Amériques latines et Caraïbes. Tensions, dangers et opportunités d’une période de crise

par Fabrice Thomas, Franck Gaudichaud

Dans le cadre de la polycrise capitaliste qui s’approfondit d’année en année dans le monde entier, les crises politiques, écologiques et sociales prennent en Amérique latine un tour particulièrement aigu et chaotique. La pauvreté de très larges franges des populations, les profondes inégalités sociales, la multiplication des « zones de sacrifices » destinées à l’extractivisme et les épisodes de sécheresse intense, la violence étatique et de groupes armés, tout comme la très forte polarisation des sociétés l’expliquent largement, tandis que les classes dominantes de la région apparaissent disposées à s’appuyer sur l’extrême droite pour maintenir leur hégémonie.

C’est dans ce cadre « sous tension » que, depuis plus de vingt ans, ont alterné au pouvoir, dans plusieurs pays, des gouvernements réactionnaires de différentes obédiences et des gouvernements souvent qualifiés de « progressistes », eux aussi avec des orientations assez variées et liées à différents contextes nationaux (1). La caractéristique de ces dernières années (au moins depuis 2016) semble être une accélération du rythme de cette alternance, parfois sous la forme d’un « dégagisme électoral ». Les « progressismes » ont présenté des versions nettement plus affadies et social-libérales, et les gouvernements réactionnaires conservateurs des versions nettement plus radicales.

Offensives autoritaires

Ainsi, que ce soit au Brésil, en Argentine ou au Chili, à droite, on a vu émerger des forces politiques incarnées par Jair Bolsonaro, Antonio Kast ou Javier Milei, clairement positionnées à l’extrême droite, et prônant des politiques de classe visant à réprimer brutalement tous les mouvements sociaux, affirmant leur haine contre les LGTBQI+ et les féministes, leur xénophobie, pour mieux permettre des mesures économiques ultralibérales que réclame le capitalisme en crise et les puissances impérialistes (2). Face à eux, les progressismes et les partis du nationalisme-populaire (comme le Parti des travailleurs au Brésil ou le Mouvement au socialisme bolivien par exemple) sont apparus de plus en plus sur la défensive, largement déconnectés des luttes populaires (dont ils étaient en partie issus), décevants quant à leur politique économique faiblement redistributive, quand ils ne combattaient pas ouvertement leurs soutiens populaires et les mouvements critiques « en bas à gauche ».

Les limites ou contradictions des progressismes ont facilité le retour ou l’émergence des forces d’extrême droite. Dans certains pays on a assisté, au contraire, à des formes de régression sui generis sans basculement vers l’extrême droite, où ce sont des forces du nationalisme-populaire qui s’enfoncent dans une dérive autoritaire et de répression : au Venezuela, tout d’abord, où la crise du processus bolivarien parait sans fond (malgré l’horizon des élections présidentielles du 28 juillet prochain) et – dans sa version la plus abjecte – le Nicaragua sous la coupe du clan Ortega.

Du Nord au Sud, les situations sont évidemment très variées mais quelques points communs peuvent être dégagés. Ainsi, la violence dans les sociétés a partout augmenté, qu’elle soit liée aux narco-trafiquants et aux réseaux mafieux, aux propriétaires terriens et aux paramilitaires, aux transnationales des mégaprojets, ou tout simplement à la répression patronale appuyée sur des appareils d’État de plus en plus répressifs, s’appuyant sur un arsenal de lois d’exception et la militarisation de l’espace public. Les premières victimes de cette violence sont bien sûr les classes populaires en général, dans les villes ou les campagnes, et en particulier les populations autochtones, les dizaines de millions de migrant·es qui parcourent le continent tous les ans, les militant·es syndicaux, féministes et écologistes. Dans un certain nombre de cas, surtout parmi les communautés des peuples originaires, l’auto-défense des populations (y compris par le biais de polices communautaires, comme au Mexique) tente d’y répondre. Mais dans de nombreux autres cas, particulièrement dans le Cône Sud, cette violence est surtout utilisée par les gouvernements ou les mouvements réactionnaires pour promouvoir une politique répressive tous azimuts et des régimes de plus en plus liberticides, qui déploient une propagande souvent adossée sur une vision patriarcale de la famille et de l’ordre social, mais aussi sur des promesses de croissance économique, de combat contre la corruption des élites, aux accents nationalistes, identitaires et messianiques. C’est ce qui peut expliquer en partie les succès des Bolsonaro, Katz ou Milei parmi les classes populaires. Le terrible paradoxe de cette tendance est que la violence provoquée par la précarité généralisée de la vie, l’ampleur du travail informel (plus de 50 % de la population active en Argentine) et le système néolibéral extractiviste frappe surtout les classes opprimées et devient un argument en retour pour leur faire accepter, voire souhaiter, des « ruptures radicales » qui sont capitalisées politiquement par les extrêmes droites, alors que les gauches anticapitalistes restent encore trop faibles et souvent fragmentées.

Les difficultés des courants « progressistes »

Un autre point commun tient à l’affaiblissement – parfois au discrédit – des mouvements sociaux et « plébéiens » qui avaient mené et parfois gagné de grandes luttes. Ces mouvements avaient été la pointe avancée des résistances anti-néolibérales des années 1990-2000 et la base sur laquelle les gouvernements « progressistes » avaient construit leurs victoires électorales, parfois avec un discours clairement post-néolibéral et anti-impérialiste (Bolivie, Venezuela, Équateur). Une fois au pouvoir, la plupart des exécutifs de gauche et leurs leaders charismatiques se sont efforcés de contenir, étouffer ou canaliser ces mouvements.

Dans les années de guerre froide, les coups d’État et les dictatures militaires étaient la réponse des classes dominantes et de l’impérialisme étasunien à la montée des luttes populaires, face au « danger » de victoires révolutionnaires (comme à Cuba ou au Nicaragua). Depuis le début du 19e siècle, il y a eu certes plusieurs coups d’État, d’ailleurs souvent plus « institutionnels » que seulement « politico-militaires », mais la réponse des tenants de l’ordre capitaliste a généralement été d’empêcher toute avancée radicale de la part des gauches au pouvoir, tout en soutenant l’émergence de nouvelle forces conservatrices, surfant sur la déception des classes populaires vis-à-vis des gouvernements progressistes. L’anti-progressisme a aussi été permis par les manœuvres de Washington dans la région, en lutte contre l’influence désormais centrale de la Chine, et par un agenda médiatique global extrêmement agressif aux mains de grands groupes et aussi d’Églises réactionnaires évangéliques.

Crises et renouveaux de la gauche

Un troisième point saillant, et peut-être déterminant, est la dégradation, depuis 2008-2009, des conditions économiques globales et particulièrement la chute des cours mondiaux des matières premières qui constituent l’essentiel des ressources en devises de la plupart des États de la région. La politique extractiviste, maintenue par tous les gouvernements progressistes, leur avait permis de pratiquer une certaine redistribution qui avait bénéficié à la partie de leur population la plus précarisée, et facilité la (re)construction de services publics. Les marges de manœuvre financières se réduisant, loin de compenser cette perte par une politique (fiscale notamment) s’attaquant aux privilèges des classes dominantes, ces gouvernements ont au contraire infléchi leur politique vers de plus en plus de libéralisme et se sont eux-mêmes privés du soutien de larges couches des secteurs populaires. C’est sur la base des conditions économiques et sociales profondément dégradées que dans de nombreux pays la droite la plus radicale a pu prospérer.

Il faut pourtant, là encore, dans des Amériques latines plurielles et aux parcours largement différenciés, nuancer largement ce constat général. Ainsi, soulignons également que depuis l’élection de Andrés Manuel López Obrador au Mexique en 2018, orientation progressiste de gauche (ou « populiste de gauche ») confirmée haut la main avec la récente victoire de Claudia Sheinbaum, plusieurs pays voient se développer un « progressif tardif » (selon l’expression du sociologue marxiste Massimo Modonesi) : après le Mexique, on a vu la victoire de Gabriel Boric au Chili, puis de Gustavo Petro (2022), précédé par le retour du MAS au pouvoir en Bolivie (2020) et suivi par celui de Lula Da Silva (mais au côté de la droite) au Brésil en 2023. Au contraire, là où les droites et extrêmes droites arrivent à s’installer au pouvoir par les urnes, elles ne s’y maintiennent pour l’instant pas dans la durée, même si elles semblent avoir réussi à conquérir durablement de très larges pans des classes populaires et intermédiaires.

Finalement, ce qui domine dans la période, ce sont des tendances contradictoires et des vents contraires, qui traduisent l’ampleur de la crise et le désarroi qui traversent les sociétés latino-américaines et caribéennes, tandis que peinent à s’incarner des alternatives durables dans une perspective démocratique et émancipatrice. Cette période est, malgré tout, aussi celle d’opportunités politiques pour les gauches radicales et écosocialistes pour construire des mouvements à hauteur des défis du temps présent : les expériences et regroupements anticapitalistes en cours au Brésil, en Argentine, au Mexique, à Porto Rico et au Chili sont, à ce propos, centraux pour l’avenir.

Dans le dossier que nous présentons ici, avec les exemples de Porto Rico, du Brésil, du Mexique, et de l’Argentine, on retrouvera en partie la déclinaison de ces caractéristiques à la fois communes et contradictoires, mais également les différences, importantes, des processus en cours et des situations complexes que doivent affronter les classes populaires, et nos camarades anticapitalistes sur place, face à tous les dangers qui les menacent. Des menaces qui sont aussi les nôtres, depuis l’Europe, et qui confirment plus que jamais l’impérieuse nécessité de construire et consolider l’internationalisme des deux côtés de l’Atlantique, ainsi qu’au plan mondial. 

Le 9 juillet 2024