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Mozambique, une révolution sans révolutionnaires

par Michel Cahen

Il y a un processus révolutionnaire en cours au Mozambique. « PREC » (Processo revolucionário em curso) était le sigle utilisé, en 1974-1975 pour désigner la radicalisation de la Révolution des Œillets, dont on fête les 50 ans en cette année 2024. Le contexte est totalement différent, sauf sur un point : dans les deux cas, personne n’imaginait ce qui allait advenir, à savoir qu’un événement certes important (en 1974 au Portugal, un coup d’État militaire ; aujourd’hui au Mozambique des élections une fois de plus frauduleuses) allait provoquer un processus révolutionnaire. Or l’élection de Trump et maintenant la chute de l’abominable régime Assad en Syrie ont fait passer totalement sous silence la crise dans ce pays d’Afrique de l’Est, depuis le 20 octobre dernier.

En effet, il ne s’agit plus du tout seulement d’une protestation contre des élections truquées, comme il y a en a fréquemment en Afrique. Apparemment, tout est parti de là, certes. Les élections du 9 octobre 2024 ont été, de l’avis même des observateurs internationaux truquées sans vergogne. Le pouvoir s’est accordé un résultat (plus de 70% des voix) auquel personne ne croit et qui présente des disparités numériques que même la Commission Nationale des Élections (CNE) s’est déclarée incapable d’expliquer, ce qui ne l’a pas empêchée d’en reconnaître la validité La fraude est habituelle au Mozambique, notamment depuis les élections de 1999 que très probablement l’opposition avait déjà gagnées – mais la communauté internationale avait alors été soulagée du maintien au pouvoir du parti ex-marxiste-léniniste, parti rompu aux relations avec la communauté internationale et bon gestionnaire du tournant néolibéral. En 2004, 2009, 2014 et 2019, la fraude a été répétée (avec des modalités changeantes) à tel point que les régions les plus traditionnellement favorables à l’opposition ont vu leur taux d’abstentions bondir : à quoi bon voter ? En 2024 plus de la moitié des Mozambicains ne sont pas allés voter (même compte tenu du fait que certains ont voté sans le savoir et que des électeurs inexistants ont voté). Ces régions étaient aussi les moins recensées (les machines tombaient toujours en panne), afin d’y faire baisser le nombre d’électeurs alors qu’en revanche ce dernier fut de 130% des habitants dans la fidèle province de Gaza. Alors, pourquoi les élections de 2024 sont-elles différentes ? Il y a au moins deux séries de raisons que l’on peut avancer.

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Un changement de période

Premièrement, la population mozambicaine est extrêmement jeune, plus de la moitié des habitants ont moins de quinze ans et la majorité des électeurs n’ont donc pas connu la guerre civile (1976-1992). On a commencé à voir les effets de cette évolution démographiques en 2013, quand l’opposition, ne serait une opportune panne d’électricité au moment du dépouillement des votes, avait gagné les élections municipales à Maputo et Matola, les deux grandes villes du sud, le cœur historique de la base sociale du Front de libération du Mozambique (Frelimo, parti qui mena la guérilla anticoloniale de 1964 à 1974) : les nouveaux électeurs de ces deux villes pouvaient désormais voter pour le parti issu de la rébellion pro-sud-africaine, la Résistance nationale du Mozambique (Renamo), ce qui aurait été impensable du temps de leurs parents. Le tournant s’est approfondi par la suite : les partis issus de la période post-coloniale (à savoir la période « marxiste-léniniste » de 1975 à 1989, la guerre civile de 1976 à 1992, la période néolibérale post-guerre civile au cours de laquelle les deux partis qui en étaient issus maintinrent le bipartisme mozambicain, 1994-2019) furent de plus en plus contestés.

Cela illustra un changement de période historique, la fin de la période post-coloniale, la mémoire de la guerre civile n’étant plus structurante pour la vie politique du pays. Néanmoins, la Renamo faillit réussir à devenir l’outil de la contestation « post-post-coloniale » du pouvoir : après avoir repris une guérilla de basse intensité en 2012-2016, elle doubla le nombre de ses voix et de ses députés en 2014. Mais son chef incontesté, Afonso Dhlakama, mourut dans le massif du Gorongosa d’où il dirigeait les opérations en mai 2018, remplacé par un pâle général installé en ville depuis plus de vingt ans. La fraude aux élections générales de 2019 fut massive (recensement biaisé, pression maximale sur les électeurs, expulsions des observateurs, assassinats, refus de tous les recours, etc.). Néanmoins la Renamo restait le principal parti de l’opposition, et son candidat aux municipales dans la capitale, Venâncio Mondlane, fut une fois de plus en réalité vainqueur en 2023. Ces municipales dans les régions du pays connurent des fraudes évidentes mais furent acceptées par la Commission électorale sauf dans quatre communes. Le message était que l’année suivante (en 2024), les comités locaux du Frelimo pourraient ’y aller franchement’. Car il ne s’agissait pas même de cacher la fraude, mais de bien signifier aux yeux de tous que les élections servaient à maintenir le Frelimo – fondateur du pays en 1975 – au pouvoir. Pour les 150 familles propriétaires de l’État depuis cinquante ans et passées de bureaucrates « marxistes » à affairistes, il était totalement impensable de perdre les élections. Mais pour la masse des nouveaux électeurs, le Frelimo n’était plus celui qui avait apporté l’indépendance, avait construit des écoles, des hôpitaux, avait électrifié une partie du pays et avait résisté à une guérilla soutenue par l’apartheid.

Par conséquent – seconde série de raisons – le Frelimo était devenu une élite insolemment riche, surtout depuis la découverte d’immenses gisements gaziers dans le nord, l’ouverture de mines de charbon à ciel ouvert (ultrapolluantes à des kilomètres à la ronde), de mines de pierres précieuses (d’où les orpailleurs artisanaux furent brutalement évincés afin de les donner à des joint ventures dominées par des compagnies étrangères) ou de sables bitumineux. Tout cela fit vivre l’élite par les commissions et des prestations de service ne profitant qu’aux sociétés des gens du pouvoir, avec d’immenses scandales de corruptions. Bref, un pouvoir de plus en plus ressenti comme authentique enclave au sein du pays.

La révolution en cours n’est donc pas seulement démocratique – protestation contre la fraude institutionnalisée –, elle a une profonde motivation sociale. Les slogans que l’on retrouve les plus fréquemment criés ou inscrits sur des pancartes ne sont-ils pas « Le peuple au pouvoir », « Révolution », « Nous voulons l’indépendance du colon noir » (au sens de « dehors les nouveaux colons noirs »). Mais comment en est-on arrivé lá ?

La transition manquée de la Renamo

La Renamo n’a pas réussi à suivre l’évolution socio-démographique de sa base. Alors que son électorat était de plus en plus massif dans les villes du Sud – elle qui était historiquement implantée surtout dans les villes du Nord et à la campagne –, elle a refusé de mettre en avant de nouveaux dirigeants éduqués et urbains, reconduisant aux responsabilités les vieux militaires de la guérilla. Ainsi, quand Venâncio Mondlane, ingénieur, très connu pour avoir été ancien journaliste de la radio et télévision au ton persifleur, originaire du Sud comme la majorité de l’élite du Frelimo, évangéliste, auréolé de ses succès municipaux de 2013 et 2023 – il avait été empêché de se présenter en 2018 – voulut être le candidat présidentiel de la Renamo (sans nécessairement être le président du parti), il fut empêché de participer au congrès d’avril 2024 qui reconduisit le président du parti, le général Ossufo Momade, comme candidat présidentiel. V. Mondlane se présenta alors comme candidat indépendant et obtint le soutien d’un petit parti issu d’une modeste scission du Frelimo, Podemos (« Nous pouvons », Parti optimiste pour le développement du Mozambique). Il apparut rapidement que le nouvel électorat de la Renamo apparu à partir de 2013 – en fait plus « anti-Frelimo » que « pro-Renamo » – et qui accourrait à ses meetings dans tout le pays, se déportait rapidement vers cet entrepreneur politique de nouvelle génération. Aux élections municipales de 2023, il avait, sans l’accord de son parti, organisé des défilés dans la capitale pour fêter sa victoire avant que la Commission électorale ne proclame vainqueur le candidat du Frelimo, signifiant ainsi qu’il n’acceptait pas de s’en remettre à des instances de recours totalement contrôlées par le pouvoir. Il en fit de même aux élections générales (provinciales, législatives et présidentielles) d’octobre 2024, mettant en place un comptage parallèle dotés d’ordinateurs et de personnes compétentes – ce que jamais la Renamo n’avait réussi à faire. Dès avant la proclamation officielle des résultats, il annonça, procès-verbaux des bureaux de vote en main, sa victoire par plus de 60% des voix dans tout le pays (sauf peut-être en Zambézie où l’opposition traditionnelle l’aurait emporté). Et il appela la population mozambicaine à imposer ce résultat. La Renamo s’écroulait, reléguée loin derrière, à la troisième force politique du pays avec environ 10% des voix et seulement 15 députés à l’échelle nationale.

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Mais pour bien montrer sa détermination à ne pas céder, le pouvoir – aucun doute là-dessus – fit assassiner l’avocat personnel de Venâncio Mondlane, Elvino Dias, et le mandataire national du parti Podemos, Paulo Guambe, criblé de 25 balles chacun dans la nuit du 18 au 19 octobre, en plein centre-ville de Maputo. Venâncio Mondlane se réfugia à l’étranger (d’abord en Afrique du Sud où il échappa aussi de peu à un assassinat). Mais depuis, tous les jours, sur sa chaîne facebook, il exhorte ses partisans à de nouvelles actions de rue, qui sont religieusement attendues par des foules immenses – allant souvent au-delà des paroles du dirigeant cependant.

Révolution plébéienne

En effet, les manifestants, dans la capitale et les autres grandes villes, mais aussi dans de très petites bourgades dans tout le pays, sont le plus suivent de très jeunes garçons très pauvres qui vont au-delà des mots d’ordre pacifiques de V. Mondlane, incendient les sièges du parti Frelimo, attaquent les postes de police et tentent d’y voler des armes, les commissions électorales de district, qui détruisent les statues des dirigeants, qui les menacent en dévoilant leurs adresses, voire parfois les tuent (comme à Inhassunge) : la peur commence à changer de camp. Mais la classe moyenne, qui ne manifeste guère (sauf les médecins, les avocats, les professeurs qui étaient déjà en lutte auparavant) indique son soutien par des casserolades nocturnes interminables. La répression est brutale même si heureusement, elle n’a pas encore signifié le bain de sang que l’on peut craindre : il y a probablement déjà plus d’une centaine de morts (tirs à balles réelles, notamment dans la grande ville du Nord, Nampula), des milliers de blessés et 3000 arrestations.

Ce qui est remarquable dans ces protestations est qu’il n’y a aucune dimension ethnique dans ce pays très hétérogène. Du nord (même dans les zones affectées par la guérilla islamique) au Sud du pays, il y a des manifestations, des attaques de lieux symboliques du pouvoir, des statues abattues – dont celle de ce dirigeant maconde, Alberto Chipande qui avait proclamé : « Daqui ninguém nos tira » (« Personne ne nous tirera d’ici [du pouvoir] », dont la statue a été arrachée à Pemba, la ville importante la plus proche des zones de djihad. Il y a aussi des prières en public dans les rues, des voitures abandonnées sur place afin de bloquer la circulation, la route nationale n°1 (Nord-Sud) est bloquée, ainsi que la frontière avec l’Afrique du Sud. Le pouvoir dispose d’une puissante police militarisée, l’Unité d’intervention rapide, de services secrets redoutables (Services d’informaton et sécurité de l’État, qui surveille avant tout la population), avec une police au total proche de 100 000 personnes alors que l’armée n’a que quelques milliers d’hommes. Mais cette armée n’a pour l’instant commis aucune violence contre les manifestants.

La révolution ou le chaos

Comment la situation va-t-elle évoluer ? Certains soufflent à Venâncio Mondlane la possibilité de constituer un « gouvernement d’unité nationale ». Cela a déjà été essayé au Zimbabwe voisin quand la ZANU-PF (Zimbabwe African National Nation-Patriotic Front) qui avait usé d’une grande violence pour se maintenir au pouvoir puis obtenu de l’opposition épuisée qu’elle la rejoigne au pouvoir. La présidence et les ministères-clefs restant ZANU, cela avait surtout servi à déconsidérer l’opposition. Un gouvernement d’unité nationale ne peut donc être envisagé qu’après l’organisation de nouvelles élections, internationalement surveillées.

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La solution la plus raisonnable serait que, avant Noël, le Conseil constitutionnel accepte d’annuler la totalité du processus électoral et le reporte à une date ultérieure même s’il faut pour cela maintenir le président en fin de mandat, Filipe Nyusi, de quelques mois. Rien dans son histoire ne permet de penser que ce Conseil le fera mais ce n’est pas impossible, vu la peur ressentie maintenant par l’élite dont le déni officiel (les manifestations ne seraient que des actes de bandits et de terroristes manipulés depuis l’étranger) ne cache pas la stupéfaction horrifiée : le Frelimo n’est plus le peuple et le Frelimo ne reconnaît plus son peuple, dont ces jeunes garçons qui le haïssent du nord au sud du pays, même à Gaza. Il n’est pas impossible que l’armée intervienne pour rétablir l’ordre – passage au politique qui n’est nullement dans sa tradition depuis l’indépendance –, ce qui ne signifierait pas nécessairement un soutien au pouvoir en place. Mais il serait erroné de croire que le sujet plébéien qui manifeste maintenant depuis six semaines va tranquillement rentrer dans son taudis des périphéries urbaines même si une solution politique transitoire est trouvée. Le jour où Venâncio Mondlane rentrera à Maputo, il y a aura une gigantesque multitude pour l’accueillir et elle demandera qu’il soit tout de suite le nouveau Président. Cette multitude croît en lui, mais les demandes sociales sont là, il faudra partager les richesses et pour organiser de nouvelles élections, il faudra une profonde refonte institutionnelle, avec des structures électorales vraiment indépendantes du pouvoir. Venâncio Mondlane n’a guère de programme, n’a pas de vrai parti, mais le processus révolutionnaire en cours veut la justice, la dignité et plus d’égalité.

La diplomatie française de son côté aurait intérêt à se distancier du pouvoir mozambicain. Déjà, dans la presqu’île d’Afungi (extrême-nord) où Total a ses installations gazières, des femmes ont manifesté avec des pancartes indiquant que « Le Mozambique n’appartient pas à la France ». Il n’y a pas de solution sans annulation complète des élections et cela pourrait être dit.

Publié le 9 décembre 2024 par lundi.am

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Auteur·es

Michel Cahen

Michel Cahen est historien de la colonisation portugaise et analyste politique de l’Afrique lusophone, directeur de recherche émérite au CNRS et membre de la IVe Internationale en France. Son dernier ouvrage est Colonialité.