Il faut féliciter les éditions Amsterdam pour leur réédition de cet ouvrage de David Harvey initialement paru en 2005. L’auteur est un géographe et économiste marxiste de renommée internationale dont L’Anticapitaliste-la revue a déjà traité des travaux1. Harvey résume ainsi l’objet de ce livre : fournir une « histoire politico-économique des origines du néolibéralisme et de sa prolifération généralisée sur la scène mondiale ».
Avant la déferlante néolibérale fonctionnait ce que l’auteur qualifie de « libéralisme intégré » basé sur un « compromis de classe » entre le capital et le travail. Il est à regretter que Harvey ne dise pratiquement rien sur les raisons et facteurs de développement de ces politiques. Toutefois, il signale à juste titre que les bénéfices du libéralisme intégré furent en fait limités aux pays capitalistes les plus développés.
À la fin des années 1960, le modèle commença à s’effondrer tant au niveau national qu’à l’échelle internationale : suraccumulation du capital, croissance en berne, « stagflation » (chômage et inflation simultanés), déficits budgétaires, impuissance des politiques keynésiennes, crise du système monétaire international issu de Bretton Woods.
À partir de là, se présentaient deux possibilités. La première, exprimée confusément par Harvey, était la radicalisation des politiques antérieures. L’auteur explique que cela a été plus ou moins tenté dans divers pays mais que cela s’est avéré incompatible avec l’accumulation du capital et que la gauche s’est montrée incapable d’aller au-delà des solutions social-démocrates. Il faut regretter que cette question essentielle soir traitée de manière allusive et peu claire, sans aucune allusion au principal élément socio-politique de la question : l’affrontement avec la classe dominante. Ce fut donc l’heure du néolibéralisme dont les pères fondateurs avaient brandi l’idéal de la liberté individuelle (ce qui a un attrait quasiment irrésistible aux yeux de larges secteurs des populations) et ont affirmé que les libertés individuelles supposaient la liberté du marché et des échanges. Sous cet habillage, le projet politique du néolibéralisme était en fait le rétablissement des conditions d’accumulation du capital et la restauration du pouvoir des élites économiques
Le tournant des années 1980
Après l’expérimentation consécutive au coup d’État au Chili, le tournant majeur intervient en 1979-1980 avec l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher et la hausse drastique des taux d’intérêt par la Réserve fédérale américaine dirigée par Paul Volcker, qui vise à réduire l’inflation quel qu’en soit le coût pour l’emploi. En 1980, Reagan est élu président des Etats-Unis. Ensuite, le néolibéralisme s’est généralisé et imposé mais de manière différenciée en fonction des caractéristiques des différents États.
Les années qui suivent sont marquées par le développement de l’endettement international. Sous prétexte de faire face aux crises de la dette, FMI et Banque mondiale se font les relais internationaux des politiques néolibérales. Avec le « consensus de Washington », dans les années 90, les États-Unis épaulés par le FMI et la Banque mondiale ont fait de leur modèle la réponse aux problèmes du monde. Il s’agissait en fait d’ouvrir la majeure partie des États à la libre circulation des capitaux. Des dynamiques internes et des forces externes ont joué en ce sens mais Harvey souligne à juste titre que « parfois tout se passe même comme si le FMI ne faisait que prendre la responsabilité des réformes voulues de toute façon par la classe dirigeante de tel ou tel pays ».
Le néolibéralisme a renforcé le pouvoir de la classe dominante tout en favorisant sa reconfiguration : aux dirigeants des grandes entreprises et entités financières se sont ajoutés les détenteurs des fortunes rapides réalisées dans les nouveaux secteurs-phares, notamment les technologies de l’information et de la communication. Pratiquement partout, on a assisté à une énorme concentration des richesses.
Le fossé entre le capital industriel ou marchand et le capital financier a disparu, le pouvoir du monde de la finance s’est accru tandis que la stabilité du système financier est devenue le principal souci des États néolibéraux. Cette classe dirigeante est internationalisée tout en restant liée à des appareils d’État nationaux pour les avantages et la protection qu’elle en retire.
Après cette description de la montée et des différentes facettes du néolibéralisme, Harvey cherche à montrer comment, en dehors du cas du Chili où le néolibéralisme s’est imposé par la répression militaire, il a su créer un consensus qui a permis à des politiciens de gagner des élections et de mettre en œuvre leurs orientations.
Harvey développe en premier lieu les cas des États-Unis et de la Grande-Bretagne (les brefs éléments concernant la France sont approximatifs et discutables). Aux États-Unis, on a assisté à la combinaison d’une offensive idéologique multiforme grassement financée par les milliardaires, d’une agression antisyndicale menée avec acharnement par Reagan, d’une capacité à accentuer les divisions entre salariés et du ralliement des deux grands partis, républicain (avec dans ce cas une alliance entre big business et chrétiens conservateurs) et démocrate, aux logiques néolibérales. Un chapitre entier est consacré à la Chine : Harvey y voit une marche particulière vers la libéralisation et la reconstitution d’un pouvoir de classe, « un néolibéralisme à caractéristiques chinoises »qui a permis la croissance économique et panache autoritarisme, nationalisme et certaines formes d’impérialisme rejoignant, selon lui, la vague néo-conservatrice américaine.
Le rôle de l’État dans la théorie néolibérale est relativement simple : garantir le fonctionnement du marché. Le libre jeu de la concurrence est la meilleure solution, quitte à inventer des mécanismes de marché face à des problèmes nouveaux : comme le marché des droits à polluer. Pour se protéger des menaces que les processus électoraux pourraient faire peser sur la stabilité du marché, les gouvernements néo-libéraux donnent des pouvoirs à des institutions « indépendantes », comme les banques centrales, les cours de justice (on pourrait y ajouter l’édifice des traités européens : « Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens » avait déclaré le président de la Commission en janvier 2015 après la victoire électorale de Syriza en Grèce). En fait, malgré son discours, l’État néolibéral se méfie de la démocratie et ses résultats économiques et sociaux sont en décalage par rapport à ses proclamations.
Cependant, on constate des pratiques souvent disparates entre les états néolibéraux, certaines renvoient à des considérations pragmatiques ou opportunistes, d’autres aux contextes socio-politiques. Tandis que, aussi bien les états nationaux que les institutions internationales comme le FMI, font des entorses aux principes pour sauver des institutions financières qui se sont mises elles-mêmes en difficulté.
Harvey souligne que l’état néolibéral est instable. Il est de plus en plus paradoxal de vanter les vertus de la concurrence quand la monopolisation de l’économie se renforce, que les scandales financiers se multiplient, que les travailleurs font les frais de la flexibilité, que les inégalités explosent et que les solidarités se désagrègent. Pour faire face aux mécontentements, l’autoritarisme et les méthodes policières se renforcent tandis que l’État néolibéral en appelle de plus en plus au nationalisme face aux désordres internes et à la compétition internationale. Harvey souligne que les contradictions du néolibéralisme peuvent être porteuses de dérives encore plus dangereuses, centrées sur les valeurs morales, le racisme, etc.
Faiblesses actuelles du néolibéralisme
Dans un chapitre intitulé « Le néolibéralisme en procès », Harvey revient sur les résultats de la néolibéralisation. Il souligne leurs limites : les politiques néolibérales n’ont pas réussi à impulser une nouvelle phase de croissance mondiale. L’Asie de l’Est (avec la Chine) et l’Inde semblent infirmer ce diagnostic mais il s’agit d’États poursuivant des politiques spécifiques et non alignées sur le « consensus de Washington ». Le seul succès du néolibéralisme est en fait le contrôle de l’inflation. L’auteur relativise l’impact du développement des technologies de l’information (ce qui pourrait déboucher sur des débats essentiels qu’il n’aborde pas).
Selon Harvey, ce qui marque en fait la phase actuelle du capitalisme c’est ce qu’il qualifie « d’accumulation par dépossession » : une extension généralisée de la sphère marchande qui transforme en marchandises tout une série de biens et d’activités qui bénéficiaient antérieurement à la masse des populations. C’est un point essentiel dont il souligne la continuité avec l’accumulation primitive décrite par Marx.
Harvey conclut son livre en évoquant les crises dont est porteur le néolibéralisme. Des crises financières violentes sont inévitables. La classe dominante en est consciente mais ne fait pratiquement rien pour les prévenir. Un des fondements de cette attitude est sa confiance à pouvoir s’en tirer sans trop de mal. Mais ce scenario pourrait s’avérer fallacieux : une crise financière majeure pourrait accentuer un basculement accentué de l’état du monde au profit de l’Asie ou bien rogner malgré toutes les capacités de contrôle de la société par les dominants. Par ailleurs, la néolibéralisation génère de nombreux mouvements contestataires dont une grande partie se distingue des mouvements à base ouvrière autrefois dominants. Ce qui ne signifie pas, souligne Harvey, la mort de des mouvements ouvriers, ni dans les vieux pays industriels, ni dans les nouveaux. Les luttes contre l’accumulation par dépossession font naitre de nouveaux mouvements enracinés dans le quotidien et le local. Ils ont certes produit ou favorisé la production d’une pléthore d’idées alternatives mais ont, souligne justement l’auteur, souvent du mal à aller au-delà de la question sur laquelle chacun d’entre eux s’est constitué pour appréhender la nature de classe des politiques auxquelles ils se heurtent.
Comme on l’a signalé plus haut, certains développements de Harvey apparaissent parfois confus, voire discutables. Par ailleurs, il semble inutile d’essayer de comprendre les graphiques joints au texte étant donnée leur faible lisibilité mais cela est de la responsabilité de l’éditeur. Mais cela ne réduit pas l’intérêt d’un livre extrêmement utile pour comprendre le néolibéralisme dans sa globalité.
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Thierry Labica, « Petite invitation au marxisme de David Harvey », Revue L’anticapitaliste n°146, mai 2023.