistes ; des combats féministes à ceux des homosexuel·les. Rouge c’est « une nouvelle génération révolutionnaire » en marche.
Mon nom est Rouge
Le documentaire raconte l’histoire d’un monde bien éloigné du nôtre. Aujourd’hui, nous dit Krasny, sa belle moustache en chevron entourant un sourire mutin, « le vent est contraire, le vent est de face ». La misère de masse, le réchauffement climatique, l’extinction de la biodiversité, les dictatures sanguinaires, les guerres, les nouveaux visages du fascisme pointent leur masque effrayant un peu partout. Et pourtant, cette aventure militante, révolutionnaire et profondément humaine continue à nous parler. Sans doute est-ce le fruit des engagements enthousiastes de celles et ceux qui s’en sont fait les paladins. À travers les militantes, Rita (dite Caroline), Christine (dite Vallée), Isabelle, c’est la nécessaire articulation de la lutte pour le socialisme et du combat pour la libération des femmes qui continue à résonner. Et puis, il y a la remémoration de nos morts (la voix d’Alain Krivine, le poing levé de Daniel Bensaïd, et de quelques autres…), envers lesquels notre responsabilité est immense. De quoi Rouge est-il le nom alors ? D’un éternel début.
Stéfanie Prezioso est historienne, professeur d’histoire contemporaine à l’université, ancienne députée fédérale en Suisse, militante de la IV e Internationale. Elle est l’autrice de nombreuses études sur le fascisme et l’antifascisme, dont Découvrir l’antifascisme, Paris, éditions sociales, 2025 (à paraître). Ce texte est la version longue d’un article écrit pour le journal de l’Union populaire, Genève. © http://www.parlament.ch