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Yémen : de la guerre civile au soutien actif à Gaza

par Édouard Soulier
Lancement d’un missile à partir d’un navire de la marine américaine, avant les frappes aériennes de 2024 au Yémen. © U.S. Navy / domaine public.

Depuis le 7 octobre, se déclarant solidaires des Palestiniens, les rebelles Houthis du Yémen ont multiplié les attaques en mer Rouge contre des navires considérés comme liés à Israël. Ainsi, le 19 novembre, ils se sont emparés d’un navire marchand appartenant à un homme d’affaires israélien, le Galaxy Leader, avec ses vingt-cinq membres d’équipage.

Les Houthis ont déclaré à plusieurs reprises qu’ils ne cesseraient ces attaques qu’avec la fin de la guerre israélienne contre les Palestinien·nes dans la bande de Gaza. Entre le 18 novembre et le 13 janvier, plus de vingt-sept bateaux commerciaux naviguant dans le sud de la mer Rouge et dans le golfe d’Aden ont été attaqués. Face à cette situation, Washington a mis en place début décembre une force navale multinationale pour protéger les navires marchands en mer Rouge, par laquelle transite 12 % du commerce mondial. L’objectif principal est de garantir l’un des couloirs maritimes les plus essentiels pour le commerce international. Quelques jours plus tard, les États-Unis et le Royaume-Uni ont mené une nouvelle série de frappes aériennes contre les Houthis. En outre, Washington a imposé des sanctions visant les circuits de financement des Houthis, en ciblant plusieurs personnes et entités au Yémen et en Turquie. Tout au long du mois de janvier et au début du mois de février, les forces militaires américaines et britanniques ont lancé de nouvelles attaques. 

Malgré ces frappes, les Houthis ont poursuivi leurs attaques en mer Rouge et dans le golfe d’Aden contre des navires liés à Israël en solidarité avec Gaza, et ont déclaré qu’ils ne s’arrêteraient pas avant la fin de la guerre. L’impact sur le commerce mondial est extrêmement significatif, déroutant le trafic par le sud de l’Afrique, augmentant les délais et les coûts, créant ainsi un manque à gagner significatif pour l’Égypte et le canal de Suez. 

Les États-Unis et l’Angleterre bombardent donc à nouveau ce pays de trente millions d’habitant·es du sud de la péninsule arabique, après avoir soutenu militairement une coalition comprenant l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis contre la rébellion houthiste. Cette « guerre civile » a fait en dix ans plusieurs centaines de milliers de mort·es et réintroduit des épisodes de famine aiguë dans certaines régions de ce pays. Pourtant, la situation et la ligne de front s’étaient stabilisées avec une victoire houthiste sur la moitié du pays depuis début 2023. 

 

Le Yémen, une histoire coloniale

La situation au Yémen est assez compliquée à suivre car elle puise ses racines dans la division coloniale de ce pays, les hétérogénéités religieuses, ethniques et politiques, et l’ingérence de voisins comme l’Arabie saoudite. L’histoire coloniale a été structurante pour déterminer la configuration politique, économique et religieuse de la région. Le Yémen est historiquement un regroupement de deux Yémen : le Nord et le Sud. Au sud Yémen, colonie britannique depuis 1864, le port d’Aden était considéré comme un atout stratégique vital pour l’Empire britannique. Tandis que le nord du Yémen actuel, qui faisait autrefois partie de l’Empire ottoman, a été gouverné par une famille royale locale après 1918. La réunification a eu lieu en 1990, mais le pays reste profondément divisé. 

Vu le passif avec le Royaume-Uni, reprendre les bombardements sur le Yémen a quelque chose de nostalgique. En effet, les habitant·es du Yémen ont été bombardé·es par les Britanniques pendant près d’un siècle. Dans les années 1920, la doctrine militaire évolue, et l’aviation commence à remplacer l’utilisation des troupes dans l’ensemble de l’Empire britannique au Moyen-Orient. Ainsi, les villages et les tribus qui refusaient d’obéir à leurs maîtres coloniaux étaient bombardés pour obtenir leur soumission. Cette méthode, beaucoup moins coûteuse que l’utilisation de troupes, n’entraîne pratiquement aucune perte militaire pour les Britanniques.

En outre, les Britanniques ne se sont pas contentés de bombarder des cibles dans le sud du Yémen, ils ont régulièrement bombardé le Nord, partout où leurs intérêts étaient en jeu. En 1928, par exemple, l’aviation anglaise attaque des cibles des deux côtés de la frontière des deux Yémen : elle largue près de 70 tonnes de bombes, 1 200 engins incendiaires et tire 33 000 obus de mitrailleuses, dont la plupart visent des villes et des villages, tuant des dizaines de personnes. En mars 1934, pendant une semaine, la tribu des Queteibis a été punie par les attaques de l’aviation anglaise, qui a cette fois largué plus de 28 tonnes de bombes sur les villages habités, avec une moyenne de 166 bombes par heure visant des personnes totalement sans défense. Cette méthode de répression coloniale s’est poursuivie dans les années 1950 et 1960 dans l’indifférence quasi générale. 

Pourtant, dans les années cinquante, les Britanniques sont confrontés à un puissant mouvement syndical dirigé par l’Aden Trade Union Congress et le Parti Socialiste du Peuple. Malgré les grèves générales, une grève de quarante-huit jours dans les docks à Aden, une série de manifestations et de protestations, les Britanniques sont déterminés à tenir bon. Les rebelles vont donc se tourner vers l’insurrection armée et la guérilla dans les montagnes. Au cours des années soixante, un mouvement de guérilla nationaliste se développe, qui confronte les Britanniques à une insurrection dans les montagnes de Radfan (au Sud-Est). Une fois de plus, l’Empire bombarde pour vaincre le Front national de libération (FLN) nouvellement créé. En mai et juin 1964, des bombardements sur les positions rebelles brisent l’insurrection Radfane. Mais le FLN étend son influence : lors de l’année 64, une guérilla éclate dans le port d’Aden et le mouvement de résistance s’étend alors à une grande partie du reste du Yémen sud. À ce moment-là, le Yémen nord est contrôlé par un mouvement nationaliste laïc qui a pris le pouvoir et créé la République arabe du Yémen. Cette république arabe soutient les rebelles du Sud contre l’entité coloniale. Les Britanniques réagissent en déclenchant une répression brutale dans les rues d’Aden, avec notamment la mise en place d’un centre d’interrogatoire connu sous le nom charmant « d’usine à ongles ». La torture, les passages à tabac et les exécutions sommaires étaient devenus tellement monnaie courante qu’une vague d’indignation internationale a vu le jour. En parallèle, de l’autre côté de la frontière, dans la République arabe du Yémen, les Britanniques, les Saoudiens et les Israéliens soutiennent une révolte islamiste contre le gouvernement nationaliste laïc. Des mercenaires britanniques – les anciennes forces spéciales du SAS – aident à former les groupes islamistes et se battent parfois à leurs côtés. Les Israéliens ont fourni des armes à ces rebelles et les Saoudiens ont tout payé. Cette période marque le début d’une longue ingérence de ces pays dans les affaires politiques et militaires du Yémen. Au bout du compte, le niveau de résistance a clairement montré que la position britannique au Yémen du Sud n’était plus tenable, le coût du maintien à Aden étant tout simplement trop élevé. Les Britanniques ont donc été contraints d’évacuer la ville à la fin du mois de novembre 1967. Le Sud Yémen devient par la suite la République populaire du Yémen, proche de l’URSS. 

 

De la réunification à la révolution de 2011 : naissance et développement du mouvement Houthi

La réunification des deux Yémen, en 1991, n’a cependant pas réellement permis de rassembler le pays. Et finalement, le pouvoir passe entièrement dans les mains du Yémen Nord et de son dictateur Saleh. Originaire du Nord, il était réputé pour jouer sur les divisions nombreuses au sein de la société yéménite afin de se maintenir au pouvoir. La chute du mur de Berlin et le réalignement vis-à-vis des puissances impérialistes ont eu une importance capitale sur la politique yéménite.

Les Houthis – du nom de leur ancien dirigeant Hussein al-Houthi, tué en 2004 – est une organisation militaire et politique qui est née au début des années 2000 en représentation de la minorité zaydiste du Yémen. Son développement a été favorisé par la montée de nouveaux courants religieux au sein de l’islam sunnite, et en particulier par l’émergence du salafisme, courant conservateur promu de manière agressive par les autorités saoudiennes. C’est d’abord dans le but de concurrencer la popularité des prédicateurs salafistes que les membres de la famille Houthi ont organisé un mouvement religieux de jeunes dans les années 1990, marqué par le dénigrement des coutumes et des croyances zaydistes, qualifiées de « non islamiques ». Mais la politique du mouvement houthiste est complexe : leurs idées religieuses sont issues de la branche zaydiste de l’Islam chiite, présente au Yémen depuis la fin du 9e siècle. À bien des égards, les pratiques religieuses et les croyances des zaydistes du Yémen sont très semblables à celles des musulmans sunnites, qui forment une légère majorité de la population yéménite. Les deux groupes religieux coexistent au Yémen depuis des siècles, utilisant les mêmes mosquées pour la prière. 

La Jeunesse croyante a organisé des camps d’été combinant des conférences religieuses et des activités sportives, attirant des milliers d’adolescents et de jeunes hommes. Le renouveau des croyances religieuses zaydistes a eu lieu dans un contexte marqué par des contradictions sociales croissantes dans une région du Yémen qui était relativement isolée jusqu’au début des années 1980. Par exemple, jusqu’à la construction de la première route goudronnée en 1979, la ville de Saada (lieu historique du houthisme située dans le nord du Yémen) se trouvait à dix heures de route de la capitale Sanaa. 

Initié par la famille Houthi, le mouvement s’est transformé en un groupe d’insurgés armés, engagés dans une confrontation avec l’État. Au début des années 2000, la « guerre contre le terrorisme » menée par le gouvernement américain a fourni aux dictateurs comme Saleh de nombreuses occasions d’acquérir de nouvelles armes et d’habiller leurs sales guerres et leur répression interne en croisade mondiale contre les « terroristes islamistes ». Pendant ce temps, de nombreux Yéménites étaient horrifié·es de voir les bombes américaines pleuvoir sur l’Afghanistan et l’Irak, et scandalisé·es par le soutien des États-Unis aux attaques israéliennes contre les Palestinien·nes. En 2004, lorsque Hussein al-Houthi commence à canaliser une partie de cette colère dans des sermons et des discours, Saleh réagit en envoyant des troupes à Saada, déclenchant alors une rébellion armée qui s’est poursuivie durant les sept années suivantes. Le mouvement houthiste s’est également appuyé sur des griefs économiques pour se constituer une base, en ralliant des soutiens derrière des accusations de corruption bien fondées à l’encontre de Saleh et de son régime. De fait, l’alliance de Saleh avec les États-Unis a joué un rôle crucial dans la transformation de ce mouvement apolitique de renouveau religieux. 

En 2011, le régime de Saleh vacille. L’insurrection des Houthis a joué un rôle dans cette situation, mais elle n’est qu’un élément d’un tableau beaucoup plus large de mécontentement croissant. Dans l’ensemble du Yémen, au Nord comme au Sud, la majorité de la population est confrontée à une aggravation de la pauvreté. Les communautés rurales sont touchées par l’effondrement de l’agriculture, tandis que les travailleurs urbains luttent pour joindre les deux bouts face à la hausse des prix. La révolution de 2011 a été une lutte pour la dignité contre une élite autocratique: elle a rassemblé les populations rurales et urbaines dans un mouvement de masse pour le changement. Mais les espoirs de dignité et de justice ne se sont pas concrétisés. Les Yéménites se sont doté·es d’un nouveau gouvernement qui, soutenu par l’Occident et l’Arabie saoudite, est rapidement devenu très impopulaire, même s’il s’était débarrassé de Saleh. Suite à l’échec de la révolution de 2011, le pays restait divisé et la rébellion houtiste contredisait les plans initiés par les Occidentaux et l’Arabie saoudite. La guerre civile yéménite commençait.

 

La guerre civile

Les dirigeants du mouvement houthiste se sont alliés à leur ancien ennemi, Saleh, qui bénéficiait encore d’un grand soutien au sein de l’armée. Malgré leurs revendications radicales de lutte contre l’injustice, ils étaient heureux de conclure un accord avec l’ancien dictateur. Leur objectif : lancer une attaque militaire contre le gouvernement soutenu par l’Arabie saoudite à la fin de l’année 2014.

La coalition saoudienne s’est d’abord tournée vers sa puissance aérienne – fournie et soutenue par les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France – pour pilonner les infrastructures civiles, massacrer les personnes en deuil lors des funérailles et les invité·es lors des mariages. Le prix payé par les civil·es yéménites fut extrêmement élevé : les Nations unies estiment qu’entre 2015 et 2021, la guerre a tué 377 000 personnes, dont au moins 150 000 sont mortes des suites directes du conflit armé. Les armes fabriquées et fournies par les États-Unis, le Royaume-Uni et la France sont responsables d’une grande partie de ces destructions.

Cela n’a pourtant pas permis de déloger les Houthis de la capitale yéménite, Sanaa, dont ils avaient pris le contrôle en 2015. L’alliance des Houthis avec Saleh n’était pas un accident, mais elle a mis en évidence le fait que la vision du mouvement en matière de changement se limitait à un processus du haut vers le bas, consistant à remplacer une élite par une autre.

De leur côté, les généraux saoudiens et émiratis se sont alors tournés vers leurs alliés soudanais pour fournir les troupes manquantes. En 2016, jusqu’à 40 000 soldats soudanais combattaient au Yémen, recrutés comme mercenaires dans des régions telles que le Darfour, dans l’ouest du Soudan, grâce à un mélange d’intimidation et de coercition économique. Le président « officiel » yéménite a passé la majeure partie de la guerre en exil en Arabie saoudite, tandis que ses protecteurs saoudiens rivalisaient avec leurs alliés émiratis pour exercer une influence sur l’ensemble fracturé des milices progouvernementales, qui dominaient les zones échappant au contrôle des Houthis. Ainsi, les Émirats arabes unis ont soutenu Aidarous al-Zubaidi, un puissant dirigeant du Mouvement sudiste qui milite depuis 2007 pour la sécession du sud du Yémen par rapport au nord. Al-Zubaidi a pris le contrôle d’Aden en 2017, accentuant encore les divisions au sein de la société yéménite.

La division entre leurs opposants a certainement aidé les Houthis à survivre, mais ce n’est pas tout. La plus grande erreur commise par les responsables saoudiens et émiratis a peut-être été de croire leur propagande selon laquelle les Houthis n’étaient que des marionnettes de l’Iran. En fait, les dirigeants du mouvement ont mobilisé de profonds griefs religieux et sociaux derrière leurs campagnes militaires, en s’appuyant sur une décennie d’expérience de contestation de l’État yéménite avant leur prise du pouvoir en 2015.

Cela dit, le mouvement houtiste n’est pas réellement en mesure d’aider les populations. Les actions contre Israël témoignent du soutien de la société yéménite au peuple palestinien, mais il est clair que le régime houthiste s’en sert pour masquer la perte de légitimité et la colère des populations dans les zones qu’il contrôle. Régulièrement accusé d’être un pantin de l’Iran, il a pourtant sa propre dynamique : la déstabilisation de la zone maritime en soutien à Gaza est de sa propre initiative et, même s’ils reçoivent des équipements du régime iranien, les houthistes ont montré qu’ils étaient capables de déployer leurs propres moyens militaires. 

 

Sans se faire d’illusion sur ce régime qui allie un anti-impérialisme anti-américain à une détestation très antisémite d’Israël, il reste néanmoins que l’action de la coalition validée par l’ONU sous l’égide des États-Unis pour bombarder – encore – ce pays est inadmissible. Les alternatives proposées par les puissances occidentales sont inacceptables pour les Yéménites, qui doivent pouvoir vivre en paix sans ingérence étrangère, sans bombardement et sans guerre civile. 

La révolution de 2011 a montré une autre voie possible – démocratique, inclusive et libératrice. Elle a montré aussi que les puissances locales (Arabie saoudite, Émirats) et occidentales (États-Unis, Royaume-Uni et France en tête) n’ont aucun intérêt à l’émancipation des peuples, et ce même au prix de l’une des plus horribles guerres civiles de ce début de siècle.

Publié par la revue L’Anticapitaliste le 15 mai 2024

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