
À l’occasion de la publication du livre de Darren Roso sur Daniel Bensaïd, Isabelle rappelle l’apport de ce dernier au marxisme et ses conceptions qui articulent théorie et pratique et pensent les contradictions de notre temps.
À plus d’un égard, ce livre est un événement. Non seulement parce qu’il va permettre au public anglophone de découvrir la pensée de Daniel Bensaïd, dans toute sa complexité et sa richesse, mais aussi parce que c’est le premier ouvrage de cette ampleur et de cette rigueur, qui donne sa vraie place à un auteur trop méconnu, y compris en France. Cette place est singulière, surtout de nos jours : c’est celle d’un théoricien marxiste et militant politique, pour qui marxisme et révolution sont les deux noms et les deux composantes d’un même élan historique, jamais achevé mais jamais brisé. Interrompue prématurément, la trajectoire de sa pensée se poursuit et ce beau livre peut être lu comme la preuve de sa fécondité durable.
Qu’on partage ou non toutes les options politiques de Daniel Bensaïd, dont le livre de Darren Roso restitue l’histoire dans le contexte politique des années 1960 jusqu’aux années 2010, l’actualité de sa démarche s’impose à ceux qui se préoccupent de se débarrasser du capitalisme, avant qu’il ne détruise les humains et la planète. Cette actualité consiste à penser l’histoire comme une série de bifurcations, jamais fatales mais jamais aléatoires, modifiant les circonstances par l’action humaine qui en résulte sans jamais s’y dissoudre. Elle consiste aussi et surtout à aborder la politique comme art stratégique, nouant la pensée à l’action et l’histoire passée au moment contemporain, sans les confondre ni les disjoindre. Pareille approche est plus que jamais actuelle : la crise de la gauche en général et des gauches radicales en particulier, partout dans le monde, prouve à quel point le renouvellement de la réflexion stratégique, théoriquement informée et politiquement offensive, est d’une urgence absolue. Et le chantier est énorme.
Aussi hostile à la dogmatisation politique du marxisme qu’à sa stérilisation académique, refusant la division du travail révolutionnaire entre théoriciens patentés et praticiens zélés, Daniel Bensaïd est l’un des rares marxistes de notre temps à avoir repris le flambeau du marxisme politique, c’est-à-dire politiquement impliqué et politiquement agissant, assumant le risque de l’erreur et de l’impasse. En ces sombres temps, qui sont ceux de la crise du capitalisme autant que des alternatives au capitalisme, et alors que le marxisme peine depuis plusieurs décennies à s’articuler aux luttes politiques et sociales concrètes, on peut considérer que Daniel Bensaïd s’inscrit dans la filiation des grand·es militant·es-théoricien·nes, des Rosa Luxemburg et Antonio Gramsci, pour ne mentionner que ces deux noms, et cela alors même que les conditions de l’intervention politique ont bien entendu radicalement changé.
Une période sombre
Car c’est peu dire que les circonstances historiques du moment sont défavorables au marxisme et à la révolution, à cette activation mutuelle de la pensée et de l’intervention dont Daniel Bensaïd était le partisan infatigable. Désormais, l’abolition du capitalisme, faute de s’être développée en projet de masse, en alternative crédible, a laissé place à la crise aggravée de ce même capitalisme, dans toutes ses dimensions. L’espoir de son possible dépassement menace de sombrer dans le chaos montant des inégalités toujours croissantes, dans les spasmes guerriers et le heurt des impérialismes, dans la répression des migrant·es, des chômeur·ses, des militant·es politiques et syndicaux, dans le saccage de l’environnement, etc. Les crispations identitaires et racistes ont accompagné comme leur ombre le recul des solidarités, de l’esprit critique et des luttes de classes, qui sont les conditions et le terreau de cette critique, en actes comme en idées.
Il est donc bien logique que cette crise approfondie, qui touche toutes les dimensions de la vie collective et individuelle, ait dégradé les outils de sa compréhension globale et jusqu’aux esquisses d’alternatives sociales et politiques, même les plus consensuelles, les plus benoîtement redistributives, tandis que se défaisaient, en partie sous le poids de leurs propres contradictions, les diverses composantes du mouvement ouvrier et que s’éparpillaient durablement les forces émancipatrices. Il faut rappeler que, dès les années 1970, alors que le discours postmoderne s’employait à esthétiser l’impuissance en fuite rebelle, se constituait l’idéologie néo-conservatrice, véritable doctrine de la guerre de classe, sans merci, équipée d’une vision d’ensemble et d’une stratégie globale imperméable au scepticisme montant à gauche.
Penser les contradictions pour recommencer
Un tel tableau pourrait conduire à juger obsolète tout combat émancipateur, s’il n’y manquait l’essentiel : la part des contradictions, dont Daniel Bensaïd s’est toujours employé à explorer les permanences historiques et les transformations contemporaines, le temps brisé de la politique et le contretemps intempestif de la critique. Car les contradictions sont omniprésentes, essentielles, constitutives, à l’état de fermentation politique constante. Elles traversent les rapports sociaux mais aussi tous les exploité·es et dominé·es du monde, les écartelant entre capacités acquises et aliénation subie, entre temps volé et volonté de vivre mieux, entre consentement forcé et résistance acharnée : cette dialectique n’est pas une vue de philosophe, c’est le lot d’une écrasante majorité, plus encore que d’une majorité écrasée.
Car là est le propre du marxisme vivant, lorsqu’il cultive l’attention dialectique au réel : savoir déceler dans la défaite non pas les conditions de la victoire inéluctable du lendemain, mais les possibles logés au cœur de l’instabilité foncière d’un capitalisme qui a plus que jamais besoin de la menace et de la terreur pour persévérer et qui ne vit que d’un consensus extorqué de force.
Un grand marxisme de notre temps
Notre humanité, juchée sur une poudrière sans précédent, fait face à l’imminence d’un nouvel épisode de la crise économique de longue durée du capitalisme contemporain, toujours plus grave que le précédent, et qui ne conduit jamais, de soi-même, au sursaut politique émancipateur. Car il y faut encore la conscience critique des enjeux autant qu’une organisation politique des luttes populaires, capables de réorienter le cours historique et d’engager la longue et difficile tâche d’abolition démocratique et concertée du capitalisme. Centrale dans la pensée de Daniel Bensaïd, l’analyse des bifurcations historiques fait écho à ce carrefour sans précédent qu’est devenu notre présent, le lieu de tous les dangers mais aussi, avant qu’il ne soit trop tard, de tous les possibles.
Mais en quoi le marxisme serait-il indispensable à penser ce présent qui ne fut pas celui de Marx ? Entre autres raisons parce que cette contradiction politique, si on en poursuit l’analyse, conduit droit au cœur des rapports sociaux du capitalisme, en ce point où le salarié, vendant sa force de travail, rend seul possible l’accumulation capitaliste tout en s’efforçant de résister aux conditions qui lui sont imposées. Si cette résistance peut parfois rester sourde, individuelle voire individualiste, c’est de ce foyer toujours vif que surgit et surgira toujours le refus d’un mode de production fondé sur la domination de classe et l’exploitation du travail d’autrui, sur l’écrasement de toutes les capacités, de toutes les puissances d’être des hommes et des femmes de ce temps. Et c’est en ce point que le communisme se présente comme la grande, la seule alternative économique, sociale, politique.
Sur ce plan, on peut dire sans hésiter que Daniel Bensaïd fait partie des rares grands marxistes de notre temps à n’avoir pas abandonné l’idée d’une critique de l’économie politique comme lieu théorique et militant par excellence, où se joue à la fois la possibilité d’une compréhension globale, qui n’écrase aucune spécificité, et la possibilité d’une lutte sociale et politique, qui ne réalise aucun scénario pré-écrit et qui ne se soumet à une aucune autorité surplombante. Démontant inlassablement les idées reçues sur Marx et sur le marxisme, polémiquant pied à pied avec toutes les doctrines de la victoire définitive du capitalisme autant qu’avec celles de sa disparition tranquille, Daniel Bensaïd a maintenu et surtout fait vivre l’articulation du travail théorique, jamais achevé, et de l’intervention militante, tout aussi permanente, incertaine. Le pari de l’engagement a pour enjeu un monde à gagner, qui n’est rien d’autre que ce monde-ci, le nôtre.
Un marxisme vivant donc agissant
Pour conclure cette préface, trois remarques suffiront à énoncer les raisons pour lesquelles il faut lire le beau livre de Darren Roso non comme un hommage funèbre à une figure du passé mais comme la plus fidèle manière qui soit de prolonger l’effort d’un penseur à tant d’égards contemporain.
La première remarque est que, en dépit du constat politique sombre, ni les luttes sociales, ni les mouvements politiques qui se cherchent, ni la contestation politique radicale n’ont disparu. Et l’intérêt pour Marx et le marxisme, aussi minoritaire soit-il, est effet et cause, inséparablement, de ces mouvements locaux et partiels qui n’ont pas renoncé aux perspectives globales ni aux valeurs communes de l’émancipation. Le regain d’intérêt qui se dessine n’aura de durée et d’effet que si chercheur·ses et éditeur·trices militant·es poursuivent leur travail courageux. La publication de ce livre en est une preuve réjouissante.
Le deuxième point concerne l’histoire du socialisme et des mouvements politiques qui se sont peu ou prou réclamés du marxisme. Daniel Bensaïd n’a jamais délaissé Marx mais pas non plus oublié les grands débats politiques du mouvement ouvrier, condition pour ne pas bégayer. Cette histoire n’est pas d’abord celle d’une défaite, elle ne se réduit pas à l’histoire des vaincu·es, des sans-voix et des dépossédé·es, elle est une histoire multiple, contrastée, faite de luttes incessantes, entre-tissée de victoires et de défaites, qu’il importe de s’approprier.
La troisième remarque est que le marxisme politique, ainsi conçu, ne peut aujourd’hui demeurer vivant qu’à la double condition d’être sans cesse ajusté aux circonstances de notre temps, c’est-à-dire à ses contradictions et à l’espace d’intervention qu’elles ouvrent. Et cet ajustement n’est pas, ne peut pas être le fait de la pensée pure, il ne peut qu’être le résultat d’un travail collectif, situé lui aussi au point de rencontre de l’analyse et des expériences pratiques, sociales et politiques collectives. Un des maîtres mots de l’œuvre de Daniel Bensaïd, comme du marxisme dont il se revendique, est celui de démocratie. C’est bien sûr à la condition de faire vivre et d’élargir des organisations démocratiques, anticipant dès le présent la vraie démocratie à venir, excédant sans les renier les formes parlementaires en crise, et à la condition associée d’une élaboration intellectuelle collective, qu’un marxisme d’aujourd’hui peut exister et faire exister, ou du moins esquisser, le commun social et politique qui seul pourra mettre fin au règne de la loi capitaliste de la valeur.
Bref, ce livre si attentif au parcours et à la pensée de Daniel Bensaïd, parvient à restituer ce que fut son attention extrême aux circonstances et à leur dialectique, ses qualités de questionnements incessants, d’intelligence aiguë, d’immense culture, de générosité et de combativité sans relâche. Toutes ces qualités sont requises, plus que jamais, par la révolution de notre temps, au milieu du dédale du présent, des saccages en cours mais aussi des révoltes et des colères. Car il est bien clair désormais que seules nos colères instruites et organisées, sans jamais cesser d’être questionneuses, seront fécondes.
Janvier 2025
Isabelle Garo, militante et philosophe française, est l’autrice entre autres de Communisme et stratégie (Amsterdam, Paris, 2019) et L’Idéologie ou la pensée embarquée, La Fabrique, Paris, 2009. Cet article est la préface au livre de Darren Roso, Daniel Bensaïd, From the Actuality of the Revolution to the Melancholic Wager, Brill (Daniel Bensaïd, de l’actualité de la révolution au pari mélancolique), à paraître en français. Intertitres de la rédaction. © Grundrisse
Un soutien financier pour publier Daniel Bensaïd en anglais
Les écrits de notre camarade Daniel Bensaïd attirent de plus en plus l’attention dans le monde entier, mais une grande partie de son œuvre n’est toujours pas traduite. L’IIRE Amsterdam souhaite contribuer à la diffusion internationale des écrits de Bensaïd et collecte des fonds pour une nouvelle collection de ses essais en anglais.
En 2009, l’IIRE Amsterdam a publié en anglais le recueil Stratégies de résistance + « Qui sont les trotskystes ». En 2025, quinze ans après la disparition de notre camarade, l’IIRE a l’intention de publier une nouvelle édition, considérablement augmentée, rassemblant des essais sur l’histoire, la politique et la stratégie.
Les trotskysmes (2002) est un texte historique sur l’évolution du mouvement trotskyste. Plutôt que de viser l’exhaustivité académique, Bensaïd met en avant dans cet essai, en partie nourri de ses expériences personnelles, les éléments qu’il considère comme étant toujours d’actualité dans le trotskysme. Stratégies de résistance (2004) est une tentative ambitieuse de relever les défis théoriques auxquels le marxisme est confronté à l’ère dite « postmoderne ». La nouvelle édition de ce recueil comprendra d’autres essais importants de Bensaïd, tels que Mythes et légendes de la domination (2008). Dans ce texte, Bensaïd s’engage de manière critique avec des auteurs comme Herbert Marcuse et Michel Foucault pour interroger le changement historique qui s’est produit avec le « nouvel esprit de la contre-réforme du marché libre » victorieux depuis les années 1970. D’autres textes traitent de la montée du stalinisme, du rôle central de la démocratie dans le socialisme, de l’émancipation juive et de « ce que signifie être marxiste ».
Dans ces textes et bien d’autres, Bensaïd propose une interprétation du marxisme comme une pensée sans garanties, qui refuse les idées d’inévitabilité historique pour se concentrer sur le rôle décisif des luttes sociales et des décisions politiques. Le fil rouge de ces essais est la dialectique entre les identités qui peuvent constituer le début de la résistance et l’émancipation universelle comme horizon révolutionnaire de la lutte sociale. Débordant de perspicacité, d’érudition et d’esprit, les écrits de Bensaïd constituent un héritage précieux pour les révolutionnaires. Nous avons besoin de votre aide pour le transmettre.
Pour contribuer aux coûts de traduction et de production, l’IIRE collecte 5 000 euros. Les personnes ayant fait un don de 60 euros ou plus recevront un exemplaire du livre une fois qu’il sera publié. Nous visons une publication à l’automne 2025. Les dons peuvent être effectués en ligne sur le site https://gofund.me/247de301. Vous y trouverez également la table des matières. Les dons peuvent également être effectués sur le site web de l’IIRE : iire.org/donate.