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Le « monde multipolaire » : un euphémisme pour soutenir les multiples impérialismes

Kremlin.ru, CC BY 4.0

« Les impérialistes ne se battent pas pour des principes politiques mais pour des marchés, des colonies, des matières premières, l’hégémonie sur le monde et toutes ses richesses »
— Léon Trotsky, 1938

Après la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc soviétique, parmi les nouveaux mythes de l’idéologie du capitalisme tardif – du côté de la « fin de l’histoire » et de la vigueur nouvelle du « libre marché » – est apparu le concept de « monde unipolaire ». En bref, on a prétendu qu’avec la fin de la guerre froide entre les deux « camps » rivaux, le camp capitaliste (représenté principalement par les États-Unis) et le camp dit « socialiste » (qui comprenait l’Union des républiques socialistes soviétiques, la Chine, le Vietnam, Cuba, la Corée du Nord, etc.), nous allions passer à un monde avec un seul « camp », ou un seul pôle, un monde « unipolaire », dans lequel le capitalisme était montré comme triomphant sur toute la surface de la terre. Mais, en fait, on parlait rarement du « capital » comme force dominante. Cette domination avait plutôt un visage national : celui des États-Unis d’Amérique. En ce sens, et malgré les multiples acceptions du terme, lorsqu’on parle du monde unipolaire après la chute du bloc soviétique, on fait surtout référence à un monde dominé par l’hégémonie américaine 1.

Le déclin étatsunien

Cette notion d’hégémonie américaine doit cependant être nuancée. En effet, s’il est vrai que les États-Unis étaient la première puissance à la fin du 20e siècle, il est également vrai qu’il s’agissait d’une puissance qui montrait déjà une tendance au déclin. Depuis la récession de 1973-1974, leur influence sur le marché mondial commençait à s’affaiblir, tandis qu’ils subissaient d’humiliantes défaites militaires, principalement représentées par la guerre du Vietnam, sans oublier leurs échecs répétés dans leurs tentatives de renverser la révolution cubaine. Avec la récession de 1973-1974, le capitalisme mondial a entamé une longue onde de développement ralenti, c’est-à-dire une période prolongée au cours de laquelle le capitalisme mondial connaît, dans le cadre de ses fluctuations récurrentes, une croissance faible. En effet, l’une des caractéristiques des ondes longues de ralentissement du développement du capitalisme est l’affaiblissement de la puissance hégémonique.

Quelques années plus tard, une nouvelle récession (1981-1982) a démontré la fragilité persistante du système économique capitaliste. L’effondrement du bloc soviétique qui a suivi a donné un grand répit au capitalisme mondial, car le capital s’est étendu à des zones géographiques auparavant dominées par la planification économique bureaucratique de l’URSS, augmentant ainsi rapidement ses profits durant un moment. L’effondrement du bloc soviétique signifiait en outre que le capitalisme avait triomphé sur le marché mondial. Il est donc vrai que vers la fin du 20e siècle le système de production capitaliste a été couronné champion. Il est également vrai que les États-Unis en sont toujours la puissance principale. Ce qui est faux, c’est de confondre ces deux affirmations et de supposer que les États-Unis sont restés une puissance mondiale hégémonique. Ce ne sont pas les États-Unis qui sont devenus hégémoniques, mais le capital.

Une nouvelle phase

Même avant la grande récession de 2008, l’hégémonie américaine était mise à mal par le développement de nouveaux acteurs mondiaux, principalement la Chine, dans son processus continu de restauration capitaliste et d’expansion impérialiste à travers le monde. Il y avait également des projets d’intégration mondiale, tels que les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) ou l’Alliance bolivarienne et la CELAC (Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes), qui ont fait progresser la façon dont les marchandises étaient échangées au niveau mondial et ont même évoqué la possibilité de créer de nouvelles banques mondiales pour défier le dollar et le système financier américain.

Mais le système de production capitaliste génère lui-même des contradictions qu’il ne peut surmonter, ce qui implique des crises économiques et politiques périodiques. À son tour, la récurrence des crises brise toute hégémonie qui semble absolue ou incontestable. Les éléments à l’origine de la crise de 1973-1974, même s’ils ont pu être contenus, n’ont pas pu être stoppés, et avec la grande récession de 2008, les faiblesses profondes du système économique actuel sont réapparues au grand jour.

Nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation où de nombreuses personnes et forces critiques du capitalisme étatsunien reconnaissent l’existence d’un monde « multipolaire ». Lorsqu’ils parlent d’un monde multipolaire, ils font référence à un moment historique qui s’éloigne de l’ancien monde unipolaire, dans lequel de nouvelles puissances économiques (« nouveaux acteurs géopolitiques ») remettent en question la domination des États-Unis au niveau mondial. La Chine, puissance montante depuis la fin du 20e siècle, est désormais rejointe par la Russie, et des projets de coopération internationale tels que les BRICS sont de nouveau à l’ordre du jour.

Regarder le passer pour comprendre le présent

Face à cette nouvelle situation, comment la gauche révolutionnaire doit-elle réagir ? Pour répondre à cette question, il est utile de rappeler brièvement ce qui s’est passé dans l’histoire du capitalisme avant l’hégémonie américaine.

La longue vague de ralentissement du développement du début du 20e siècle a vu l’affaiblissement de ce qui était autrefois la grande puissance capitaliste, le Royaume-Uni. Dans ce processus d’affaiblissement, à l’époque que la théorie marxiste qualifie d’ère (ou phase) de l’impérialisme, les puissances capitalistes montantes qui défiaient le Royaume-Uni ont cherché à accroître leur domination. C’est ainsi que se sont produites les Première et Seconde Guerres mondiales, deux guerres résultant de l’expansion des intérêts du capital monopoliste. Les multiples impérialismes ont donc conduit à des guerres mondiales. Le fait que la concurrence entre les différents secteurs du capital monopoliste conduise à la guerre a été au cœur de toute l’analyse de cette période de l’histoire du capitalisme par le marxisme révolutionnaire (Lénine, Luxemburg, Trotsky). Le marxisme révolutionnaire a refusé de prendre parti pour une quelconque puissance impérialiste – il a rejeté l’impérialisme dans son ensemble et sous toutes ses formes.

Ce n’est qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale que les États-Unis sont devenus la puissance mondiale hégémonique, et ce dans une période de transformation de l’économie mondiale. Cette période a été marquée par une croissance économique sans précédent dans l’histoire du capitalisme. Après la Seconde Guerre mondiale, une longue vague de développement accéléré a commencé, caractérisée par l’hégémonie des États-Unis au niveau du marché mondial capitaliste, et cela a duré un peu plus de trois décennies. La récession de 1973-1974 a marqué le passage de cette onde longue de développement accéléré à une onde longue de développement ralenti.

Nouvelles concurrences

Comparons donc ces deux ondes longues de décélération du développement. Dans l’une, nous avons l’affaiblissement du Royaume-Uni en tant que puissance capitaliste, la montée de nouvelles puissances impérialistes (principalement en Europe, mais aussi le Japon et les États-Unis), des guerres mondiales entre les puissances impérialistes comme mécanismes d’exercice de leur domination. D’autres pays s’alignent sur ces puissances. Dans l’autre, nous avons l’affaiblissement des États-Unis en tant que puissance capitaliste, la montée de nouvelles puissances impérialistes (Chine, Russie), le début des menaces de guerres mondiales entre les puissances impérialistes comme mécanismes pour exercer leur domination. Autour de ces puissances, d’autres pays s’alignent. Dans tout ce panorama, dans toute cette compétition entre pays impérialistes, quel que soit le gagnant, il y a toujours un seul et même bénéficiaire : le capital.

Comme nous l’avons indiqué, de nombreux secteurs critiques du capitalisme étatsunien – peut-être même la majorité à Porto Rico – se réfèrent aux aspects positifs du supposé monde multipolaire. Ce nouveau monde, nous disent-ils, compte de multiples puissances, principalement les États-Unis, la Chine et la Russie. Nous ne sommes plus dans une vision hégémonique unique, mais dans un monde pluriel et, d’ailleurs, face aux atrocités commises par les États-Unis, il est bon que cette puissance perde de sa force.

Cependant, ces affirmations comportent de multiples erreurs. Tout d’abord, l’affaiblissement des États-Unis est une réalité de la crise actuelle du capitalisme et de son onde longue de développement ralenti. Le renforcement de nouvelles forces impérialistes ou potentiellement impérialistes l’est également. Il n’a pas grand-chose à voir avec le succès ou l’échec d’autres pouvoirs économiques capitalistes. Deuxièmement, aucun de ces pays ne remet en cause le système de production capitaliste. Ce qu’ils font, c’est réintroduire la concurrence entre les pays impérialistes, comme au début du 20e siècle. Or, la concurrence entre pays impérialistes ne fait qu’ouvrir la voie à des guerres mondiales. Le conflit actuel en Ukraine en est l’exemple le plus récent. Et les atrocités que ces nouvelles puissances ont commises et commettent ne peuvent être ignorées. Considérer la Russie et la Chine (ou leurs alliés comme le Nicaragua) comme des forces anti-impérialistes parce qu’elles « défient » la puissance des États-Unis, c’est perdre de vue qu’elles ne cherchent qu’à déshabiller un saint pour en habiller un autre, ou plutôt s’habiller elles-mêmes en tant que nouvelles puissances impérialistes.

Une partie de l’argument consiste à dire que le monde unipolaire a reposé sur l’hégémonie des États-Unis après la chute du bloc soviétique. Cependant, nous pensons qu’il est plus précis de reconnaître que c’est hégémonie n’a jamais eu lieu, que l’on faisait plutôt face à une puissance impérialiste, toujours dominante, mais dans un processus aigu d’affaiblissement. Nous ne passons donc pas d’un monde unipolaire à un monde multipolaire, nous assistons simplement à la détérioration continue d’une puissance impérialiste, détérioration qui a commencé dans les années 1970.

D’autre part, si l’on se réfère au monde unipolaire, non pas dominé par les États-Unis, mais par le capital, la réalité actuelle serait la suivante : la concurrence entre ces différents pays impérialistes ne représente pas une lutte entre des pôles aux visions antagonistes, mais des conflits interimpérialistes et capitalistes, dont la rivalité ne cesse de s’intensifier dans une conjoncture mondiale de stagnation et de baisse des taux de profit.

La division du monde en « pôles » ou en « camps » a le grand désavantage de le segmenter sur la base de l’équilibre des forces globales exprimées politiquement par les différents États-nations. Les différents acteurs sociaux de chaque pays sont exclus de cette carte, qu’il s’agisse des mouvements révolutionnaires dans les pays impérialistes – avec lesquels la gauche révolutionnaire doit s’allier et qu’elle doit soutenir – ou des résistances à la bureaucratisation et à la restauration capitaliste dans les pays autrefois dits « socialistes », ou encore des luttes populaires contre les gouvernements associés aux nouvelles puissances impérialistes. La définition facile des nations structurées par pôle ou par camp, bien qu’elle puisse être utile pour sa schématisation géopolitique du monde, s’éloigne également de l’analyse marxiste centrée sur les relations sociales et les forces productives. Elle remplace les relations entre les peuples en lutte par des relations avec les représentants de ces États-nations 2.

Face au campisme, la lutte contre le capitalisme

En ce qui concerne les grandes puissances capitalistes, la gauche révolutionnaire ne doit ni aspirer à la concurrence entre pays impérialistes, ni souhaiter l’existence d’un pays capitaliste hégémonique, mais lutter contre la domination du capital. La conjoncture politique et économique devra retracer les spécificités de chaque moment, mais le rejet de l’impérialisme dans toutes ses manifestations est une position de principe. Et le rejet (pas seulement rhétorique) de l’impérialisme devrait également impliquer un soutien aux luttes populaires dans les différents coins du monde et une défense intransigeante des droits et libertés démocratiques.

En ce qui concerne les pays « périphériques » qui s’alignent sur l’une de ces forces (principalement les États-Unis d’un côté, la Russie et la Chine de l’autre), la position ne change pas. La dictature réactionnaire de Daniel Ortega ne représente pas une menace pour le capitalisme et il ne faut pas non plus la soutenir en raison de sa rhétorique « anti-impérialiste ». Bien au contraire, dans la mesure où elle se présente comme une force de gauche, elle ne fait que retarder la lutte au niveau international, tout en violant les droits démocratiques les plus élémentaires dans son pays.

Par conséquent, la gauche qui soutient ce nouveau « monde multipolaire », et qui même sympathise avec les nouvelles puissances impérialistes (Chine, Russie) ou leurs alliés, ne fait que répéter les erreurs de la droite de la social-démocratie à l’époque des guerres mondiales et de l’impérialisme de la première moitié du 20e siècle. Une telle gauche déforme les principes révolutionnaires du marxisme de telle sorte qu’elle l’éloigne de la lutte pour le socialisme et ouvre la voie à la guerre et à la destruction.

Le 11 juin 2024

 

Cet, article a été d’abord publié le 11 juin 2023 par Momento Crítico. Traduit par Jan Malewski.

  • 1

    Nous utilisons le terme « hégémonie » dans son sens habituel, à savoir « la suprématie qu’un État exerce sur les autres ». Nous n’utilisons pas le terme « hégémonie » dans le sens donné par Antonio Gramsci, bien qu’à certains moments du document nous appliquions sa conceptualisation.

  • 2

    Dans le domaine des études sur les relations internationales, il existe à gauche des exceptions à cette vision de « camps » ou de « pôles » mondiaux. Quelques exemples : Robert W. Cox, « Social Forces, States and World Orders: Beyond International Relations Theory » (Millennium vol. 10, n° 2) ; Benno Teschke, The Myth of 1648 – Class, Geopolitics, and the Making of Modern International Relations (Verso, 2009) ; Justin Rosenberg, « International Relations in the prison of Political Science » (Sage Journals vol. 30, n° 2) et « Debating uneven and combined development/debating international relations : A Forum » (Sage Journals vol. 50, n° 2).

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Frederick Thon Ángeles

Frederick Thon Ángeles, économiste, est membre de la Jeunesse écosocialiste (JECO) de Democracia Socialista (section de Porto Rico de la IVe Internationale). Il fait partie de la rédaction de la revue électronique de Democracia Socialista, Momento Crítico

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Manuel Rodríguez Banchs, avocat, est membre de la Commission politique de Democracia Socialista (Porto Rico). Il fait partie de la rédaction de la revue électronique de Democracia Socialista, Momento Crítico

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Jorge Lefevre Tavárez, écrivain et enseignant, est vice-président du syndicat la Asociación Puertorriqueña de Profesores Universitarios. Il fait partie de la rédaction de la revue électronique de Democracia Socialista, Momento Crítico