Au lendemain d’un Mai 68 durant lequel les casernes sont restées presque muettes, l’esprit « soixante huitard » y pénètre peu à peu : révoltes individuelles, soldats sanctionnés pour avoir distribué des tracts antimilitaristes, début d’organisation dans des comités éphémères.
Les mobilisations s’amplifient à partir de la loi Debré visant à supprimer les sursis à l’incorporation des appelés du contingent. En 1973, l’élection de Giscard met fin au gaullisme et à sa relation particulière à l’État et à l’armée. Le développement des armes nucléaires ouvre la voie au débat sur l’organisation de la défense nationale. La lutte des paysans du Larzac renouvelle l’antimilitarisme. La jeunesse issue de mai 1968 arrive dans les casernes.
L’Appel des Cent
Dans ce cadre de l’élection présidentielle, les militants révolutionnaires engagent la signature d’une pétition : augmentation de la solde, libertés démocratiques, refus des missions anti-ouvrières, une vingtaine de revendications précèdent les signatures de cent soldats du contingent, rendues publiques en mai 19741. Si ce type de lutte avait fait ses preuves avec le Manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie ou le Manifeste des 343 pour l’avortement, les conditions de lutte de 100 anonymes isolés dans leurs casernes sont plus délicates.
Avec quelques flottements, la hiérarchie militaire et le gouvernement se lancent dans une répression modérée : mise en prison pour quelques semaines, mutations, menaces diverses. Cependant les signatures se multiplient, les mutations favorisant la diffusion de l’Appel des Cent. Le glacis médiatique se brise et le débat devient public.
La manifestation
À Draguignan dans le Var, dans le 19e régiment d’artillerie, des signataires de l’Appel créent un comité de soldats. En arrivant dans la caserne, certains appelés se renseignent : « Où peut-on signer l’Appel des Cent ? » L’ambiance s’en ressent. Tout est prétexte à résistance, à incidents : brimades, problèmes de cantine, propos racistes, etc. Les derniers mois ont vu se développer dans les prisons des modes d’action spectaculaires qui ont porté les revendications sur le devant de la scène. L’idée fait son chemin dans l’esprit des appelés qui souhaitent faire connaître leurs luttes et leurs revendications.
Lundi 9 septembre, en fin de journée, le comité distribue dans la caserne un tract contenant l’Appel des Cent et la liste des 200 signataires de l’unité, accompagné d’un texte des « Antillais » dénonçant le racisme et les brimades dont ils sont les victimes. Réunis le soir, nous décidons de nous retrouver le lendemain pour poursuivre l’action. L’idée d’une manifestation fait son chemin.
Le lendemain, le 10 septembre 1974, bien que la hiérarchie ne se manifeste guère, l’ambiance est tendue. À 13 h 30, nous nous retrouvons à une trentaine : discussions, votes, nous décidons de nous retrouver à 14 heures dans la cour pour sortir en manifestation. À 14 heures, nous commençons à nous compter : 10, puis 20, puis 50 ; après on ne compte plus ! Nous estimons que nous sommes assez nombreux pour manifester. Le lieutenant de service se place dérisoirement sur notre chemin devant la porte de sortie. Nous nous retrouvons dans la rue.
Après quelques hésitations, les premiers mots d’ordre sortent des rangs : « La solde à 1 000 francs », « Sorties en civil », « Des perms toutes les semaines », « On est des hommes, pas des bêtes », « Faites l’amour, pas la guerre ». La présence de journalistes finit de créer l’ambiance, et c’est sans complexe que nous traversons la ville.
Nous faisons un sit-in devant la sous-préfecture. Le commandant de la caserne tente de nous faire rentrer tranquillement en camion. Nous décidons de rentrer en manifestant dans le centre-ville. Au retour, nous nous payons un tour de caserne en appelant nos collègues enfermés dans les bâtiments à nous rejoindre. Quelques heures plus tard, le commandant de la région militaire vient entendre nos revendications, assortissant ses réponses de menaces.
La répression
Le lendemain, la riposte de la hiérarchie militaire est rapide et brutale : dans le cours de la matinée, neuf appelés sont emmenés subrepticement et emprisonnés au camp de Canjuers, toujours dans le Var. Des dizaines de soldats sont interrogés. La Sécurité militaire cherche des meneurs.
La classe politique est horrifiée. Syndicats et partis de gauche soutiennent avec des grands « mais nous ne sommes pas antimilitaristes ». Après deux mois d’arrêt de rigueur dans différentes casernes de France, trois meneurs sont fabriqués par l’instruction. Pelletier, Ravet et Taurus sont présentés devant le tribunal permanent des forces armées de Marseille et emprisonnés aux Baumettes. Une campagne de soutien sans précédent se développe, alliant notre défense à la condamnation de l’armée bourgeoise. Pétitions, meetings, manifestations se multiplient associant organisations politiques, syndicats, organisations antimilitaristes et de défense des droits humains.
Le procès qui a lieu à Marseille les 7 et 8 janvier 1975 se termine en débâcle pour l’institution militaire et le gouvernement avec des peines de principe pour les trois appelés. C’était le début d’un combat de plusieurs années dans les casernes.
Publié par L’Anticapitaliste le 12 septembre 2024
- 1Robert Pelletier, « Il y a 50 ans, un antimilitarisme actif déstabilise l’armée », La revue l’Anticapitaliste n° 155, avril 2024.