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L’ère du néofascisme et ses particularités

par Gilbert Achcar

Chaque jour qui passe, et à un rythme accéléré ces dernières années, il devient de plus en plus évident que nous assistons à une nouvelle ère de montée de l’extrême droite à l’échelle mondiale, similaire à l’ère de la montée des forces fascistes entre les deux guerres mondiales du XXe siècle. L’appellation « néofascisme » a été utilisée pour désigner l’extrême droite contemporaine, qui s’est adaptée à notre époque parce qu’elle était consciente que la reproduction du modèle fasciste observé au siècle dernier n’était plus possible, dans le sens où il n’était plus acceptable pour la majorité des gens.

Le néofascisme prétend respecter les règles fondamentales de la démocratie au lieu d’établir une dictature pure et simple comme l’a fait son prédécesseur, même lorsqu’il vide la démocratie de son contenu en érodant les libertés politiques réelles à des degrés divers, selon le niveau de popularité réel de chaque dirigeant néofasciste (et donc de son besoin ou non de truquer les élections) et du rapport des forces entre lui et ses adversaires. Il existe aujourd’hui un large éventail de degrés de tyrannie néofasciste, allant du despotisme quasi-absolu dans le cas de Vladimir Poutine à ce qui conserve encore un espace de libéralisme politique comme dans les cas de Donald Trump et de Narendra Modi.

Le néofascisme diffère des régimes despotiques ou autoritaires traditionnels (tels que le gouvernement chinois ou la plupart des régimes arabes) en ce qu’il se fonde, comme le fascisme du siècle dernier, sur une mobilisation agressive et militante de sa base populaire sur une assise idéologique similaire à celle qui caractérisait son prédécesseur. Cette assise comprend diverses composantes de la pensée d’extrême droite : fanatisme nationaliste et ethnique, xénophobie, racisme explicite, masculinité affirmative et hostilité extrême aux acquis des Lumières et aux valeurs émancipatrices.

Quant aux différences entre l’ancien et le nouveau fascisme, les plus importantes d’entre elles sont, premièrement, que le néofascisme ne s’appuie pas sur les forces paramilitaires qui caractérisaient l’ancienne version – non pas dans le sens qu’il en est dépourvu, mais qu’il les maintient dans un rôle de réserve dans les coulisses, lorsqu’elles existent – et, deuxièmement, que le néofascisme ne prétend pas être « socialiste » comme son prédécesseur. Son programme ne conduit pas à l’expansion de l’appareil d’État et de son rôle économique, mais s’inspire plutôt de la pensée néolibérale dans son incitation à réduire le rôle économique de l’État en faveur du capital privé. Cependant, la nécessité peut le faire aller dans la direction opposée, comme c’est le cas avec le régime de Poutine sous la pression des exigences de la guerre qu’il a lancée contre l’Ukraine. 

Alors que le fascisme du XXe siècle s’est développé dans le contexte de la grave crise économique qui a suivi la Première Guerre mondiale et a atteint son apogée avec la « Grande Dépression », le néofascisme s’est développé dans le contexte de l’aggravation de la crise néolibérale, en particulier après la « Grande Récession » qui a résulté de la crise financière de 2007-2008. Alors que le fascisme du siècle dernier s’est emparé des hostilités nationales et ethniques qui prévalaient au cœur du continent européen, dans le contexte des pratiques racistes abjectes en cours dans les pays colonisés, le néofascisme s’est épanoui sur le fumier d’un ressentiment raciste et xénophobe contre les vagues croissantes d’immigration qui ont accompagné la mondialisation néolibérale ou qui ont résulté des guerres que celle-ci a alimentées, en parallèle avec l’effondrement des règles du système international. Les États-Unis ont joué un rôle clé dans l’échec du développement d’un système international fondé sur le droit après la fin de la Guerre froide, plongeant ainsi rapidement le monde dans une Nouvelle Guerre froide.

Le néofascisme peut sembler moins dangereux que son prédécesseur parce qu’il n’est pas fondé sur des apparences paramilitaires et parce que la dissuasion nucléaire rend improbable une nouvelle guerre mondiale (mais pas impossible : la guerre en Ukraine a rapproché le monde de la possibilité d’une nouvelle guerre mondiale plus que tout autre événement depuis la Seconde Guerre mondiale, même par rapport au plus fort de la Guerre froide au temps de l’URSS). La vérité, cependant, est que le néofascisme est plus dangereux à certains égards que l’ancien. Le fascisme du XXe siècle s’appuyait sur un triangle de puissances (l’Allemagne, l’Italie et le Japon) qui n’avaient pas la capacité objective de réaliser leur rêve de domination mondiale, et étaient confrontées à des puissances économiquement supérieures (les États-Unis et la Grande-Bretagne), en plus de l’Union soviétique et du mouvement communiste mondial (ce dernier a joué un rôle majeur dans la lutte politique et militaire contre le fascisme). 

Quant au néofascisme, sa domination sur le monde augmente, sous l’impulsion du retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis sous une forme beaucoup plus conforme au néofascisme que lors de son premier mandat. Ainsi, la plus grande puissance économique et militaire du monde est aujourd’hui le fer de lance du néofascisme, avec lequel convergent divers gouvernements en Russie, Inde, Israël, Argentine, Hongrie et dans d’autres pays, tandis que la possibilité que des partis néofascistes arrivent au pouvoir dans les principaux pays européens (en France et en Allemagne, après l’Italie, et même en Grande-Bretagne) se profile à l’horizon, sans parler des pays de second rang d’Europe centrale et orientale en particulier.

S’il est vrai que la possibilité d’une nouvelle guerre mondiale reste limitée, notre monde est confronté à une perspective qui n’est pas moins dangereuse que les deux guerres mondiales du XXe siècle, à savoir le changement climatique qui menace l’avenir de la planète et de l’humanité. Le néofascisme pousse le monde vers l’abîme avec l’hostilité flagrante de la plupart de ses factions aux mesures écologiques indispensables, exacerbant ainsi le péril environnemental, surtout au moment où le néofascisme a pris les rênes du pouvoir sur la population la plus polluante du monde proportionnellement à son nombre : celle des États-Unis.

Traduit de ma tribune hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est d'abord paru en ligne le 4 février. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.

 

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Auteur·es

Gilbert Achcar

Gilbert Achcar est professeur d'études du développement et des relations internationales à la SOAS, Université de Londres. Il est l'auteur, entre autres, de : le Marxisme d'Ernest Mandel (dir.) (PUF, Actuel Marx, Paris 1999), l'Orient incandescent : le Moyen-Orient au miroir marxiste (éditions Page Deux, Lausanne 2003), le Choc des barbaries : terrorismes et désordre mondial (2002 ; 3e édition, Syllepse, Paris 2017), les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits (Sindbad, Actes Sud, Arles 2009), Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2013), Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme (Sinbad, Actes Sud, Arles 2015), Symptômes morbides, la rechute du soulèvement arabe (Sinbad, Actes Sud, Arles 2017).